Une théorie du mouvement révolutionnaire

Retour sur le débat et la scission de Socialisme ou Barbarie en 1963

paru dans lundimatin#229, le 10 février 2020

Il y a des disputes qu’il peut être utile de raviver, c’est ce que propose Frédéric Thomas [1] en revenant sur la scission qui a divisé le groupe Socialisme ou Barbarie en 1963. Les plus férus d’histoire révolutionnaire replongeront volontiers dans ce débat qui nous ramène au coeur de l’élaboration théorique de l’un des groupes politiques les plus intéressants de la période pré-68. Les autres y trouveront certainement quelques échos à certaines des problématiques et impasses auxquelles nous sommes encore confrontés aujourd’hui.

En 1963, Socialisme ou Barbarie (SouB), se scinde en deux [2]. Né au sein de la IVe Internationale, il avait rompu avec celle-ci en 1949, sur base d’un désaccord centré sur la nature du stalinisme et de l’URSS. Lors de la scission de 1963, une partie des membres, regroupés au sein de la Tendance, font leurs le renouvellement théorique avancé par Cornélius Castoriadis (1922-1997), l’un des fondateurs de SouB. Ils gardent le nom de la revue et poursuivent sa publication jusqu’en 1965. Deux ans plus tard, le groupe s’auto-dissout. Les membres qui, eux, refusent cette orientation, l’Anti-tendance, et dont la plupart sont en charge de la publication du bulletin mensuel de SouB, Pouvoir Ouvrier (PO), adopte le nom du bulletin, qu’ils continueront à publier jusqu’en octobre 1969.

L’origine de la scission réside dans les thèses avancées dans Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne  ; texte, qui a circulé en interne dès octobre 1959, avant d’être publié dans la revue entre la fin 1960 et le début 1962. La réorientation proposée par Castoriadis suscite d’emblée moult débats, et affecte l’activité du groupe : aucun numéro de la revue ne sort en 1962, et en deux ans, le groupe a perdu la moitié de ses membres (plus de 80, fin des années 1950). Les tensions se cristallisent en octobre 1962, quand est publiée une série de textes, « Pour une nouvelle orientation » défendant cette nouvelle orientation. Il faut attendre juin 1963, pour que l’Anti-tendance synthétise son désaccord dans trois textes, sous le titre « Pour une Organisation Prolétarienne Révolutionnaire ».

1. Origines et contours du débat

Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne

Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne entend prendre la mesure des mutations historiques à l’œuvre depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. La société capitaliste est bien divisée, mais l’antagonisme ne se situe pas là où Marx l’avait placé et ne revête pas la forme qu’il lui avait donné. La misère économique de la classe ouvrière diminue et s’avère même, dans les années 1950, contre-productive aux intérêts à plus long terme de la classe dominante. Celle-ci cherche dès lors à intégrer et à contrôler la classe ouvrière à travers l’augmentation continue des salaires, le plein-emploi, la consommation de masse et le développement des loisirs.

Les travailleurs ne cessent de s’opposer à la tendance du capitalisme à les réduire en simples exécutants. Face à une telle résistance, la direction de l’usine ou du bureau est obligée de recourir à des mécanismes de contrôle, qui passent par une division des tâches et du travail. D’où « la contradiction fondamentale du capitalisme » : « la nécessité pour le capitalisme de réduire les travailleurs en simples exécutants, et son impossibilité de fonctionner s’il y réussit ; son besoin de réaliser simultanément la participation et l’exclusion des travailleurs relativement à la production (comme des citoyens relativement à la politique, etc.) » [3].

Cette contradiction se reproduit au niveau de la société entière : le capitalisme bureaucratique tente de « traiter l’ensemble des activités de millions d’individus comme une masse d’objets à manipuler ». Il en résulte une concentration croissante des fonctions de management et du capital. Or, ni les organisations ouvrières ni la classe ouvrière ne sont restés indemnes face à cette bureaucratisation.

Ces thèses ne sont pas nouvelles au sein de SouB, mais Castoriadis leur donne un caractère plus structuré, en les articulant à un double phénomène de dépolitisation et de privatisation. Il s’agit tout à la fois d’un retrait, « signe de l’impuissance des hommes devant l’énorme machinerie sociale qu’ils ont créée et qu’ils n’arrivent plus ni à comprendre, ni à dominer », d’une compensation et d’un rejet. D’où l’apathie de la classe ouvrière, et le décalage qui s’opère entre les luttes importantes au sein de la production, d’un côté, et son incapacité à poser la question de « la structure de la société », de l’autre.

Cela entraîne la nécessaire reconfiguration de la politique et de la révolution. Il faut reconstruire « le mouvement révolutionnaire (...) à partir de zéro », en couvrant « tous les aspects de la vie », et en actant le décès du politique. « La politique au sens traditionnel est morte (...). Le mouvement révolutionnaire doit apparaître pour ce qu’il est : un mouvement total concerné par tout ce que les hommes font et subissent dans la société, et avant tout par leur vie quotidienne réelle ».

La question partielle et partiale du marxisme

Le 28 octobre 1963, les lecteurs et sympathisants de SouB reçoivent une lettre qui rend compte de la scission, affirmant que les membres de l’Anti-tendance, qualifiés de « conservateurs dans le mouvement révolutionnaire », se sont contentés d’affirmer que « le marxisme par définition ne peut être dépassé » [4]. Neuf ans plus tard, Castoriadis se fait plus tranchant encore, en évoquant « le vide » et le « néo-paléo-marxisme honteux » de l’Anti-tendance, qui « restait en fait sur le terrain d’un ’’trotskisme correct’’ ». Ces quelques lignes dédaigneuses clôturaient le débat (d’autant plus les textes de l’Anti-tendance n’ont jamais été publiés), réduit à la rupture avec l’orthodoxie marxiste.

Le titre des thèses de l’Anti-tendance, « Pour une Organisation Prolétarienne Révolutionnaire », confirme de prime abord la réaffirmation d’une double fidélité, au prolétariat et à la révolution, propre à la lecture marxiste. Le premier texte, « Marxisme et théorie révolutionnaire », centré sur la critique du marxisme, a été écrit par Pierre Souyri (1925-1979) [5] ; le deuxième, plus théorique, par Jean-François Lyotard (1924-1998) ; et le dernier, plus programmatique et organisationnel, « Nos tâches actuelles », par Alberto Véga (1918-2001) [6]. Il s’agit de figures historiques du groupe [7].

Souyri réaffirme les principes qui, jusqu’il y a peu, faisaient consensus au sein de SouB : « l’histoire est l’histoire de la lutte des classes, [que] le prolétariat est dans la société capitaliste la seule force révolutionnaire, (...) et [que] le socialisme est la gestion de la production et de la société par les travailleurs organisés en Conseils ». Si son analyse se veut critique et ouverte, étrangère au « néo-paléo-marxisme honteux », il n’en reste pas moins qu’il passe sous silence le cœur de la critique du marxisme faite par Castoriadis, à savoir la contradiction propre à Marx entre, d’un côté, ses positionnements politiques, étroitement liés aux aléas des luttes des travailleurs, et, de l’autre, sa prétention d’ériger une « science de l’histoire » et de tirer les leçons des « lois de l’économie ». Mais, le débat, marqué par une appréciation divergente de l’échec « d’intégrer les ouvriers ou même les salariés » au groupe [8], déborde largement le cadre du marxisme.

2. Les nœuds de la discussion

Réévaluation du prolétariat comme figure révolutionnaire

Pour SouB, la société capitaliste demeure bien divisée en classes sociales, mais cette division « est de plus en plus une division entre dirigeants et exécutants ». Or, « l’immense majorité des individus, selon Castoriadis, quelles que soient leur qualification ou leur rémunération, sont transformés en exécutants salariés », peuplant « la pyramide bureaucratique » [9]. En fin de compte, « la division essentielle, dans la société d’aujourd’hui est « entre ceux qui acceptent le système et ceux qui ne l’acceptent pas » [10].

Castoriadis, selon Lyotard, « noie » la figure révolutionnaire du prolétariat dans l’immense majorité de la population, en le caractérisant par la « créativité » plutôt que par l’aliénation et l’exploitation. De même, il dissout la centralité de la sphère de production dans la confusion et l’alignement des différentes sphères qui composent la société. Véga avait déjà soutenu des arguments similaires, opposant les possibilités de lutte « au niveau de la production, où les gens se heurtent le plus directement à l’exploitation capitaliste et où ils sont ensembles » à celui « de la consommation où les gens participent, manipulés peut-être, mais participent quand même à l’aliénation de la consommation, et sont seuls face à leur télévision ou à leur réfrigérateur » [11].

Par ailleurs, l’analyse de Castoriadis passe à côté de la réification du prolétariat ; élément central dans la réflexion de Lyotard. Dans Recommencer la révolution, Castoriadis a bien synthétisé ce différend : « la catégorie centrale pour comprendre les rapports sociaux capitalistes était pour Marx, celle de la réification, résultant de la transformation de tous les rapports humains en rapports de marché. Pour nous, le moment structurant central de la société contemporaine n’est pas le marché, mais l’’’organisation’’ bureaucratique-hiérarchique. La catégorie essentielle pour la saisie des rapports sociaux est celle de la scission entre les processus de direction et d’exécution des activités collectives ». Mais le marché n’est-il pas justement un « moment structurant central » de cette scission ?

L’Anti-tendance rejette la reconfiguration de la division de la société par Castoriadis, qui tend à réduire le clivage à une dimension subjective et volontariste : « entre ceux qui acceptent le système et ceux qui ne l’acceptent pas ». « À Castoriadis disant : il n’y a plus d’objectivité conduisant à la ruine du capitalisme, le problème de la révolution est celui de la subjectivité critique, Souyri répondait : en effet le problème de la révolution a toujours été celui-là, mais aussi il a toujours été posé dans des conditions objectives qui sont celles des contradictions du capitalisme, et qui sont indépendantes de cette subjectivité » [12].

Les questions soulevées par l’Anti-tendance autour de cette indifférenciation sociale, opposant les 1% de la pyramide au reste du monde, ainsi que l’extension de cette couche bureaucratique nouvelle – managériale dirons-nous aujourd’hui –, trouvent des échos dans les luttes du 21e siècle. Il reste cependant que la Tendance était plus en phase avec l’émergence, dans les années 1960, des mouvements noirs, de femmes et de la jeunesse étudiante. La fixation du curseur sur le prolétariat révolutionnaire empêchait l’Anti-tendance de reconnaître à sa juste valeur ces forces sociales relativement nouvelles, qu’elle tendait à indexer à la classe ouvrière [13]. A contrario, la critique de la bureaucratisation a entraîné Castoriadis à minimiser la résistance ouvrière et à idéaliser le potentiel de nouvelles couches sociales, en raison de leur distance envers les syndicats, les partis et la politique traditionnelle, en général [14].

Critique de la critique des luttes

Ce n’est pas la réalité du double phénomène de privatisation et de dépolitisation que l’Anti-tendance conteste, mais les caractéristiques qui leur sont prêtées et les conséquences qui en sont tirées. Cette dépolitisation témoignerait d’un décalage entre la résistance ouvrière dans la production, d’un côté, et son indifférence ou son incapacité à poser le problème de la société hors de la production, de l’autre. Et ce décalage se dédouble spatialement – avec les luttes anti-coloniales, autrement plus radicales – et historiquement – par le passé, contrairement à aujourd’hui, lorsqu’elles atteignaient une certaine ampleur, les luttes revendicatives remettaient, « quasi automatiquement », en cause les structures de la société capitaliste.

À l’encontre de telles affirmations, Lyotard écrit que l’initiative des travailleurs au sein de la production « conteste rarement le rapport capitaliste » (souligné par l’auteur), et qu’il faut y voir plutôt une riposte « gestionnaire » aux normes imposées par la bureaucratie. Surtout, l’Anti-tendance renverse la perspective de Castoriadis. Au risque de contredire les analyses antérieures de SouB, ce dernier présente comme une évidence la dépolitisation depuis 1945. Or, la dépolitisation, écrit Véga, ne constitue pas un phénomène « total », « et à sens unique », mais bien la situation ordinaire des travailleurs. La permanence d’« un projet de destruction révolutionnaire du capitalisme » est « inconcevable et n’a d’ailleurs jamais existé » affirme pour sa part Lyotard.

Les luttes revendicatives, relayées et codifiées par des organisations bureaucratiques, dont au premier chef les syndicats, seraient devenues fonctionnelles par rapport au capitalisme moderne ; incapables de remettre en cause le régime. À ces luttes, la Tendance oppose la critique radicale des conditions de travail et de vie, et des mobilisations d’un autre genre, comme par exemple les grèves sauvages et les mouvements noirs aux États-Unis.

Véga ne nie pas la bureaucratisation des syndicats, mais il juge – du fait même de la pression des travailleurs – leur intégration complète à l’État et à l’entreprise impossible. De plus, l’Anti-tendance conteste le fait que les luttes visant directement les conditions de travail soient automatiquement des leviers de déstabilisation du régime. Plus fondamentalement, les thèses de la Tendance reviendraient à scinder « l’unité indissociable » de « l’expérience sociale complète du salarié » (c’est Lyotard qui souligne). Les actions revendicatives vont de pair avec les protestations contre les conditions de travail. Les problèmes quotidiens sur lesquels entend se centrer Castoriadis ne sont pas détachés de la vie productive. La « totalité de la vie quotidienne du travailleur », écrit ainsi Lyotard, réside dans le « va et vient continuel entre ce qui se passe à l’atelier ou au bureau et ce qui se passe chez soi », et exprime « la structure même de l’exploitation », qui « consiste à placer le ’’sens’’ du travail en-dehors du travail, dans le salaire, càd [c’est-à-dire] dans la vie non-productive, et à subordonner celle-ci à la productivité dans le travail ».

Enfin, une telle dissociation des luttes – entre le bien-être économique croissant et « l’enfer de la vie quotidienne » ironise Lyotard – « condamne à rester en dehors du processus réel de la lutte de classes dans l’attente d’une situation qui est une pure utopie ». Et Véga de poursuivre, « en effet, si demain des grèves sauvages éclataient en France, elles auraient lieu en même temps que des mouvements organisés par les syndicats ». Cette clé de lecture n’est-elle pas plus fidèle à l’histoire des mobilisations sociales, qui n’ont, de fait, jamais émergées de manière « chimiquement pures » ?

La Grève du siècle, en Belgique, au cours de l’hiver 1960-1961 (contemporaine donc de la réorientation proposée), n’en fait-elle pas la démonstration ? Elle constituait pour Castoriadis, « après les événements de Pologne et de Hongrie en 1956, l’événement le plus marquant du mouvement ouvrier depuis la guerre », et l’expression « typique [de] la situation du prolétariat dans une société capitaliste moderne ». Cette grève, marquée par « la disproportion entre l’ampleur et l’acharnement de la lutte ouvrière, d’un côté, et le but formulé et apparent de cette lutte » [15], de l’autre, consacrait l’incapacité de prendre la direction politique du mouvement et l’intrication entre revendications économiques et luttes pour les conditions de travail et de vie. Mais, en 1963, Castoriadis infléchit sa lecture de cet événement, confirmant la dépolitisation plutôt qu’elle ne la remet en question.

Enfin, la réorientation avancée par la Tendance est également contestée en raison de ses conséquences pratiques. Véga revient longuement sur l’objectif initial de SouB de former une organisation révolutionnaire, dont la revue est l’organe théorique. Avec la Tendance, de « moyen de lutte », la revue deviendrait une fin en soi. Force est de constater que les inquiétudes de Véga se sont confirmées. La publication de la revue semble être devenue l’expression majeure, sinon unique, de SouB après 1963.

3. Au regard de la situation actuelle

Une partie des questions âprement débattues au sein de SouB, à l’origine de la scission, sont datées. Il convient d’ailleurs de remarquer le caractère moderniste et même modernisateur, de la Tendance comme de l’Anti-tendance, qui parlent des « pays arriérés » et n’envisagent de révolution qu’à partir et en fonction des grands centres urbains occidentaux. Par ailleurs, l’affirmation répétée par Castoriadis d’une augmentation continue et irréversible des salaires et des dépenses de l’État, l’impossibilité, « hors cataclysme mondial », de revenir sur la politique de plein emploi, la sécurité sociale, etc., semblent être écrits d’une autre planète.

Sans doute faut-il retourner contre Castoriadis la critique qu’il adressait aux marxistes dans Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne : « le ’’tort’’ méthodologique - excusable - des marxistes d’autrefois, a été d’élever au rang de traits éternels du capitalisme les caractéristiques d’une phase de son développement ». Aux affirmations de Castoriadis, Souyri rétorquait de manière ironique : « Ce n’est pas parce que nous sommes impuissants que le capitalisme est stabilisé pour autant » [16].

Mais un triple nœud du débat ayant mené à la scission – la représentation des antagonismes sociaux, la question de la praxis et, enfin, le « dépassement » de la politique – revêtent, au vu des luttes de ces dernières années, un intérêt tout particulier.

La question des antagonismes sociaux

Un demi-siècle après la scission de SouB, la figure du prolétariat comme agent de la révolution a pratiquement disparue. Mais, c’est peut-être moins à sa disparition à laquelle nous assistons qu’à son reclassement implicite dans d’autres figures (femmes, immigrés, etc.). Quoi qu’il en soit, la haine de classes – principalement celle de l’élite pour le « peuple » –, elle, est loin d’avoir été soldée. Demeure également le questionnement sur la représentativité du conflit.

On peut certes affirmer que, en dernière instance, le clivage oppose bien celles et ceux qui soutiennent le système, et les autres, qui le refusent. Mais faut-il s’en tenir à ce niveau de généralité – « les gens » – et à cette seule subjectivité ? N’y a-t-il aucune structuration des rapports sociaux qui cristallisent, au sein de certaines classes ou groupes sociaux, une opposition plus déterminée ou déterminante au capitalisme ? Ne risque-t-on pas de court-circuiter la dynamique et la potentialité des luttes elles-mêmes, en faisant peser sur celles-ci l’accusation fourre-tout de « corporatisme » ?

Les indigènes zapatistes du Chiapas, dans le Sud du Mexique, pour ne prendre que ce seul exemple, luttent à la fois pour leur autonomie, pour la reconnaissance de leurs droits en tant qu’indigènes, et pour changer le monde. Leur ancrage territorial et ethnique n’est pas un obstacle, mais la condition de leur radicalité. C’est d’ailleurs sous un angle relativement similaire, que Lyotard analysait la Guerre d’Algérie.

À l’autre bout de la chaîne, la nouvelle couche bureaucratique qui émergeait à la fin des années 1950 semble s’être développée avec la révolution managériale des années 1980 [17]. N’invite-t-elle pas dès lors à revoir notre appréhension de la défense des « acquis sociaux » ? Focalisé sur la domination de l’appareil bureaucratique, Castoriadis n’a pas pris la mesure de cette reconfiguration du travail et du renforcement de domination managériale sur les travailleurs, en se libérant précisément des tares de la bureaucratie.

La dilution de la division en classes sociales, entre exécutants et dirigeants, dans le complexe de la pyramide ne laisse plus face à face que « l’immense majorité » et une « petite minorité ». Cette retraduction des antagonismes sociaux trouve des échos dans les luttes récentes. La simplification opérationnelle du « Nous sommes les 99% » peut séduire, et a son efficacité. Mais ne condamne-t-elle pas, à moyen terme, une compréhension plus fine, plus dynamique et plus complexe des intérêts et des antagonismes qui divisent la société, y compris au sein des classes exécutantes, et, par extension, des alliances et alliages possibles ?

La question de la praxis

Regarder les luttes, comme a commencé à le faire Castoriadis au début des années 1960, au prisme de la privatisation n’est pas neutre axiologiquement. Ni sans effet sur la réinterprétation de ces luttes. D’autant que l’analyse semble être prise dans une dynamique circulaire où elle ne cesse de se confirmer. La réorientation théorique liait ainsi dialectiquement l’insuffisance présupposée des luttes, la distance entre théorie et pratique, l’incitation à un travail d’ordre plus philosophique, et la déconnexion des mobilisations sociales. Et chaque phénomène de se renforcer. Il est dommage par ailleurs que la dynamique de la privatisation n’ait plus été par la suite réinterrogée en fonction du féminisme, bousculant justement la frontière entre privé et public, en réinvestissant le (prétendu) caractère privé – le corps, la sexualité, les droits reproductifs, etc. – d’une charge politique, qui reconfigure le double phénomène de privatisation et de dépolitisation.

L’auto-dissolution de SouB, en juin 1967, semble consacrer la disjonction entre entreprise théorique et activité pratique. La circulaire annonçant la fin du groupe, le faisait en raison de « la dépolitisation et la privatisation profondes de la société moderne », de la quasi-inexistence du « conflit politique radical » et de la tendance de « l’activité politique proprement dite [tend] à disparaître ». En fin de compte, SouB n’avait « jamais eu, de la part du public de la revue, le type de réponse que nous espérions et qui aurait pu nous aider dans notre travail ; son attitude est restée, sauf rarissimes exceptions, celle de consommateurs passifs d’idées ». En conséquence, « une activité politique, même embryonnaire, est impossible aujourd’hui » [18]. N’étaient pas interrogés les effets et les freins de la réorientation théorique elle-même à une activité pratique : quelle forme de participation pouvait, par exemple, faciliter l’article fleuve, « Marxisme et théorie révolutionnaire » (publié en cinq livraisons, de 1964 à fin 1965) particulièrement ardu, philosophique et englobant ?

La prise de position de Castoriadis en Mai 1968 – la diffusion d’un texte écrit seul et sans référence à SouB – est révélatrice à cet égard. Aussi intéressante et originale que soit sa réflexion, son attitude est désormais celle d’un intellectuel « classique », qui se place sur un tout autre plan que la praxis qui se cherchait au sein de SouB, situé au croisement d’une organisation politique et d’une revue, mais voulant être plus et autrement [19].

Avant la scission cependant, la Tendance avait préconisé, une modification du contenu et des moyens d’expression de la revue, par le biais « des interviews et des reportages » [20], qui correspondent au changement d’axe révolutionnaire auquel elle appelait. Castoriadis estimait ainsi que « le poids relatif des articles strictement théoriques (quels que soit leur sujet) doit diminuer au profit de textes ’’documentaires’’, reportages, etc. ». Tel ne fut donc pas le cas. La question que soulevait la Tendance d’un renouvellement des relations au sein du groupe et de ses modes d’interventions (tant théoriques que pratiques), ainsi que les liens entre la vie du groupe et son activité (interne et externe), bref, la question de la praxis, n’en demeure pas moins toujours d’une actualité brûlante.

Mort et dépassement de la politique

La mort diagnostiquée de la politique et de ses institutions, ainsi que des formes traditionnelles du mouvement ouvrier, n’empêche pas celles-ci d’opérer et d’avoir des effets. Et de ne plus en finir de mourir. L’enjeu est dès lors d’inventer de nouvelles formes et organisations de faire la politique, qui soient réellement révolutionnaires. À l’encontre de Véga affirmant que « l’organisation d’avant-garde ne peut pas être une préfiguration de la société socialiste », Castoriadis écrivait déjà dans Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne : « Le mouvement révolutionnaire doit donc cesser d’être une organisation de spécialistes. Il doit devenir le lieu – le seul dans la société actuelle, en dehors de l’entreprise – où un nombre croissant d’individus réapprennent la vraie vie collective, gèrent leurs propres affaires, se réalisent et se développent en travaillant pour un projet commun dans la reconnaissance réciproque ».

La tension qui traverse SouB en ce début des années 1960, et à laquelle seule la Tendance se confronte directement, est double. Il s’agit de dépasser la politique en tant qu’activité spécialisée et séparée de la vie quotidienne, en ancrant le groupe au sein de celle-ci, et en cherchant à synthétiser dans une praxis des manières de se lier, des modes actions qui soient cohérents avec cette activité révolutionnaire totale. C’est d’ailleurs largement sur cette base que Guy Debord, l’un des principaux acteurs de l’Internationale Situationniste (IS), s’est intéressé, puis a adhéré à SouB à l’automne 1960, avant de démissionner quelques mois plus tard, déçu que l’organisation ne soit à la hauteur de la théorie du groupe.

Les relations en sont sein étaient prises, selon Debord, dans un « rapport enseignants-élèves », marqué par quelques vedettes et les entraves implicites à la participation de tous. Bref, la volonté de non-spécialisation, d’exercer une activité totale, venait buter sur le manque de mise en œuvre de la critique de la vie quotidienne. Or, sans celle-ci, « l’organisation révolutionnaire est un milieu séparé » [21]. Toujours est-il que l’IS ne fut pas plus capable que SouB de développer (dans la durée) des relations libres et égalitaires, qui préfigurent la société émancipée. L’objectif reste cependant toujours aussi pertinent.

Le « dépassement » de la politique soulève nombre de questions pratiques épineuses, toujours d’actualité. Comment et à quelles conditions participer à des luttes, toujours inscrites dans le registre politique « traditionnel » ? À un niveau plus organique, comment joindre l’analyse critique de la réification aux pratiques de lutte, en évitant de faire de la première la neutralisation de toute autonomie et une condamnation a priori de toute expérience, et des secondes une pragmatique, incapable de penser l’aliénation marchande ?

Par-delà les divergences, la Tendance et à l’Anti-tendance partageaient une même exigence d’un travail de clarification théorique au plus près des mouvements sociaux. Exigence qui semble cruellement faire défaut aujourd’hui. La contradiction mise en évidence par Castoriadis au tournant des années 1960 demeure. Des luttes importantes éclatent régulièrement et se développent, dégageant des modes originaux d’occupation, d’intervention, de formation et d’information, de prise de parole, etc. Mais elles ne sont pas arrivées jusqu’à présent, si ce n’est de manière éphémère, à faire émerger un double pouvoir, encore moins à construire des institutions politiques autonomes qui se substituent aux partis et aux syndicats.

Les révolutions arabes de 2010-2011 constituent un exemple emblématique de cette contradiction, au point qu’Asef Bayat les a qualifiées de « révolution sans révolutionnaires », de « réfolutions », soit un mélange complexe et contradictoire de réformes et de révolution, de mouvements de masses révolutionnaires, dotés d’une vision et d’une stratégie de changements réformistes [22]. Plus près de nous, si l’incapacité (jusqu’à présent) des « gilets jaunes » à se définir autrement que négativement, a souvent été présentée avantageusement comme un « refus d’étiquettes », elle témoigne surtout d’un défaut de positionnement autonome [23].

Enfin, les conséquences et leçons tirées de la prétendue mort de la politique interrogent. Non pas seulement, comme on l’a dit, du fait que cette mort se prolonge. Mais aussi en ce que le « dépassement » ne se traduise en réalité par un renforcement de la privatisation. Le risque étant que l’activité totale, qui doit se substituer à la veille politique, ne puisse se manifester autrement que théoriquement ; signant de la sorte l’incapacité et le refus de penser le politique, en tant qu’auto-organisation de la vie en société. La radicalité théorique ne serait plus alors que la couverture et la compensation d’une impuissance pratique.

L’analyse que Patrick Marcolini porte sur cette dimension par rapport à l’IS se prête au moins partiellement à Castoriadis, et à leurs héritiers (déclarés ou non) : « comment ne pas voir que les critiques virulentes portées par les situationnistes contre le militantisme, ainsi que leur volonté de ramener l’action révolutionnaire à sa source pulsionnelle immédiate (la satisfaction par l’individu de ses propres désirs), ont finalement contribué à délier la praxis transformatrice de toute visée stratégique à long terme, à détacher l’individu de toute collectivité politique organisée durablement en vue du changement social » [24] ?

Conclusions

Au bout du compte, la scission fut dommageable tant à PO qu’à SouB. Non seulement bien sûr en termes de membres, mais aussi en termes d’élaboration théorique, d’activités et d’environnement intellectuel et affectif. Faut-il regretter alors que Castoriadis ait rompu avec le marxisme, et voir dans cette rupture l’origine de son retrait politique, de sa déconnexion avec les luttes ? Non. Au contraire même, cette rupture annonçait et se faisait au nom d’une approche marquée au sceau d’un renouvellement des luttes sociales et de la reconfiguration du champ des gauches radicales, au tournant des années 1960. Comme l’affirme Daniel Blanchard : « c’est ce constat de la privatisation qui est décisif dans cette évolution et non pas l’abandon du marxisme » [25].

L’élaboration théorique de SouB demeure une source importante et stratégique pour penser les luttes ici et maintenant. Ce qui s’y est joué soulève une série de problèmes, sur lesquels continuent de buter les groupes, qui n’ont pas renoncé à poser la question de la vie quotidienne dans cette société : comment, justement, faire groupe, créer des formes de luttes renouvelées, doublement fixées sur l’autonomie et sur les luttes, lier théorie et pratique, etc. ? En éclairant les enjeux de la scission, au-delà de la question du marxisme, cet article se voudrait aussi une invitation à s’inspirer de l’aventure de SouB, et à se tenir à hauteur de son exigence d’une analyse à même de dégager le sens et le contenu (fussent-ils seulement implicites ou potentiels) des luttes d’aujourd’hui.

[1Docteur en sciences politiques, chercheur au Centre tricontinental – Cetri, membre du comité de rédaction de Dissidences, auteur de Rimbaud révolution, Paris L’échappée, 2019.

[2Sur l’histoire de cette scission et, plus généralement, sur l’histoire de SouB, lire Philippe Gotraux, Socialisme ou Barbarie, un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Dijon-Quetigny, éditions Payot-Lausanne, 1997.

[3Sauf mention contraire, toutes les citations proviennent de ce texte.

[4Lettre du 28 octobre 1963 reprise dans Cornélius Castoriadis, « Postface à ’’Recommencer la révolution’’ » dans Quelle démocratie ? Tome 1, pages 155-162, Paris, éditions du Sandre, page 160.

[5Les membres de SouB écrivaient sous des pseudonymes ; je les cite sous leurs vrais noms. Sauf Alberto Véga (qui écrit aussi sous le pseudonyme de Robert Maille), de son vrai nom, Alberto Maso, mais, comme le dit si bien Helen Arnold, ancienne membre de SouB, il ne viendrait à l’idée de personne d’appeler Véga autrement que Véga.

[6Sauf mentions contraires, toutes les citations proviennent de ces textes.

[7Sur la figure attachante de Véga, lire sa biographie rédigée par Dominique Frager pour wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alberto_Vega, ainsi que la première séance de Dominique Frager, Le groupe et la revue Socialisme ou Barbarie. Mise en perspective d’une avant-garde intellectuelle et politique, Fondation maison des sciences de l’homme, mardi 19 février 2019, https://www.canal-u.tv/. On pourra également lire l’entretien collectif que j’ai réalisé avec d’anciens membres de SouB en septembre 2014 : https://dissidences.hypotheses.org/. Daniel Blanchard, ancien membre de SouB, évoque Alberto Véga dans son beau récit La mémoire empoisonne mes puits, Paris, L’une & l’autre, 2014. Souyri, quant à lui, est l’auteur du Marxisme après Marx, et, en 1983, de Sur la dynamique du Capitalisme au XXe siècle. Enfin, Lyotard, au sein de SouB, était le « spécialiste » de la Guerre d’Algérie, à laquelle il a consacré une série d’articles d’une rare originalité et intelligence. Il est probable que, outre cette focalisation, des questions d’ego et de positionnements réciproques entre Castoriadis et ce dernier aient joué dans la polémique. Dans sa préface au livre de Souyri, dont il était proche, Lyotard reconnaît qu’il était proche des thèses de Castoriadis, mais explique qu’il se soit rallié à l’Anti-tendance, en raison du « ton » et de « la méthode » de la Tendance, et, surtout, parce qu’il n’entendait pas abandonner un positionnement basé sur l’antagonisme de classe.

[8Marie-France Raflin, « Socialisme ou barbarie » Du vrai communisme à la radicalité, Thèse dirigée par René Mouriaux, soutenue le 26 novembre 2005 à l’Institut d’études politiques de Paris, https://spire.sciencespo.fr/.

[9Cornélius Castoriadis, « Recommencer la révolution » dans Quelle démocratie ? Tome 1, pages 113-154, Paris, éditions du Sandre, page 133.

[10Barjot [Cornélius Castoriadis], « Note d’introduction » à « Pour une nouvelle orientation. Texte n°2, 11 octobre 1962. Rapport d’orientation pour ’’Correspondence’’ par Ria Stone ». Archives SouB.

[11« Intervention de Véga dans la discussion du texte de Barjot [Castoradis] » dans les archives de Jacques Signorelli (c’est l’auteur qui souligne). Ce texte, non daté, doit avoir été écrit entre mai et décembre 1960.

[12Jean-François Lyotard, préface au livre de Pierre Souyri, Révolution et contre-révolution en Chine (Chrisitian Bourgois, 1982).

[13Cependant, ne peut-on voir, dans la publication d’articles sur les luttes des Noirs aux États-Unis et la révolte de la jeunesse et des étudiants, dans les numéros de PO directement postérieurs à la scission, ainsi que plus généralement dans les analyses de films ou sur l’enseignement, une prise en compte de la validité partielle des thèses de la Tendance ?

[14Il écrivait ainsi fin mai 1968 : « la couche la plus conservatrice, la plus mystifiée, la plus prise dans les rets et les leurres du capitalisme bureaucratique moderne a été la classe ouvrière », « La révolution anticipée », pages 275-320, dans ibidem, page 297.

[15Cornélius Castoriadis, « La signification des grèves belges » dans La question du mouvement ouvrier. Tome 2, pages 393-397, Paris, éditions du Sandre, 2012.

[16Pierre Souyri cité par Lyotard dans sa préface à Révolution et contre-révolution en Chine (Chrisitian Bourgois, 1982).

[17Luc Boltanski et Éve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

[18« La suspension de la publication de Socialisme ou Barbarie » (1967) dans Cornélius Castoriadis, Quelle démocratie ? Tome 1, pages 269-274. Daniel Blanchard évoque la « clôture sur le plan de la pratique de la pensée ». Daniel Blanchard, « L’idée de révolution chez Castoriadis », 26 août 2009, https://refractions.plusloin.org/. Il va de soi que c’est moins Castoriadis qui est en cause que le type de relations alors à l’œuvre au sein de SouB.

[19On lira avec intérêt à propos du tract écrit par Castoriadis fin mai 1968 et qu’il avait demandé de diffuser, la réflexion de Daniel Ferrand, un ancien membre également de SouB, « Militer », Sophie Klimis, Philippe Caumières et Laurent Van Eynde (sous la direction), Socialisme ou Barbarie aujourd’hui. Analyses et témoignages. Cahiers Castoriadis n°7, Bruxelles, université de Saint Louis, 2012, pages 147-162.

[20Cornélius Castoriadis, « Sur l’orientation de la propagande » (octobre 1962) dans Quelle démocratie ? Tome 1, pages 87-100, page 94.

[21« Notes éditoriales », Internationale Situationniste n°6, août 1961 dans Internationale Situationniste, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1997, pages 202. Sur le passage de Guy Debord à SouB, je me permets de renvoyer à mon article : Frédéric Thomas, « La rencontre de Guy Debord avec Socialisme ou barbarie » dans Lire Debord, Paris, L’échappée, 2016, p. 293-302.

[22Asef Bayat, Revolution without revolutionnaries. Making sense of the Arab spring, Stanford, Stand University Press, 2017.

[23Lire à ce propos les analyses de Temps critiques : http://tempscritiques.free.fr/.

[24Patrick Marcolini, Le mouvement situationniste. Une histoire intellectuelle, Paris, L’échappée, 2012, page 313.

[25Daniel Blanchard, « L’idée de révolution chez Castoriadis », 26 août 2009, https://refractions.plusloin.org/.

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