Une politique expérientielle (IV) - Entretien avec Michalis Lianos

Les Gilets jaunes devant la jonction T

paru dans lundimatin#229, le 10 février 2020

Depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, le sociologue Michalis Lianos recueille les paroles et les pensées de centaines de manifestants. Au fil de ce travail aussi colossal que méticuleux, il a développé ce que nous considérons être la meilleure analyse sociologique de ce mouvement, tant dans sa composition que dans ses dynamiques. Nous publions cette semaine le 4e volet d’une série d’entretiens intitulée Une politique expérientielle, le sociologue revient sur la période qui va de l’été 2019 à l’hiver 2020 et tente de dessiner les différentes bifurcations qui travaillent le mouvement des Gilets jaunes.

Pour lire ou relire les trois premiers épisodes :
Les gilets jaunes en tant que « peuple »
Les gilets jaunes en tant que « peuple » pensant
Gilets jaunes : L’insurrection qui ne vient pas ! (Mais ce n’est pas important…)

Le mouvement des Gilets Jaunes a repris après l’été 2019 de façon plus éparse, moins massive. On le voit surgir ici et là sans être aussi dynamique. Il existe déjà des interprétations en tout genre. Affaiblissement, transformation, impasse… Qu’en pensez-vous ?
Michalis Lianos : Le 21 septembre 2019, date de la « marche pour le climat », était un jour dont le symbolisme est discret mais la portée politique forte. Les tensions sociopolitiques se sont exprimées à la fois dans leur polyvalence et dans une configuration plus synthétique. Une représentation assez parlante est l’articulation des mouvements sur le terrain. Après la fin de la marche, sur les Champs Élysées et dans les rues avoisinantes, vous aviez des groupes qui se composaient et se décomposaient constamment. Personne ne portait un gilet jaune, car les actions policières répétées avaient convaincu tou.te.s les participant.e.s qu’il ne fallait absolument pas s’afficher en tant que manifestants.

Toute répression conduisant à une adaptation, la pratique policière a participé à une certaine transformation identitaire des Gilets Jaunes. S’afficher fièrement en tant que membre d’une communauté agissante en s’identifiant publiquement par des signes visibles, établit un autre rapport aussi bien entre les membres de cette communauté qu’avec la société élargie. L’abandon du Gilet Jaune n’est pas exclusivement une transformation externe mais une mise en question réflexive. Se voir comme un manifestant légitime devra désormais se combiner avec un certain degré de clandestinité imposé. Pour les Gilets Jaunes, cette clandestinité est indésirable mais elle produit néanmoins ses effets réflexifs. Vous vous trouvez dans une situation où tout ce que vous avez cru normal - notamment manifester dans le centre de votre capitale - vous a transformé de fait en acteur clandestin obligé de nier ses ressorts politiques. Les policiers viennent vous demander - par une intuition sensible au faciès - “si vous êtes un manifestant” et vous cherchez à échapper à une série d’éventualités commençant par une amende de 135 euros et finissant par une longue procédure judiciaire. Vos moyens financiers, sociaux, culturels sont limités. Ce sont des éventualités auxquels vous ne pouvez pas faire face. On vous contrôle, on vous fouille, et si vous échappez, on vous dit de “circuler”.

Vous vous trouvez maintenant dans la position renversante de garder votre posture politique de protestation en restant passivement sur les Champs Elysées au milieu des touristes, des cadres y travaillant et des consommateurs aisés sous le regard menaçant des policiers anti-émeutes. Que penser de votre situation ? Admettre que vous êtes ridicule parce que vous avez fait des dizaines de kilomètres pour rester sur un banc entouré par d’autres qui font la même chose ? Penser que tout est fini serait une issue, mais par définition vous faites partie des plus persévérants parce que vous êtes déjà là tout en sachant qu’une grande partie de vos camarades ont renoncé depuis des mois par peur de faire face au dispositif policier et judiciaire. Justement, ce qui vous rassure est… le dispositif policier. Son ampleur impressionnante convient plus à un territoire au bord de la guerre civile qu’à une avenue occupée par des touristes qui prennent leur boisson et font leurs courses à côté de vous. Les innombrables fourgons des CRS, les voitures banalisées qui sillonnent le secteur à grande vitesse, gyrophares et sirènes allumés, les « voltigeurs » en moto, les agents de la BAC, aussi craints que détestés… « Si tout est fini à quoi sert tout ça ? » est une question qui m’a été posée et qui montre combien le rapport avec l’application de la violence en tant qu’expression ultime de pouvoir politique demeure interprétable. Par conséquent, la conscience d’être capable de ‘gêner’ en quelque sorte - même par sa seule présence - l’affirmation du pouvoir établi, semble produire un socle pour un mouvement social. De toute évidence, cela n’aurait jamais été possible sans la coordination permise par internet et la représentation réflexive de cette coordination via les réseaux sociaux en ligne.

Vous semblez penser que cette attitude de persévérance passive pourra substituer à la force d’une participation massive. C’est une hérésie si l’on tient compte de l’histoire des mouvements sociaux !
Contrairement à ce que l’on pense, le clair de toute évolution - y compris sociale - se fait en creux. Se concentrer sur la partie visible, souvent spectaculaire, est une erreur sur le plan scientifique, même si c’est compréhensible sur le plan politique. Les traces que le mouvement des Gilets Jaunes laisse sur la société française concernent surtout le fait qu’une nouvelle polarisation existe dont les strates relativement confortables n’avaient aucune conscience jusqu’au 17 novembre 2018. Cette polarisation concerne des « alliés sociaux naturels » qui ne présentaient jusqu’alors aucun risque de défi à l’architecture partisane autour de la République. Le grand socle de cette alliance était - encore une fois - invisible, immergé dans une histoire nationale commune et censée conduire à un seul cadre de négociations. Seuls ceux qui échappaient à cette histoire pouvaient chercher une existence en dehors de ce cadre, ce qui les excluaient par-là-même de toute prétention à la citoyenneté effective. Hormis l’infime minorité des libertaires les plus radicaux, cela concernait exclusivement les minorités raciales et religieuses. Si cette condition contribuait à la ségrégation de ces minorités, elle rassurait aussi la majorité que le ciment socioculturel rendait la coexistence possible dans l’acceptation du cadre politique établi. Or, le mouvement des Gilets Jaunes vient rompre cette présomption en représentant pour la première fois après plusieurs décennies en Europe une scission entre les classes qui sous-tendent le système, y compris par la structuration de leurs antagonismes. Cette activité ’hors jeu’ oblige à un changement radical de conscience toutes les catégories sociales, car chacun cherche à comprendre les implications du changement. Par exemple, est-ce qu’il est toujours possible de percevoir l’appartenance nationale en tant que pacte sociopolitique ? Est-ce qu’il faut se percevoir plus comme « le peuple » que comme un.e exclu.e ? Est-ce que « la discrimination » n’est finalement qu’un effet du mépris des puissants envers les moins puissants et pas une affaire de couleur de peau ? Est-ce que votre conducteur de bus ou votre gardienne quand vous habitez les beaux quartiers est quelqu’un qui vous déteste ? Et ainsi de suite…

Il ne s’agit pas ici simplement de se faire peur lors des dîners en ville en imaginant une guerre civile, ce qui se fait aussi. Il s’agit de la réalisation que le coeur du consensus permettant le fonctionnement de l’édifice sociopolitique se détache et que cela génère un grand vide de légitimité. Ce qui reste des garanties de statut durable se met directement en question. Cette France modeste qui se pliait à la méritocratie de ses élites ne consent plus. Etre plus intelligent et même plus compétent, ne justifie plus être plus puissant, et encore moins être supérieur. Voilà la nouvelle polarisation que projette sur le corps social l’irruption des Gilets Jaunes. L’égalité abstraite de la citoyenneté ne suffit plus. Les petites gens demandent une égalité opérationnelle !

Comment pensez-vous dans ce cadre la question du « populisme » ? Il y a un consensus très large - scientifique, médiatique, institutionnel - selon lequel le phénomène de tous ceux qui s’opposent aux ’élites’ est une gangrène politique simpliste, et dangereuse pour la démocratie.
Les tendances politiques n’ont pas un contenu prédéterminé mais une dynamique qui peut conduire à des issues très différentes. Toutes les sociétés humaines disposant des institutions formelles connaissent cette tension entre complexité gouvernante et simplisme populaire pour la simple raison qu’il est inévitable que chacun utilise ses catégories pour accéder à la stabilité ou au changement qu’il désire. En dernière analyse, cela porte sur le… temps. Quand vous pensez qu’une situation est bien plus simple que l’on vous la présente, cela vous permet de concevoir qu’elle peut être rapidement orientée vers une autre direction, autrement dit, vous pouvez construire une utopie assimilable par des humains qui espèrent qu’eux-mêmes ou leurs descendants immédiats éprouvent ce changement. Quand on vous dit que les choses sont complexes, vous comprenez - à juste titre - que le changement est inenvisageable, tout le moins sur le court et le moyen terme. Évidemment, aucune version n’est vraie, car les antagonismes sociaux ne se fondent pas sur des analyses justes mais sur la capacité que ses analyses soient admises comme justes.

De ce point de vue, la question du « populisme » existe uniquement en tant que frustration de ceux qui demandent des changements relativement concevables par les autres classes, d’où le lien structurel du « populisme » avec la petite bourgeoisie. Je rappelle à ce propos le soutien très large dont les Gilets Jaunes ont bénéficié dans la société française. Mais là où le problème émerge est que cette acceptation de principe ne conduit pas à un changement effectif. Les Gilets Jaunes ont ainsi appris que la solidarité des classes sympathisantes ne met pas en question l’ordre sociopolitique établi. On vous demande de rester à votre place et attendre que les choses s’améliorent, car ceux qui gèrent la complexité de l’ensemble s’en occupent. Les Gilets Jaunes le disent entre eux : « on nous mène en bâteau pour que rien ne change ». La rupture vers la simplification se produit donc à cette étape. Soit les pouvoirs établis ont raison et il faut leur faire confiance soit l’affaire est plus simple et peut être tranchée. Or, vous avez trop avancé dans votre compréhension du fonctionnement du système sociopolitique pour faire confiance à ceux que vous appelez depuis un moment « les élites ». Comme beaucoup de participants le disent, « c’est le gouvernement avec la police qui nous a radicalisés », ce par quoi ils entendent que l’impossibilité d’avancer vers un changement qu’ils considéraient modéré et légitime et la rencontre avec la coercition exercée par le système politique les a convaincus que la place qu’ils pensaient occuper est très loin de celle qui se révèle comme réelle. Leur loyauté envers « la France » – jamais mise en question – les oblige à décider comment la séparer de la loyauté aux institutions, qui les ont réprimés sans ambages. Ils se trouvent donc actuellement dans une impasse multiple : logique, symbolique, politique. Les interrogations qui jaillissent de cette condition sont omniprésentes sur le terrain. Toutes les possibilités sont considérées et pratiquées. Chacun cherche son chemin.

C’est cette situation que vous appelez l’arrivée à la jonction T ? Comment est-ce que vous la conceptualisez ?
La présence du mouvement sur l’espace public a diminué mais elle n’a pas disparu. Sur les réseaux en ligne, les choses sont moins claires étant donné que les actions de répression sont largement invisibles mais on peut supposer que la dynamique de participation active est semblable. On pourrait penser que le mouvement arrive à son terme, ce qui signifierait que le mouvement de contestation publique le plus durable dans l’histoire récente ne produit absolument rien de tangible et quitte la scène sans conséquences substantielles. Contrairement à ce qu’aiment arguer nombreux analystes, surtout les radicaux et les révolutionnaires, cela est parfaitement possible. Les évolutions depuis l’effondrement du « socialisme réel » devraient nous convaincre que toutes les assimilations sont possibles, à tel point que les lignes de faille ‘pré-politiques’ – si j’ose résumer ainsi les divisions religieuses, raciales et ethniques – resurgissent comme vecteurs principaux des conflits. Ainsi, serait-il peu judicieux de ne pas considérer le lien entre ses évolutions et le retour du “populisme”. Pour ce qui me concerne, j’ai abordé la partie évolutionnelle de cette thématique dans mon livre sur le rapport entre conflit et lien social [1] en me penchant sur la production des rapports sociaux communautaires et le rôle du pouvoir. Je compte le faire aussi en rapport avec ce que j’appelle politique expérientielle.

Pour l’instant, je peux proposer une configuration en T qui fonctionne de la façon suivante :

Les Gilets Jaunes sont arrivés à un niveau de réflexivité étayant la représentation d’une limite rigide sur le plan de leur contact non seulement avec les pouvoirs établis mais avec la société en général. Pour le dire à leur façon, il s’agit de l’appréciation que « les choses ne bougent plus ». C’est le point de départ d’un nouveau processus, car l’expérience de cette année, de samedi à samedi, ne conduit pas seulement à la déception mais aussi à une interrogation peu exprimée spontanément mais ubiquiste si vous engagez la discussion qui s’y rapporte ; à savoir : « si ce que nous avons fait ne donne rien, que faire ensuite ? »

Nous avons l’habitude de sauter une étape ici en comptant seulement ceux qui continuent à agir dans le même sens après cette interrogation, et pas les autres. Mais l’évolution principale est dans l’existence même de cette interrogation, qui implique une obligation de chacun à donner une suite à ce que le mouvement a fait de lui ou d’elle. Même si vous restez inerte en termes d’action, vous faites inévitablement face à votre compréhension de ce qui s’est passé. Il est vrai que la grande majorité des Gilets Jaunes remarquait explicitement depuis le printemps qu’ « on ne les écoutaient pas. Le gouvernement ne voulait rien entendre ». C’est cette majorité qui avait l’espoir d’une écoute – volontaire ou imposée – qui n’est plus là aujourd’hui. Elle pense maintenant que le mur en face est infranchissable avec l’influence existante du mouvement et se retire dans ses interrogations tout en observant les évolutions. Pragmatiste, voire conservatrice sous plusieurs aspects, elle réagira à un espoir offert sous une forme politique « reconnaissable », un parti politique contestataire proposant une perspective ordonnée et anti-systémique à la fois. C’est la voie à droite sur le schéma. Sans entrer dans une analyse des hypothèses, une des possibilités ici est l’autoritarisme moral et communautaire dont la forme exacerbée est le fascisme. Le lien social se resserre plus facilement autour d’une identité blessée. En l’occurrence, cette identité est celle du « peuple ». Une représentation puissante du ’mépris des élites’ peut bien conduire à cette contraction du lien social. Cependant, l’idée que plusieurs observateurs se font du « populisme » en Europe aujourd’hui ne tient pas compte de la fragmentation idéologique qu’impose l’individuation profonde dont la plus récente propulsion par internet est très puissante. Les grecs disent à juste titre depuis 2008 que le plus grand ennemi d’une réaction politique adéquate est… « le canapé », ce par quoi ils entendent que quitter son existence individuelle pour agir collectivement est pénible, surtout mentalement. Je vous livre ici le résumé d’une discussion entre quatre Gilets Jaunes, qui ne se connaissaient pas entre eux. Elle date de la fin octobre 2018 et il y a question au départ « des aides aux immigrés tandis que plein de gens sont dans la rue en grande exclusion ». Très vite, le consensus évolue vers le fait que tout cela « est un effet du capitalisme » et « qu’il faut pas se tromper d’ennemi, car ce sont les guerres capitalistes derrière tout ça. Regardez maintenant comment tout le monde a laissé tomber les Kurdes… Il faut pas que les gens pensent par communauté et se mettent dans un schéma, type raciste/anti-raciste. Faut pas être cons. Nous sommes antifascistes ». Le point remarquable ici est la considération géopolitique par laquelle on accède à une représentation systémique qui rend les « immigrés » politiquement assimilables en tant que victimes du « capitalisme ». Autrement dit, la conception individuelle et la perspective systémique peuvent aujourd’hui se joindre en une vision unissant des représentations qui au départ du raisonnement politique des strates populaires étaient contradictoires. C’est ici une maturation du processus qui semble faire obstacle à l’approbation des discours et des initiatives fascistes. Il n’y a aucune garantie dans le processus historique, mais réduire la probabilité d’une issue est très important. Par conséquent, nous pouvons ici penser plus dans la direction d’un conservatisme souverainiste et social de « sens commun ». Du Rassemblement National à l’Union Populaire Républicaine et jusqu’aux tentatives d’ ’harmoniser’ les Gilets Jaunes électoralement – par exemple celle de François Boulo – nous avons une série d’alternatives qui permettent cette contraction du lien communautaire en homogénéisant toutes les classes pour les mettre face aux élites et les institutions majeures qui servent leurs intérêts.

Vous venez de décrire la voie de droite dans votre schéma, la voie de la « normalisation communautaire ». Quelles sont les autres possibilités selon vous ?
Une autre tendance pourrait avoir un impact électoral conduisant à un changement des équilibres sans sortir toutefois de l’architecture politique instituée.

Vous le savez sans doute, le mouvement des Gilets Jaunes a connu une dynamique complexe ayant conduit à un tropisme croissant de gauche, ce qui est peu surprenant si nous tenons compte de la frustration que je viens de décrire. Cela a encouragé des acteurs divers à joindre le mouvement en élargissant son spectre de contestation et sa palette conceptuelle. Des membres de la France Insoumise et du NPA aux activistes d’Alternatiba et d’Extinction Rébellion, une ligne continue de représentation a commencé à se construire, permettant que la logique pluraliste des Gilets Jaunes s’étende à des acteurs qui n’avaient pas cette tolérance. Quelques syndicalistes aussi, de la CFDT à Sud, se sont joints à cet élargissement « à titre individuel », en contournant ainsi l’inertie craintive de leurs organisations. La proximité corporelle sous la peur de la police a eu raison des distances idéologiques et stratégiques, cultivées surtout par ceux qui n’étaient pas présents. Sans surprise, le consensus le plus large pouvait se former autour de la question environnementale qui présente l’avantage de permettre à chacun d’y adhérer pleinement tout en maintenant intact son propre degré de radicalité. Par exemple, les groupes radicaux continuent à estimer entre eux qu’ils font mutuellement fausse route et jouent le jeu du conservatisme marchand. La déclaration sur votre site même (https://lundi.am/Le-pire-contre-sommet-de-l-histoire) et la réponse d’Alternatiba (https://alternatiba.eu/2019/09/strategie-imposee-par-la-force/) illustre bien la persistance des postures distinctes. En même temps, un socle multicolore se forme sous cette elasticité environnementaliste qui comprend même une partie des familles plutôt centristes, surprises lors de la Marche pour le climat d’être « nassées » par la police autour du jardin de Luxembourg et soumises aux nuages lacrymogènes. L’ ‘énvironnement’ est un horizon axiologique sans adversaire. Personne ne peut y être contre. Tous acceptent les principes généraux d’une posture altruiste envers toutes les espèces, y compris l’espèce humaine. C’est le lieu de rencontre idéal, car tou.te.s les lesé.e.s de la planète s’y reconnaissent, des déclassés aux persécutés et des minorités sexuelles aux libertaires. Mais aussi tous ceux qui s’intéressent à leur « qualité de vie », même ceux qui promènent leur culpabilité en avion, puis en 4x4, puisqu’ils cherchent des endroits sauvages et dépaysants pour leurs vacances.

J’appelle cette voie la « normalisation idéologique » car elle conduit à aligner la dynamique du mouvement à une dynamique plus large qui obéit à des projections politiques existantes mais qui garde une distance claire concernant les acteurs de pouvoir à tous les niveaux. Ici, nous avons une tentative de sauver le projet idéologique, l’ « âme » de l’expérience participative. Il s’agit donc d’éviter une adhésion aux projets et acteurs politiques pour des raisons de désespoir ou de tactique. On continue à puiser principalement dans ses motivations idéologiques sans considérer de façon immédiate l’accès au système tel quel. En clair, au lieu de chercher à détecter l’acteur qui peut apporter n’importe quel changement considérable, on cherche à faire survivre la perspective créée par le mouvement.

A part ce dilemme entre idéologie et tactique, vous percevez deux autres voies. Où mènent-elles ?
En face, vous avez le mur que représente le système de gouvernance qui vous limite. Vous avez une représentation – souvent exagerée – de sa solidité et de ce qui se trouve derrière. Si vous avez assez de puissance, vous pourrez éventuellement l’escalader. C’est l’issue du « grand soir », qui conduit à des nouvelles réalisations. Il est toujours intéressant de comprendre comment les primates que nous sommes arrivent toujours aujourd’hui à concentrer un enjeu qui influence des millions de personnes autour d’un combat territorial sur quelques centaines de mètres, en l’occurrence une éventuelle « prise de l’Elysée » le 1er et le 8 décembre 2018. Cette voie, pour glorieuse qu’elle paraisse, a ses propres problèmes. Des kilomètres d’étagères de bibliothèque sont consacrés aux travaux qui traitent de ce sujet, il serait superflu d’y ajouter quoi que ce soit.

Mais si vous ne réussissez pas, vous pouvez toujours rester dans cette posture et la faire durer. Un des aspects profondément incompris du comportement sociopolitique est l’obstination ; je précise : pas la persévérance mais l’obstination. A savoir, continuer avec un comportement qui ne produit pas de résultats encourageants. Il y a des solides raisons évolutionnaires pour un comportement aussi ancré que nous reconnaissons tou.te.s, mais c’est un autre sujet. Ce qui intéresse ici est que vous continuez à vous dresser contre ce mur institutionnel en espérant que quelque chose se passe de façon aléatoire ou intentionnelle (par exemple, une ‘crise’ qui affaiblit la structure ou que la pression politique que vous exercez soit exploitée par d’autres acteurs etc.) Les Gilets Jaunes ont une expression pour signaler cette posture : « maintenir la braise ». Indéniablement, ils l’ont maintenue, peut-être plus que tout autre mouvement. Mais ils constatent de façon très claire que l’exploitation de leur braise ne vient pas. Aucun acteur, ni parti politique, ni syndicat n’a tenu à se joindre à une demande de changement polyvalente et ouverte. Le mouvement contre le projet des retraites a démontré que la logique des « revendications » est très différente de la logique de changement horizontal. Même si les Gilets Jaunes participent au mouvement concernant les retraites, ils le disent : « ça, c’est autre chose, c’est pas les Gilets Jaunes ». Ils comprennent qu’ils sont seuls devant le mur en face d’eux et – avec le temps – de mois en moins nombreux. Cette situation rappelle par quelques aspects la porte kafkaïenne de la parabole de la Loi.

Cette voie conduit ainsi à la dispersion lente et anomique. On peut choisir ensuite une des autres voies ou alors rester dans une condition anomique en espérant trouver du sens à l’extérieur de cette configuration politique qui devient aussi bien traumatisante et détestable à observer.

Cette condition anomique est le sédiment de toutes les impasses. Vous revenez dans la condition précédente et atomisée de votre existence après avoir découvert un monde des possibilités politiques et d’empotentiation collective. Vous regardez la société autrement avec cette conscience profonde que j’ai déjà évoquée il y a un certain temps. Seule une conjoncture que vous estimez très favorable pourrait vous convaincre que votre société mérite votre implication. Il vous faut des signes forts en ce sens, des garanties que cette fois-ci, les autres seront avec vous. Sinon, il vaut mieux que vous vous occupiez de votre famille et de vos affaires. Cette posture signifie dans les faits que votre adversaire vous a converti. Il vous a prouvé qu’en vérité les gens s’occupent en majorité de leurs intérêts avant tout et que ‘le système’ reflète bien en dernière analyse cette société. Les « luttes » sont pour la majorité autour des demandes incrémentielles, des revendications plus ou moins corporatistes etc. Cette régression signifie la disparition de l’énergie politique du mouvement et son refoulement dans le corps social et dans la socioculture. Vous devenez ainsi partie de l’histoire.

Les quatre possibilités sont claires et le bonheur politique n’est pas garanti. Mais est-ce à vos yeux impossible d’échapper à cette jonction T que vous décrivez ?
Il est possible d’éviter cette configuration si l’on s’oriente vers le changement de termes d’interaction politique. Vous vous souvenez qu’en deux semaines les Gilets Jaunes sont passés de la taxe carbone à la démocratie directe, autrement dit à l’abolition de cette jonction T et à l’ouverture des voies à 360 degrés où la seule contrainte serait de tenir compte de ce qui souhaitent les autres chaque fois, question par question. C’est ce que signifie leur aspiration-clef : « RIC en toute matière ».

Regardez où nous sommes aujourd’hui : dans une terrible vision de tunnel dont l’enjeu devient le rapport à un gouvernement précis et à la violence policière. Cela montre qu’il est très difficile de ne pas vous convertir à la logique d’un pouvoir établi. Quelqu’un qui vous frappe vous fait un certain mal corporel mais encore plus un mal intellectuel, car vous commencez à penser que tout dépend de votre capacité à frapper aussi. La violence est choisie par ceux qui se trouvent en position de puissance et met les plus faibles dans une impasse totale, dans une « dépendance à la lutte » qui n’aboutit généralement à rien ou à très peu au regard du sang et des larmes fournis. Comme une femme que j’ai interviewée à des étapes différentes du mouvement l’a dit récemment « il faut que les Gilets Jaunes on se souvient pourquoi nous sommes sortis dans la rue au début. Ce n’était pas pour nous battre avec les bleus ». L’objectif donc des Gilets Jaunes n’était pas de se battre selon les règles établies par leurs adversaires systémiques mais de parvenir à établir rapidement des nouvelles règles en montrant ainsi que les anciennes sont obsolètes. L’alternative à la jonction T est le maintien de l’innovation des formes politiques en tant que coeur idéologique et motivationnel pour ceux qui ont participé au mouvement.

A ce sujet, rappelons-nous de Melville qui fait échapper Bartleby au contrôle de son environnement sans aucune lutte ou conflit, mais seulement en se positionnant d’une façon affirmative et originale : en préférant ne pas suivre la voie attendue.

Michalis Lianos est professeur à l’université de Rouen et directeur de la revue « European Societies » de l’Association Européenne de Sociologie. Il est notamment l’auteur de l’excellent Le nouveau contrôle social - Toile institutionnelle, normativité et lien social

[1Conflict and the Social Bond, Routledge, New York and London, 2019.https://www.academia.edu/40178709/Conflict_and_the_Social_Bond

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