Violence légitime ou légitime défense ?

« Qui est violent ? » Par Jacques Fradin

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#168, le 7 décembre 2018

Jacques fradin nous livre ici une analyse simple et efficace de la violence pour montrer qu’elle se situe d’abord et avant tout au fondement de l’économie et par là du système en place. Comme il l’a déjà montré à maintes reprises dans nos colonnes (notamment ici et ) et comme y insiste également G. Chamayou dans son dernier livre (La société ingouvernable), l’économie libérale est un système totalitaire dans lequel la violence est présente à tous les étages : au fondement mais également au quotidien, dans l’appropriation des terres et des richesses mais également dans les opérations de maintient de l’ordre. Mais seule, la violence ne suffit pas, le système doit parvenir à la rendre légitime : c’est cette opération que Fradin tente ici de réduire à néant.

Au fondement même de l’économie se trouve la pire violence.

La violence coloniale. [1]

Violence ensuite transférée à « la loi », DANS « la loi ».

Autorisant l’exercice permanent, journalier, de la violence (déclarée « légale » et « légitime » [2])

Force de loi, légalisation de la violence, État d’urgence permanent, état d’exception général.
Au fondement de « la loi », qui formalise l’économie, se trouve la même violence.
La permanence de la violence féodale ou de la force des bandes armées.

Et « par la loi » la violence est encore plus froide et continue, désincarnée en des juges machiniques qui assènent des arrêts de mort civile depuis un enfer d’abstractions (dérivées des abstractions économiques).
Au fondement de la constitution se trouve la violence et la guerre.
La constitution de la république nouvelle a été taillée pour permettre l’exercice d’une autorité sans contrepoids ; pour mener la guerre coloniale (qui se poursuit sans cesse dans l’économie).

« Pour que le gouvernement puisse gouverner » !

L’exercice du gouvernement, usant d’une constitution violente, n’est, encore, qu’un exercice de violence froide (la violence systémique du gouvernement).
Procédures accélérées (ou simplifiées !), procédures exceptionnelles généralisées, pleins pouvoirs, ordonnances, chèques en blanc.
Contre-pouvoirs défaillants : pourquoi « les élus » acceptent-ils d’être « des godillots » ? Pourquoi ne défendent-ils pas, pied à pied, l’exercice renforcé du contrôle parlementaire ?
Qu’est-ce qu’un bris de glace ou un bris de banque face à la violence quotidienne des licenciements (« sans état d’âme ») ?
Qu’est-ce qu’une barrière enfoncée ou un barrage installé face à la violence exacerbée de la concurrence ?

La concurrence ! La compétition ! Des mots abstraits pour des violences concrètes : désertification des campagnes, concentrations urbaines, déshumanisation généralisée (devant un mécanisme), abandon des faibles et des pauvres, misère croissante d’espaces entiers.

La concurrence se traduit toujours par la concentration (spatiale ou industrielle), par des faillites et des destructions (la Lorraine), par le développement d’une inégalité insupportable.

Et n’y a-t-il pas de plus forte violence que ce développement de l’inégalité : enrichir les riches (ah ! l’ISF !)et appauvrir les pauvres (ah ! les taxes indirectes !).

Qu’est-ce qu’un jet de cocktail mexicain un peu pimenté face aux suicides des employés « restructurés », face aux déplacements forcés (ah ! la concurrence et la flexibilité !) ?

Où se trouve la violence légitime, lorsque des couches entières de population (« les petits », les habitants des « cités », « la populace », etc.) sont ramenées au servage (par flexibilisation ou précarisation), aux situations les plus précaires et les plus absurdes (l’invention kafkaïenne ou orwellienne de « l’auto-entreprise ») ?

Devant la précarisation, la flexibilisation, la croissance de la misère (concentrée), la colère n’est-elle pas plus une violence plus légitime que la violence légale mobilisée par le gouvernement hautain de l’économie ?

La légitime défense des salariés méprisés comme variable d’ajustement (coût à tuer)n’est-il pas le nécessaire contre-pouvoir à la violence coloniale, dite légitime (et alors que tous les contre-pouvoirs sont destitués) ?

La légitime violence de la légitime défense est toujours justifiée face aux destructions abstraites (encore la concurrence !) et aux vies fauchées.

Comment un gouvernement de technocrates inhumains qui se désintéresse à ce point de la dignité, de la justice et de l’égalité, aveuglé qu’il est par son fanatisme économique (« la certitude d’avoir raison ») pourrait-il être légitime ?

Et lorsque « la légalité » de « la loi » est si éloignée des canons de la Déclaration Universelle des Droits (depuis longtemps la France n’est plus le pays des « droits de l’homme ») ne faut-il pas se soulever pour défendre et tenter d’imposer le retour à « la légalité universelle, cette légalité supérieure que « la loi » ne respecte plus ?

La violence de la légitime défense est ce qui est de plus légitime (pour défendre « la légalité universelle » contre « la loi » pervertie).

Comme le soulèvement contre un envahisseur colonial destructeur, comme cette insurrection est TOUJOURS justifiée, le soulèvement contre le gouvernement économique fanatique, usant de toutes les ficelles anti-démocratiques que donne une constitution de guerre civile – le coup d’État permanent – ce soulèvement est une nécessité vitale.

La légitime défense qu’exprime le soulèvement ne peut qu’être violente, autant que l’intégrisme économique ou l’arrogance technocrate induitla guerre civile.
Passer en force ! Ne jamais négocier !
Imposer par une perversion constitutionnelle, manipuler « l’esprit des lois » pour rendre ces « lois » encore plus violentes.
Jouer la guerre civile et le fascisme.
Exploiter la peur comme la pire des théocraties.
Inventer des périls (le fameux « moi ou le chaos »).
Se cacher derrière « une science » économique mal digérée (ou détournée) ; et pour des intérêts de copains et de coquins, pour des intérêts de classe et de caste.
Qui ne peut retrouver les fameuses politiques des Troïkas !
Qui ne peut voir que l’expérience du laboratoire grec est transposée en France !

Ne peut-on pas trouver là (de la Grèce à la France, dans les politiques « d’ajustement structurel ») le noyau de « la violence légale » ? Puis un catalogue des éléments de « la violence grise ».

Violence légale, violence grise, violence cachée (ou déniée – c’est « légal » donc ça ne peut pas être violent !), tout un éther qui supporte le passage en force (des gouvernements illuminés).
Et face à ce complexe de violences, la légitime défense des « cobayes » du laboratoire économique n’est qu’un cri enfantin !
Que peut être la violence de la légitime défense devant le déploiement total, policier, culturel, de propagande, de la protection armée des exempts, des privilégiés et des nantis, des nouveaux nobles ?

Boucler l’arrondissement des ministères !
État de siège vers l’Élysée !
La violence étatique dans toute son horreur : la vieille violence coloniale retournée contre « son peuple » (vieille tradition française depuis la Monarchie de Juillet et la conquête de l’Algérie).

Il faut énoncer un principe discriminant :
La violence vient toujours des institutions, des organisations, des pouvoirs.
La violence est DANS « la loi ».
La légitime défense des colonisés (« le petit peuple ») ne saurait être une violence et n’est jamais violente.
Tellement la disproportion entre la violence structurelle de « l’ordre », l’ordre de l’économie, du droit de l’économie, le pouvoir despotique des entreprises, pouvoir protégé par l’État, et la légitime défense est flagrante.
La violence constitutionnelle, le coup d’État permanent, s’exerce partout et en permanence ; apportant la désolation austéritaire (à la grecque).
Sans cesse la colonisation économique, avec ses razzias, se poursuit.

La légitime défense, la révolte, le soulèvement, ne s’exerce finalement que lorsque la violence structurelle, violence d’État austéritaire ou violence de l’ordre économique, que lorsque la violence froideet continuéedu calme dépasse une accumulation insupportable (comme les politiques style FMI appliquées en Grèce ou enFrance – le gouvernement des macrons est une Troïka ordo-libérale, dont le prototype est la Troïka pratiquant en Grèce la pire politique de spoliation – depuis l’occupation allemande).

Qu’importe de menacer la vie lorsque celle-ci est déjà perdue !

Une seule année de gouvernement intégriste économique (ou technocrate néolibéral) et la vie devient impossible !
Où est la violence ?
Qui est violent ?
Par le principe discriminant, le monde est partagé en deux.
D’un côté les hommes de l’ordre et de l’obéissance, les spadassins du despotisme comme Agnès Buzyn.
Et tous les conformistes qui ne désirent qu’une seule chose : qu’il ne se passe rien, que le petit commerce puisse continuer, Noël approche !

Traditionnellement nommé « monde de droite », ce monde des conservateurs empesés englobe tous ceux qui pensent que l’économie, la loi, les institutions, les actions permises par ces institutions, comme gouverner par ordonnances, suivre avec fanatisme la voie de l’austérité, produire des destructions et des morts « invisibles » par procuration,englobe tous ceux qui pensent que l’exercice du pouvoir ne peut jamais être violent (autant que la violence est légale et légitime elle disparaît comme telle).

« La légalité » n’est jamais violente ; elle doit seulement être acceptée.
La police n’est jamais violente ; ou sa violence justifiée et nécessaire est évidemment pacifique ! Ou pacifiante ! La paix c’est la guerre, la guerre c’est la paix !
Pour ce monde de droite, qui englobe tous les républicains, LR & LREM, il ne peut y avoir qu’un seul comportement acceptable : l’obéissance, le dévouement, le sacrifice (pour la nation ! – le vieux mensonge qui ressurgit sans cesse !)

La violence est donc républicaine !
Mais la légitime défense est démocratique, « populaire ».
Face aux hommes de l’ordre sacrificiel (les Nivelle de tous les temps) se soulève le peuple démocrate de l’exigence égalitaire.

Qu’est-ce que la manifestation populaire comparée à l’exercice permanent du meurtre austéritaire, meurtre commandé depuis un salon royal ?
Il n’y a jamais de violence « d’en bas ».
La violence vient toujours « du haut » [3].

Les manifestations stigmatisées comme violentes sont des modèles de pacifisme comparées aux actions permanentes des gouvernements (et des entreprises) pour que tout fonctionne mécaniquement (au moyen de la réduction de l’humain à une ligne de compte – évaluer la vie, selon « le niveau de vie »,classer, mesurer, ordonner,n’est-ce pas la violence la plus extrême ?).

Or ces actions meurtrières, d’ingestion ou d’austérité, sont journalières ; et commandés depuis des salons dorés et en buvant les vins les plus fins. Champagne, nous avons écrasé l’opposition syndicale !

Maintenant le pauvre Juppé est vengé !
Qui était violent, voire criminel : Nivelle ou les mutins,
Qui est violent :Macron et ses ordonnances austéritaires et sécuritaires ou le peuple qui résiste au massacre économique ?
Qui est violent : le nucléocrate cynique, qui met en péril la vie entière de la terre, ou le manifestant qui tente de protéger ce qu’il reste de vie digne ?

[1Pour l’explicitation de cette thèse nous renvoyons à nos interventions, LM 123, 124, 125.

[2Cette déclaration de « légalité » étant en elle-même un acte de violence : une imposition, un « enforcement ».

[3Pour une analyse plus longue et plus articulée renvoyons au livre de Slavoj Zizek,Violence.

« La violence n’est pas un accident de nos systèmes, elle en est la fondation ».

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :