Une indigène au visage pâle

Compte-rendu du livre de Houria Bouteldja :Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire

Ivan Segré - paru dans lundimatin#54, le 30 mars 2016

Compte tenu de la longueur de ce texte d’Ivan Segré, une version téléchargeable et imprimable est disponible en bas de page.

« La vocation messianique n’est pas un droit, elle ne constitue pas une identité : c’est une puissance générique dont on fait usage sans jamais se l’approprier. »

Giorgio Agamben ; Le temps qui reste

Est paru aux éditions La Fabrique Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire de Houria Bouteldja. Porte-parole du Parti des Indigènes de la République (PIR), c’est cependant à titre personnel qu’elle écrit ce livre. Il ne s’agira donc pas ici de rendre compte des positions du PIR mais d’un écrit singulier, écrit par une femme singulière.

Le livre est composé de six parties : il y a d’abord une sorte de prologue (« Fusillez Sartre »), puis quatre développements dans lesquels l’auteure s’adresse successivement à « Vous, les Blancs », à « Vous, les Juifs », à « Nous, les Femmes indigènes » et à « Nous, les indigènes » ; enfin une dernière partie, en forme d’épilogue, s’intitule « Allahou akbar ! ». Le tout est précédé d’un court avertissement au lecteur où elle prend le soin de préciser d’une part qu’elle puise son inspiration « dans l’histoire et le présent de l’immigration maghrébine, arabo-berbéro-musulmane », d’autre part que sous sa plume les catégories de « Blancs », « Juifs », « Femmes indigènes » et « indigènes » sont « sociales et politiques », qu’elles sont « des produits de l’histoire moderne » et que par conséquent elles « n’informent aucunement sur la subjectivité ou un quelconque déterminisme biologique des individus mais sur leur condition et leur statut » (p. 13). Autrement dit, son usage de la catégorie de « race » n’est pas racial mais social et politique.

Il faut y insister : on reproche à Houria Bouteldja d’introduire la catégorie de « race », ce qui tendrait à mettre au second plan l’usage marxiste de la catégorie de « classe », voire à véhiculer une idéologie raciale ; ce à quoi elle répond que ces catégories sont bel et bien opérantes dans la société et que par conséquent s’interdire d’en faire usage, c’est s’interdire de combattre l’inégalité raciale qui depuis 1492 structure l’impérialisme « blanc ». L’idée est notamment que l’avènement progressif d’une législation égalitaire, en Occident, a eu pour condition de possibilité, ou corollaire, la construction d’une inégalité raciale entre « blancs » et « indigènes » (indiens d’Amérique, noirs d’Afrique, arabes du Maghreb à partir de 1830 et peuples d’Asie). C’est en ce sens qu’elle peut écrire au sujet du féminisme, par exemple, que « les femmes blanches ont obtenu des droits, certes par leurs luttes propres, mais aussi grâce à la domination impériale » (p. 88, elle souligne). Et l’auteure de citer Domenico Losurdo qui explique, au sujet de la modernité politique bourgeoise : « L’histoire de l’Occident se trouve face à un paradoxe. La nette ligne de démarcation, entre Blancs d’une part, Noirs et Peaux-Rouges de l’autre, favorise le développement de rapports d’égalité à l’intérieur de la communauté blanche » (ibid.). Elle résume plus loin l’argument en une formule détonante : « Ils nous disent 1789. Répondons 1492 ! » (P. 116). La Déclaration de 1789, en effet, s’inspire de la Déclaration d’indépendance américaine de 1776, laquelle a eu pour base matérielle le massacre des Indigènes et la traite des Noirs. Plus en amont, l’auteure a expliqué aux « Blancs » : « La race blanche a été inventée pour les besoins de vos bourgeoisies en devenir car toute alliance entre les esclaves pas encore noirs et les prolos pas encore blancs devenait une menace pour elle » (p. 41). C’est un argument qu’il faut partager sans réserve. Indiquons simplement que ces questions, en effet essentielles, sont mieux traitées dans le livre de Sadri Khiari La contre-révolution coloniale en France (La Fabrique, 2009). Il n’empêche, l’usage par l’auteure de la catégorie de « race » est donc non seulement irréprochable, mais salutaire. Elle en use en outre de manière parfaitement cohérente puisque dès les premières pages elle explique : « Pourquoi j’écris ce livre ? Parce que je ne suis pas innocente. Je vis en France. Je vis en Occident. Je suis blanche » (p. 23). Elle y revient plus loin : « Indigènes de la République, nous le sommes en France, en Europe, en Occident. Pour le tiers-monde, nous sommes blancs. La blanchité n’est pas une question génétique. Elle est rapport de pouvoir » (p. 118). Les accusations de « racisme » parce qu’elle a l’affront d’évoquer une race « blanche » impérialiste, ou de « misogynie » parce qu’elle ose interroger les ressorts d’un féminisme « blanc » qui trouve judicieux de stigmatiser les populations étrangères, notamment arabes, toutes ces accusations sont donc au mieux le fait de lecteurs trop pressés, au pire celui de belles âmes qui, sous couvert de principes humanistes, abritent un narcissisme d’homme « blanc ».

Ceci étant dit, et aussi distinctement que possible, il n’en demeure pas moins que son livre prend, à certains égards, une valeur de symptôme. La souffrance de Houria Bouteldja se veut politique. Et elle l’est en effet. Mais la souffrance ne fait pas un révolutionnaire, pas plus qu’elle ne fait un poète, un amant ou un mathématicien. De tout discours, il faut examiner l’ordre des raisons.

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1. « Fusillez Sartre » : le titre du prologue est un slogan d’extrême droite du temps de la guerre d’Algérie. Sartre avait pris fait et cause pour le FLN et au-delà pour « les damnés de la terre ». Il était haï par l’extrême droite et la bourgeoisie « blanche ». Le problème, aux yeux de l’auteure, est qu’il a pris cependant fait et cause pour la création de l’Etat d’Israël : « Car au-delà de son empathie pour les colonisés et leur légitime violence, pour lui, rien ne viendra détrôner la légitimité de l’existence d’Israël » (p. 16). Elle nous a averti qu’elle puisait « dans l’histoire et le présent de l’immigration maghrébine, arabo-berbéro-musulmane », et apparemment la question de la « légitimité de l’existence d’Israël » y a une place prépondérante puisque, bien qu’ayant combattu idéologiquement aux côtés des indigènes du monde entier, Sartre n’en reste pas moins, irréversiblement, un « blanc ». Elle explique en effet : « Sartre mourra anticolonialiste et sioniste. Il mourra blanc. Ce ne sera pas le moindre de ses paradoxes. En cela, il est une allégorie de la gauche française d’après-guerre » (p. 19). La « gauche française » était-elle « anticolonialiste et sioniste » ? Oui, dès lors que Sartre incarnait la « gauche française ». Au regard de l’héritage d’une « gauche » gouvernementale dont l’histoire fut celle d’une succession de trahisons, Sartre incarne la « gauche » révolutionnaire d’après-guerre. Or c’est une gauche de « Blancs », assène l’auteure, puisque Sartre est mort « anticolonialiste et sioniste ». Ayant continument pris position pour la coexistence de deux Etats, l’un israélien, l’autre palestinien, Sartre était un « Blanc ». Point final.

Après un court développement sur Genet, puis sur l’histoire de l’impérialisme « blanc » depuis 1492, et notamment sur le nazisme qu’Aimé Césaire juge être « une forme de colonisation de l’homme blanc par l’homme blanc » (cité p. 21), l’auteure revient ultimement sur l’impardonnable faute de Sartre : « Fusillez Sartre ! Ce ne sont plus les nostalgiques de l’Algérie Française qui le proclament. C’est moi, l’indigène » (p. 28). Que Sartre ait combattu les structures historiques de l’impérialisme « blanc » de 1492 à nos jours ne suffit pas à contrebalancer la faute : il a justifié « l’existence d’Israël ». Donc « Fusillez Sartre ». Ce n’est plus l’extrême droite qui le dit, c’est l’auteure. La question de la « légitimité de l’existence d’Israël » est donc bel et bien la question en dernière instance décisive, celle qui vous situe d’un côté ou de l’autre du peloton d’exécution. Fusillez Sartre, fusillez Finkielkraut, fusillez Postone : tous dans le même sac, marxistes et antimarxistes, indistinctement.

Plus loin dans l’ouvrage, s’adressant aux « Juifs », H. Bouteldja leur explique que l’antisémitisme « n’est pas universel », qu’il est « circonscrit dans l’espace et le temps », que « les Inuits, les Dogons et les Tibétains ne sont pas antisémites », qu’ils « ne sont pas philosémites non plus », qu’à vrai dire : « Ils s’en foutent de vous » (p. 55). Elle a raison : ils s’en foutent des Juifs. Et c’est pourquoi les Inuits, les Dogons, les Tibétains et les autres seraient bien étonnés d’apprendre qu’il faut fusiller Sartre pour la seule raison qu’« au-delà de son empathie pour les colonisés et leur légitime violence, pour lui, rien ne viendra détrôner la légitimité de l’existence d’Israël ». Il n’est pas sûr en effet que tous les « Indigènes » jugent, à l’instar de l’auteure, que la question de la « légitimité de l’existence d’Israël » est la question en dernière instance décisive. Les Inuits, les Dogons, les Tibétains, etc., ils ont quelques autres problèmes à régler, figurez-vous, autrement plus décisifs à leurs yeux.

Le prologue n’en a donc pas moins pour enjeu de poser la centralité de la question de « l’existence d’Israël ». Lisons encore : « Sartre mourra anticolonialiste et sioniste. Il mourra blanc ». Etre « anticolonialiste » ne suffit pas à faire de vous autre chose qu’un « Blanc », si vous n’êtes pas antisioniste. Est-ce qu’en revanche un « Blanc » qui, par ailleurs, serait antisioniste se verrait acquitté ? On peut penser que non, on peut penser que oui. Il faut continuer la lecture pour trancher cette importante question. Ce qu’en revanche on sait d’ores et déjà, c’est que si l’antisémitisme n’est pas « universel », s’il est « circonscrit dans l’espace et le temps », la question de « l’existence d’Israël » est, elle, d’un universalisme symbolique sans commune mesure avec la réalité empirique, du moins s’il est clair pour tous que, dans l’histoire de l’impérialisme « blanc » de 1492 à nos jours, le sionisme, quoi qu’on en pense par ailleurs, est objectivement un détail. Mais le symbolique, lui, n’est pas un détail, nous sommes d’accord.

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2. « Vous, les Blancs » : l’auteure s’adresse aux « Blancs ». Et d’emblée, elle se propose de leur expliquer la raison dernière du cogito cartésien : « Je pense donc je suis. Je pense donc je suis… Dieu » (p. 29). Le cogito de la modernité philosophique occidentale, c’est la profession de foi de l’homme « blanc », celle par lequel il se proclame l’égal de Dieu et entreprend de dominer la nature et les autres hommes : « Ce ‘je’ est un ‘je’ conquérant. Il est armé. Il a d’un côté la puissance de feu, de l’autre, la Bible. C’est un prédateur » (p. 29). Il est question en quatrième de couverture d’un « texte fulgurant », et en effet : « Le ‘je’ cartésien va jeter les fondements philosophiques de la blanchité ». Faut-il fusiller Descartes ? Certains dignitaires de l’Eglise, et autres doctes de l’époque, auraient sans doute approuvé. Le fondement métaphysique de la « blanchité » étant posé, l’auteure retrace de nouveau les grandes lignes de l’impérialisme « blanc » depuis 1492, expliquant notamment que l’humanisme et le progressisme, les idéologies dites de « gauche », sont principalement des produits de cet impérialisme et que l’amour entre « blancs » et non « blancs » est impossible « si les privilèges des uns reposent sur l’oppression des autres » (p. 46). On lui accorde volontiers ce point. Mais précisément, comment en sortir, de manière à faire advenir un « nous » émancipé des catégories de « classe » et de « race », de manière à s’orienter « vers une politique de l’amour révolutionnaire » ? C’est au terme de son adresse aux « Blancs » que l’auteure expose sa vision d’un possible avenir égalitaire :

« Pourquoi resterions-nous cloîtrés dans les frontières de l’Etat-nation ? Pourquoi ne pas réécrire l’histoire, la dénationaliser, la déracialiser ? Votre patriotisme vous force à vous identifier à votre Etat. Vous fêtez ses victoires et pleurez ses défaites. Mais comment faire histoire ensemble quand nos victoires sont vos défaites. Si nous vous invitons à partager l’indépendance algérienne et la victoire de Dien Bien Phu avec nous, accepteriez-vous de vous désolidariser de vos Etats guerriers ? Nous avons une proposition plus intéressante. Elle vous a été faite par le passé, il y a bien longtemps, par feu C.L.R. James qui était déjà un adepte de l’amour révolutionnaire : ‘Ils sont mes ancêtres, ils sont mon peuple. Ils peuvent être les vôtres, si vous voulez bien d’eux’. James vous offre comme mémoire ses aïeux nègres qui se sont levés contre vous et qui en le libérant lui, vous ont libérés vous. Il dit en substance, changez de Panthéon, c’est ainsi que nous ferons Histoire et Avenir ensemble. Ça a quand même plus de gueule que ‘nos ancêtres les Gaulois’, vous ne trouvez pas ? » (P. 46).

Cela paraît de prime abord paradoxal : est-ce en épousant la mémoire particulière des opprimés, des « indigènes », qu’on pourra « dénationaliser » et « déracialiser » ? Est-ce en faisant nôtres leurs « aïeux », leur « race », que « nous ferons Histoire et Avenir » ensemble ? Pour saisir la logique de l’argument, il faut revenir à l’avertissement au lecteur : les catégories de « Blancs », de « Juifs », de « Femmes indigènes » et d’ « indigènes », écrit-elle, « sont des produits de l’histoire moderne au même titre qu’’ouvriers’ ou ‘femmes’ » (p. 13). Autrement dit, de même que Marx et Engels, bien que d’origine bourgeoise, ont épousé la cause des « ouvriers », de même qu’ils ont fait leur l’histoire du prolétariat, sa mémoire et ses aïeux, serfs et esclaves, de même les « Blancs » peuvent s’identifier aux « indigènes », à leur histoire, à leurs aïeux, à leur « race ». L’histoire particulière d’une émancipation est en effet immédiatement universalisable, et c’est pourquoi on peut la faire subjectivement sienne bien qu’y étant empiriquement étranger. C’est apparemment le sens de la proposition de James, « adepte de l’amour révolutionnaire ». Et je partage sans réserve sa vision : je fais mienne sa « race », je fais miens ses aïeux « noirs », comme je fais miens les aïeux du prolétariat « blanc », comme je fais miens les aïeux arabes de Bouteldja, ces ouvriers qui furent en France à l’avant-garde de la politique d’émancipation et frayèrent Mai 68, et le continuèrent après que la majeure partie des étudiants « blancs » soient rentrés dans le rang. (Je renvoie notamment à ce sujet au livre de S. Khiari plus haut cité).

Ce qui est également remarquable, c’est que cette conception de la « race » trouve historiquement son origine dans la Bible hébraïque, dont le centre de gravité est la « sortie d’Egypte, d’une maison d’esclave ». Nonobstant le fait que l’auteure puise « dans l’histoire et le présent de l’immigration maghrébine, arabo-berbéro-musulmane », elle conçoit donc « l’amour révolutionnaire », via L.C.R. James, à la manière d’antiques scribes hébreux. Car s’ils ont élaboré une fiction de cet ordre (la sortie d’Egypte étant une fiction), c’est en vue de soutenir la thèse suivante : une généalogie étant toujours une reconstruction plus ou moins fictive, plus ou moins imaginaire, elle ne peut accéder à l’universel, à la pensée, et ainsi s’offrir virtuellement à tous, que sous la condition expresse d’être le « souvenir », c’est-à-dire l’actualisation d’un processus d’émancipation. Les scribes hébreux ont écrit ces textes au cours du premier millénaire avant l’ère commune, dans un certain contexte culturel, très éloigné du nôtre. Mais je ne crois pas inintéressant de retracer le fil de certaines idées, quitte à brosser l’histoire à rebrousse-poil, d’autant que la leçon des scribes hébreux, en dernière analyse, est donc celle-ci : ce n’est pas parce qu’on est racialement noir, arabe ou juif qu’on actualise un processus d’émancipation ; c’est parce qu’on actualise un processus d’émancipation qu’on mérite d’être reconnu, en vérité, comme un descendant de tels aïeux, qu’ils soient « noirs », « arabes », « juifs » ou « français ».

3. « Vous, les Juifs » : je laisse cette partie de côté. J’y reviendrai plus loin.

4. « Nous, les Femmes indigènes » : l’auteure s’adresse maintenant aux « Femmes indigènes », ses « sœurs ». Il en effet question dans ce livre des « sœurs », des « frères », des « Blancs », des « Juifs ». Ainsi Genet est un « frère », Sartre un « blanc ». Ce n’est pas racial, mais c’est donc principalement lié à la question de la « légitimité de l’existence d’Israël ». A ses « sœurs », l’auteure écrit qu’il faut s’interroger sur la nature du féminisme qu’on prétend introduire chez les « indigènes » et ne pas s’aveugler : ce féminisme est le produit d’une histoire « blanche », à l’aune de laquelle on prétend juger et stigmatiser la culture des « indigènes », des noirs ou des arabo-musulmans. Et elle ne craint pas de heurter le sens commun : si « les pionnières du féminisme dans le monde islamique étaient… des hommes », ce n’est pas parce qu’ils étaient des hommes progressistes, c’est parce qu’ils étaient des « indigènes » soumis aux « Blancs ». « La libération des femmes », explique-t-elle en effet, « lorsqu’elle est prônée par des hommes, ne peut en aucun cas s’expliquer par un tropisme profemmes mais plus sûrement par le complexe de l’indigène humilié par la puissance coloniale et désireux de se hisser au niveau des supposées normes du colonisateur » (p. 79). L’argument est à la fois fort et délicat à manier. La littérature anthropologique et ethnologique est vaste sur le sujet : à quelle aune peut-on juger des pratiques culturelles hétérogènes à notre univers institutionnel et mental ? Faut-il défendre l’excision, le système des castes, le patriarcat, etc. ? La règle en la matière, c’est qu’il revient aux sujets d’une culture donnée de se conformer aux normes de cette culture ou de les modifier, car les peuples n’aiment pas les missionnaires bottés. Mais l’auteure va plus loin puisqu’en l’occurrence elle remet en cause des intellectuels arabes au prétexte que, s’efforçant de transformer leur société, ils intérioriseraient les normes dominatrices du colonisateur. Elle s’en justifie plus loin :

« La critique radicale du patriarcat indigène est un luxe. Si un féminisme assumé devait voir le jour, il ne pourrait prendre que les voies sinueuses et escarpées d’un mouvement paradoxal qui passera obligatoirement par une allégeance communautaire. Du moins aussi longtemps que le racisme existera » (p. 84).

Deux remarques s’imposent ici : la première, c’est qu’il existe des penseurs musulmans qui, sans aucunement singer le féminisme « blanc », savent mettre en évidence les potentialités émancipatrices des textes coraniques et ne craignent pas de tracer une division entre deux manières d’être fidèle à l’islam, l’une lumineuse, l’autre obscure ; la seconde, c’est que je vois mal La Fabrique publiant un propos comme celui-ci : « La critique radicale de l’existence de l’Etat d’Israël est un luxe ; si un amour révolutionnaire assumé devait voir le jour, il ne pourrait prendre que les voies sinueuses et escarpées d’un mouvement paradoxal qui passera obligatoirement par une allégeance communautaire. Du moins aussi longtemps que l’antisémitisme existera ». Certains m’objecteront sans doute qu’il n’y a plus d’antisémitisme, ou presque plus, que c’est un phénomène non pas universel mais circonscrit dans l’espace et le temps, et qu’à vrai dire les Juifs, on s’en fout, si bien qu’il serait malhonnête de comparer l’« allégeance communautaire » de l’auteure, une « indigène », avec l’allégeance communautaire d’un « Juif ». Je les laisse m’objecter, et j’en reviens aussitôt à « l’allégeance communautaire » de l’auteure. Elle écrit :

« Comme Assata Shakur, je dis : ‘Nous ne pouvons pas être libres tant que nos hommes sont opprimés’. Non, mon corps ne m’appartient pas. Je sais aujourd’hui que ma place est parmi les miens. Plus qu’un instinct, c’est une démarche politique. Mais avant de devenir un acquis conscient, ce retour s’est réalisé par une volonté collective de survie et de résistance. Ma conscience en est le produit. Notre moi collectif a réagi en créant son propre système immunitaire » (p. 82).

C’est la seconde occurrence de l’image du corps biologique pour traiter du collectif. La première intervient plus en amont, dans son adresse aux « Blancs » : « L’humanisme est l’une des pièces maîtresses de votre système immunitaire ». Elle précise alors la définition dudit « système » : « Le système immunitaire d’un organisme est un système biologique constitué d’un ensemble coordonné d’éléments de reconnaissance et de défense qui discrimine le ‘soi’ du ‘non-soi’. Ce qui est reconnu comme non-soi est détruit » (p. 38). Puis elle file la métaphore, expliquant qu’il y a un « système immunitaire blanc », à savoir son « appareil politico-idéologique » : « De très nombreux anticorps ont ainsi été sécrétés. Parmi lesquels, l’humanisme et le monopole de l’éthique » (p. 39). On pouvait penser que la représentation biologisée, organique du corps politique servait exclusivement à décrire l’appareil politico-idéologique « blanc ». Et on pensait en avoir la confirmation dans le fait que l’auteure appelle finalement les « Blancs » à partager le souvenir émancipateur des « indigènes » noirs ou arabes, à partager le souvenir de leurs « aïeux ». Le problème, c’est qu’intervient à présent non seulement une « allégeance communautaire » mais une représentation biologisée de celle-ci : « Notre moi collectif a réagi en créant son propre système immunitaire ». C’est à cet endroit que son usage de la catégorie de « race » se révèle périlleux, fleurant bon l’union sacrée. Il n’en demeure pas moins que le texte de Bouteldja comporte un autre versant, qui est lui d’une rare intelligence politique. Citons notamment ce passage, d’une puissante beauté :

« En Europe, les prisons regorgent de Noirs et d’Arabes, les contrôles au faciès ne concernent pratiquement que les hommes et ils sont les principales cibles de la police. C’est à nos yeux qu’ils sont diminués. Et c’est bien nous qu’ils tentent désespérément de reconquérir, souvent par la violence. Dans une société castratrice, patriarcale et raciste (ou subissant l’impérialisme), exister, c’est exister virilement. « Les flics tuent les hommes et les hommes tuent les femmes. Je parle de viol, je parle de meurtre », dit Audre Lorde. Un féminisme décolonial ne peut pas ne pas prendre en compte ce « trouble dans le genre » masculin indigène car l’oppression des hommes rejaillit immédiatement sur nous. Oui, nous subissons de plein fouet l’humiliation qui leur est faite. La castration virile, conséquence du racisme, est une humiliation que les hommes nous font payer le prix fort. En d’autres termes, plus la pensée hégémonique dira que nos hommes sont barbares, plus ils seront frustrés, plus ils nous opprimeront. Ce sont les effets du patriarcat blanc et raciste qui exacerbent les rapports de genre en milieu indigène. C’est pourquoi un féminisme décolonial doit avoir comme impératif de refuser radicalement les discours et pratiques qui stigmatisent nos frères et qui dans le même mouvement innocente le patriarcat blanc » (p. 94-95).

Il y a donc deux versants dans le texte de Bouteldja : celui du ressentiment, réactionnaire et symptomatique, mais aussi celui de « l’amour révolutionnaire » comme dans le passage ci-dessus. Je crois y avoir maintenant suffisamment insisté. Et comme l’indépendance d’esprit, à l’égard de quelque autorité que ce soit, communautaire, politique, philosophique ou éditoriale, est d’un prix infini, je n’entends pas ménager outre mesure les susceptibilités des uns et des autres, du moins pas davantage qu’on ne ménage les miennes.

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5. « Nous, les indigènes » : l’auteure s’adresse à présent à ses « frères » et « sœurs ». Et elle leur écrit notamment ceci :

« Les partisans du Black Power parlent : ‘L’absence totale de pouvoir engendre une race de mendiants’. C’est ce que nous sommes et ce que nous resterons si nous ne nous décidons pas à prendre le parti de nous-mêmes, à penser le pouvoir, la stratégie et les moyens de l’atteindre. Nous serons des mendiants tant que nous ne nous déciderons pas à rompre avec nos tuteurs, ceux qui décident pour nous, sans nous et contre nous. Nous serons des mendiants tant que nous accepterons les clivages politiques qui divisent le monde blanc et au travers desquels ils envisagent les conflits sociaux et les luttes que ceux-ci engendrent. Nous serons des mendiants, tant que nous resterons prisonniers de leur philosophie, de leur esthétique et de leur art. Nous serons des mendiants tant que nous ne remettrons pas en cause leur version de l’Histoire. Assumons la rupture, la discorde, la discordance. Gâchons le paysage et annonçons des temps nouveaux. Décidons de ne pas les imiter, d’inventer et de nous sourcer ailleurs. Ils nous disent 1789. Répondons 1492 ! » (P. 115-116).

Très bien. Mais précisément, c’est tout ce dont on voudrait se faire une idée : comment l’auteure conçoit-elle le « pouvoir » ; comment conçoit-elle l’émancipation du « monde blanc » ; comment conçoit-elle la « philosophie », l’ « esthétique », l’ « art » ; enfin quelle est sa « version de l’Histoire » ? Et quelle eau puise-t-elle dans cette source : 1492 ?

6. « Allahou akbar ! ». Dieu existe, certes, mais allez trouver un plombier un dimanche, plaisantait Woody Allen. Ce n’est toutefois pas sur une plaisanterie juive que l’auteure entend conclure. Elle écrit :

« Ainsi, lorsqu’un Français blanc croise le chemin d’un Français musulman, ce n’est pas tant un ami ou un ennemi qu’il rencontre mais une énigme. Qui est cet humain qui s’entête à se prosterner cinq fois par jour dans des postures dégradantes, jeûne un mois durant sous des températures parfois caniculaires, dérobe corps et chevelure aux regards concupiscents et cotise mois après mois, année après année pour construire une mosquée dans la ville où grandiront ses enfants plutôt que verser son obole aux Restos du cœur ? Qui est cette créature insensée à qui on a offert les Lumières sur un plateau d’argent mais qui s’obstine à se tourner vers La Mecque tel un tournesol que seul le soleil peut subjuguer ? Cette créature sait quelque chose qui échappe à la Raison blanche » (p. 128).

Ce que sait cette « créature », et « qui échappe à la Raison blanche », l’auteure va nous l’apprendre un peu plus loin. Et c’est une quasi-révélation :

« Aux mirages d’une civilisation qui a enfanté l’homme nucléaire, aux deux sens du terme, de là où il se situe, de là où il a été assigné - la place de l’Autre radical -, à celui qui prétend concurrencer Dieu, il répond : Allahou akbar ! Et il ajoute : Il n’y a de Dieu que Dieu. En islam, la transcendance divine ordonne l’humilité et la conscience permanente de l’éphémère. Les vœux, les projets de ses fidèles ne sont-ils pas tous ponctués par ‘in cha Allah’ ? Nous commençons un jour et nous finissons un jour. Seul le Tout-Puissant est éternel. Personne ne peut lui disputer le pouvoir. Seuls les vaniteux le croient. De ce complexe de la vanité, sont nées les théories blasphématoires de la supériorité des Blancs sur les non-Blancs, de la supériorité des hommes sur les femmes, de la supériorité des hommes sur les animaux et la nature. Nul besoin d’être croyant pour interpréter cette philosophie d’un point de vue profane » (p. 132).

L’auteure a manifestement étudié l’arabe et le Coran, dont elle maîtrise les principaux concepts ; enfin, disons qu’elle a en poche une ou deux citations du Coran. Pour le reste, c’est à prendre avec des pincettes. Je ne prétends pas être un fin lettré musulman, mais il me semble bien que dans l’islam, comme dans le judaïsme et le christianisme, la « supériorité des hommes sur les animaux et la nature » est un axiome fondamental plutôt qu’une théorie blasphématoire. Je dirai même plus : ranger « la supériorité de l’homme sur les animaux et la nature » dans la même catégorie – celle des « théories blasphématoires » - que « la supériorité des Blancs sur les non-Blancs », ou « des hommes sur les femmes », est aux yeux de tout musulman qui se respecte non seulement une ânerie, mais un blasphème. Cela dit, il se trouvera peut-être un théologien musulman pour me contredire. In cha Allah.

Quoi qu’il en soit, l’auteure, elle, en est donc convaincue : l’allégeance communautaire à l’islam suppose de faire sienne une vision non anthropocentrique du monde, c’est-à-dire, toujours selon elle, une vision dans laquelle la majuscule revient à la Nature plutôt qu’à l’humain. Elle explique en effet plus loin : « toutes les utopies de libération seront les bienvenues d’où qu’elles viennent, spirituelles ou politiques, religieuses, agnostiques ou culturelles tant qu’elles respectent la Nature et l’humain qui n’en est fondamentalement qu’un élément parmi d’autres (p. 134, je souligne). Cela va faire du beau monde, la seule condition requise pour rallier la cause des « indigènes » étant apparemment de privilégier la Nature à l’humain, outre une profession de foi « antisioniste ». C’est qu’en effet, rappelez-vous, au départ de son adresse aux « Blancs », elle a expliqué que le problème venait de Descartes, outre celui venant de Sartre. Et citant d’abord le fameux « je pense donc je suis », elle citait ensuite le fameux : « Nous devons nous rendre maîtres et possesseurs de la nature ». Et elle commentait : « Le ‘je’ cartésien s’affirme. Il veut défier la mort. C’est lui qui désormais occupera le centre. Je pense donc je suis celui qui décide, je pense donc je suis celui qui domine, je pense donc je suis celui qui soumet, qui pille, qui vole, qui viole, qui génocide. Je pense donc je suis l’homme moderne, viril, capitaliste et impérialiste. Le ‘je’ cartésien va jeter les fondements philosophiques de la blanchité » (p. 30). Quel rapport entre le fondement cartésien « je pense donc je suis » et la « blanchité » ? Pour le comprendre, il faut introduire le chaînon manquant, à savoir la seconde citation de Descartes : « Nous devons nous rendre maîtres et possesseurs de la nature ». Le cogito de Descartes est un « je » dominateur, puisqu’il veut dominer la nature. Fusillons Descartes et célébrons Heidegger. Et fusillons Trotski, en passant, qui écrivait dans Leur morale et la nôtre : « Du point de vue du marxisme, qui exprime les intérêts historiques du prolétariat, la fin est justifiée si elle mène à l’accroissement du pouvoir de l’homme sur la nature et à l’abolition du pouvoir de l’homme sur l’homme » (éd. La Découverte, p. 89). Trotski est mort « blanc » : il prônait, en bon cartésien, « la supériorité de l’homme sur les animaux et la nature ». Allégeance à la communauté arabo-musulmane d’une part, allégeance à une certaine pensée écologique d’autre part, on n’est toutefois pas convaincu que l’auteure ait toujours pris le meilleur de part et d’autre.

Outre Sartre, maudit pour avoir légitimé « l’existence d’Israël », l’autre philosophe maudit, l’autre fondateur de la « blanchité » est donc Descartes, au cogito duquel l’auteure oppose pour finir : « Allahou akbar ». Si j’osais, je lui suggèrerais de jeter un œil à mon livre Le manteau de Spinoza (La Fabrique, 2014). Elle y apprendrait qu’avant qu’elle ne fasse de Descartes le père de la « blanchité », Jean-Claude Milner a fait de Spinoza le père de l’antisémitisme. (Les procédés de Bouteldja et Milner, en effet, se ressemblent à certains égards beaucoup, nonobstant les différences de style et d’ « allégeance communautaire »). Elle y apprendrait aussi qu’avant qu’elle n’objecte « Allahou akbar » à la « blanchité » de Descartes et qu’elle ne propose de le fusiller (à moins que ce traitement ne vaille que pour un « sioniste »), les théologiens qui voulaient le brûler, lui et ses écrits, étaient ceux-là mêmes qui jugeaient les indigènes indignes de l’humanité, tant qu’ils ne seraient pas chrétiens. Mais laissons là ma version de l’Histoire, et revenons au livre de Houria Bouteldja. Elle le conclut sur le « grand NOUS » :

« Le Nous de la rencontre, le Nous du dépassement de la Race et de son abolition, le Nous de la nouvelle identité politique que nous devons inventer ensemble, le Nous de la majorité décoloniale. Le Nous de la diversité de nos croyances, de nos convictions et de nos identités, le Nous de leur complémentarité et de leur irréductibilité. Le Nous de cette paix que nous aurons méritée parce que payée au prix fort. Le Nous d’une politique de l’amour, qui ne sera jamais une politique du cœur. Car pour réaliser cet amour, nul besoin de s’aimer ou de s’apitoyer. Il suffira de se reconnaître et d’incarner ce moment ‘juste avant la haine’ pour la repousser autant que faire se peut et, avec l’énergie du désespoir, conjurer le pire. Ce sera le Nous de l’amour révolutionnaire » (p. 139-140).

 

Après avoir balancé Descartes par-dessus bord, il est certes bienvenu de parler d’amour, parce qu’à s’en tenir à la raison, l’aventure « décoloniale » risque de tourner court. Donc soit, parlons d’amour. Houria Bouteldja s’adresse aux « Juifs ». Prêtons l’oreille.

...

3. « Vous, les Juifs »  : l’auteure s’adresse aux « Juifs », des gens qui pour une part sont étrangers à la « blanchité », étrangers à la « race » qui, depuis 1492, domine le monde (raison pour laquelle on distingue des « Juifs » et des « Blancs »), mais qui pour une autre part sont pires que les « Blancs », parce qu’ils en sont les valets criminels. Et ce qui permet de clarifier l’ambivalence, de trancher le nœud gordien que représente le nom « Juif », c’est le principe suivant : les « Juifs » sont étrangers à la « blanchité » et rejoignent la catégorie « indigène » s’ils sont « antisionistes » ; ils sont en revanche les valets criminels de la « blanchité » s’ils sont « sionistes ». C’est la leçon du prologue : « Fusillez Sartre », formule qui devait initialement, paraît-il, intituler l’ouvrage. Au terme de son adresse aux Juifs, l’auteure conclut : « Vous êtes en train de perdre des amis historiques. Vous êtes toujours dans le ghetto. Et si nous en sortions ensemble ? » (P. 69). Qu’est-ce que sa proposition de sortir « ensemble » ? De prime abord, l’invite est paradoxale sachant que l’auteure fait acte « d’allégeance communautaire » arabo-musulmane tandis qu’elle exige précisément des « Juifs » qu’ils s’affranchissent de leur « allégeance communautaire ». C’est pourtant le juste partage qu’induit le rapport de dominant (sioniste) à dominé (indigène) : les uns doivent s’affranchir de leur communauté, les autres doivent lui prêter allégeance. La raison de cette contradiction est simple : la communauté des uns (sionistes) empêche un processus d’émancipation, la communauté des autres (indigènes) en est le moteur. C’est pourquoi la question cruciale est finalement la suivante : comment l’auteure conçoit-elle l’émancipation indigène de la domination sioniste ? Et quelle est, à ce sujet, sa « version de l’Histoire » ?

L’auteure est une « victime » de 1492. Elle l’a précisé dès le prologue : « Ce que je suis ? Une indigène de la république. Avant tout, je suis une victime. Mon humanité, je l’ai perdue. En 1492 puis de nouveau en 1830. Et toute ma vie je passe à la reconquérir. Toutes les périodes ne sont pas d’égale cruauté à mon égard, mais ma souffrance est infinie » (p. 26). Faisons à ce sujet un point d’histoire : pour les « Juifs », 1492 évoque, outre la découverte de l’Amérique, l’expulsion des sépharades. Mais les expulsions de « Juifs », en Occident, ne datent pas de 1492, non plus que les massacres occasionnels. Les « Juifs » ont été expulsés de France au XIVe siècle et massacrés ici et là durant les Croisades. C’est une piste de réflexion qui n’est pas inintéressante : la séparation entre « Blancs » et « non Blancs » s’est d’abord élaborée, construite dans le traitement des « Juifs » avant d’être opérante, à une tout autre échelle, et avec une tout autre violence, dans le traitement des « indigènes », pour enfin revenir, ultimement, aux « Juifs » et à l’invention des chambres à gaz. C’est peut-être parce que Sartre ne l’ignorait pas qu’il était circonspect au sujet de la question israélo-palestinienne et qu’il était favorable à « l’existence d’Israël » sous une forme politiquement souveraine, et jusque sous la forme d’un Etat dit « juif » sur une partie de la Palestine. Mais Sartre était un « Blanc » puisque « sioniste », et « sioniste » puisque « Blanc ». Mieux vaut donc s’instruire auprès de Houria Bouteldja, une « indigène » de 1492. Voyons ce qu’elle a à nous dire du « sionisme » et de l’ « antisionisme », sachant que c’est à ses yeux la contradiction principale. Car elle ne cesse de le dire, et de le redire : « Quant à nous, l’antisionisme est notre terre d’asile » (p. 66).

Aux « Juifs », elle explique donc : « Que cela vous plaise ou pas, l’antisionisme sera, avec la remise en cause de l’Etat-nation, le lieu principal du dénouement » (p. 65). Mais pourquoi faut-il distinguer l’un et l’autre, l’ « antisionisme » d’une part, la « remise en cause de l’Etat-nation » d’autre part ? Remettre en cause l’Etat-nation en règle générale, est-ce que cela ne suffit pas à remettre en cause le sionisme conçu comme projet et réalisation d’un Etat-nation dit « juif » en Palestine ? Non, cela ne suffit pas, car il y a une centralité de la question « sioniste », étant la question en dernière instance décisive, le lieu de l’universel singulier. L’ « antisionisme », poursuit-elle en effet, « sera l’espace de la confrontation historique entre vous et nous », et aussi « l’espace de la confrontation historique entre vous et les Blancs », enfin « l’espace de la confrontation historique entre nous et les Blancs » (p. 65-66). C’est donc le nœud du problème. Et c’est pourquoi on est avide d’en connaître la solution. Hélas, l’auteure est plutôt avare à ce sujet, sa pensée ne s’explicitant qu’en un mot, et un seul : « antisionisme ». C’est l’étendard qu’elle agite, du haut d’une barricade, le sein nu. Toutefois, en prêtant bien l’oreille, on peut dérouler le fil de sa pensée, et reconstituer sa « version de l’Histoire ».

Elle commence par expliquer aux « Juifs » qu’ils ont « bien été élus, par l’Occident », et cela « pour trois missions cardinales » : « résoudre la crise de légitimité morale du monde blanc, conséquence du génocide nazi, sous-traiter le racisme républicain et enfin être le bras armé de l’impérialisme occidental dans le monde arabe » (p. 51). Accordons-lui la première mission cardinale. La seconde est plus difficile à déchiffrer : si le « racisme républicain » est un racisme d’Etat, comme le soutien l’auteure, en quoi les « Juifs » le sous-traitent-ils ? Sont-ils les donneurs d’ordre, l’Etat républicain étant le sous-traitant ? Ou bien sont-ils les sous-traitant, aux ordres du « racisme républicain » ? Le propos est énigmatique. La troisième mission cardinale des « Juifs » est en revanche d’une simplicité biblique : « être le bras armé de l’impérialisme occidental dans le monde arabe ». Il s’agit cette fois des « Juifs » au sens de l’Etat d’Israël. Et vu l’importance du sujet, on présume que l’auteur a soigné ses formulations. Or que vaut celle-ci ? Le champ d’intervention militaire de l’Etat d’Israël « dans le monde arabe » s’étend du Sinaï au Liban (et au Golan) et de la méditerranée au Jourdain, nonobstant une rapide intervention en Irak visant à détruire le réacteur de la centrale nucléaire d’Osirak (juin 1981). Si Israël est « le bras armé de l’impérialisme occidental dans le monde arabe », s’ensuit donc, à rigoureusement parler, que pour le reste du « monde arabe » le rapace occidental ne dispose que d’un bras désarmé, autrement dit d’une patte de velours.

Rappelons quelques faits historiques, en vrac, pour mieux apprécier sa formulation : en 1980 l’Irak de Saddam Hussein agresse l’Iran des Ayatollahs avec la bénédiction et le soutien de l’Occident et des pétromonarchies du golfe, qui lui fournissent dollars et armes, s’ensuit une guerre de huit ans faisant environ 1 million de morts ; en 1990 l’Irak de Saddam Hussein, exsangue, décide d’aller se refaire une santé en annexant le Koweït, ce qui lui assurerait un accès à la mer et une main mise sur la rente pétrolière koweitienne, s’ensuit la première guerre du golfe suivie d’une dizaine d’années d’embargo économique, avec pour résultat un statut quo régional (notamment en matière de répartition de la manne pétrolière) et des centaines de milliers de morts irakiens ; en 1991 l’Etat algérien interrompt un processus électoral qui portait le Front Islamique du Salut au pouvoir, s’ensuit une quasi-décennie de guerre civile qui fait 200 000 morts (si cette guerre n’est pas le fait de l’impérialisme occidental, on notera cependant que les démocrates « blancs » ont soutenu la dictature algérienne et sa politique d’assassinats de populations civiles) ; en 2003 l’administration de Bush fils décide de mener une seconde guerre en Irak, le prétexte étant cette fois que Saddam Hussein, dictateur sanguinaire, disposerait d’armes de destructions massives qu’il s’apprêterait à remettre aux mains des terroristes d’Al-Qaïda, s’ensuit de nouveau des centaines de milliers morts irakiens et le chaos, enfin Daesh ; en 2011 l’Otan intervient militairement en Lybie et s’apprête aujourd’hui, de nouveau, à y intervenir… ; toujours en 2011 le peuple syrien se soulève contre la dictature de Assad, la répression est féroce, criminelle, ignoble, les rebelles syriens alors s’organisent et prennent les armes, s’ensuit une guerre civile qui a déjà fait 250 000 mille morts et quatre millions de réfugiés, où l’on a vu le Hezbollah, les héros de la « résistance » au sionisme, prendre les armes aux côtés de Assad, puis l’armée russe intervenir également aux côté de Assad en vue d’écraser les forces rebelles syriennes, et selon certaines sources, l’aviation russe n’aurait pas fait dans la dentelle… Mais tout cela est décidément marginal au regard de la question centrale, celle de la « légitimité de l’existence d’Israël », autrement dit celle de la légitimité du « bras armé de l’impérialisme occidental dans le monde arabe ». C’est le premier point.

Le second point consiste à se représenter adéquatement l’histoire du sionisme, et à ce sujet l’auteure affirme que « l’acteur principal est blanc : l’Occident » (p. 65). Elle s’en explique aussitôt : « On me rétorquera que Herzl était juif. Certes, sauf que la question n’est pas qui a eu l’idée du sionisme mais qui l’a réalisée  » (ibid., elle souligne). Si les « Juifs » sont « le bras armé de l’Occident », ce sont par ailleurs les occidentaux, les « Blancs », qui auraient réalisé l’idée sioniste. Est-ce à dire que ce sont les « Blancs » qui ont immigré en Palestine, qui y ont construit des villes, y ont combattu les armées arabes ? Le propos est encore une fois énigmatique. Toujours est-il que c’est le second point : ce ne sont pas les « Juifs » qui ont réalisé le sionisme, mais ce sont eux qui en ont bénéficié.

Le sionisme étant d’une part « le bras armé de l’Occident dans le monde arabe », et d’autre part une idée juive mais une réalisation blanche, reste à définir l’idée en question. C’est le troisième point : « universaliser l’antisémitisme, en faire un phénomène intemporel et apatride, c’est faire d’une pierre deux coups : justifier le hold-up de la Palestine et justifier la répression des indigènes en Europe » (p. 57). En quoi « l’antisémitisme » est-il un argument inventé de toute pièce afin de justifier « la répression des indigènes en Europe » ? Pour le comprendre, il faut avoir lu le petit livre de Badiou et Hazan paru aux éditions La Fabrique (2011) : L’antisémitisme partout. Ils expliquent comment l’argument d’une montée de l’antisémitisme chez les « Indigènes » sert d’argument au racisme républicain, à la répression policière, à l’apartheid social. Quant à l’autre face de l’ « une pierre deux coups », la chose est suffisamment connue : l’antisémitisme étant universel, sans limite dans l’espace et le temps, il faut que les Juifs disposent d’un Etat pour s’en protéger, d’où le « hold-up » de la Palestine, lequel permet de satisfaire la bonne conscience « blanche » au détriment des « indigènes ». C’est la seconde occurrence dans le livre de l’image du « hold-up », la première intervenant dans le prologue :

« Au-dessus de moi, il y a les profiteurs blancs. Le peuple blanc, propriétaire de la France : prolétaires, fonctionnaires, classes moyennes. Mes oppresseurs. Ils sont les petits actionnaires de la vaste entreprise de spoliation du monde. Au-dessus, il y a la classe des grands possédants, des capitalistes, des grands financiers qui ont su négocier avec les classes subalternes blanches, en échange de leur complicité, une meilleure répartition des richesses du gigantesque hold-up et la participation – très encadrée – au processus de décision politique qu’on appelle fièrement ‘démocratie’ » (p. 26-27).

Le « gigantesque hold-up » dont il est ici question, c’est celui de l’impérialisme occidental depuis 1492 jusqu’à nos jours. Mais il y a aussi l’autre « hold-up », qui en est le condensé et comme le noyau irradiant, d’où la centralité de la question de la « légitimité de l’existence d’Israël » : c’est le « hold-up » qui condense, qui ramasse, qui symbolise toutes les oppressions, toutes les dominations, toutes les injustices engendrées par le monde « blanc » depuis 1492. Est-ce dans le cœur des « indigènes » du monde entier, dans celui des Inuits, des Dogons, des Tibétains, que la question de la « légitimité de l’existence d’Israël » acquiert cette extraordinaire fonction symbolique, ou est-ce exclusivement dans celui de l’auteure ? On est tenté de penser que, de même que les uns universalisent l’antisémitisme, les autres universalisent le sionisme. Le procédé semble rigoureusement identique. Il repose non pas sur un ordre des raisons, mais sur un fantasme, celui de l’incarnation. Ainsi, de même que Finkielkraut ou Lanzmann incarnent les « Juifs », Bouteldja incarne les « Indigènes » depuis 1492 jusqu’à nos jours. C’est pourquoi elle peut écrire aux « Juifs » :

« Avant d’être expérimentés en Europe, les crimes de masse l’ont d’abord été aux Amériques, en Afrique, en Asie. Déshumaniser une race, la détruire, la faire disparaître de la surface de la planète, c’était déjà inscrit dans les gènes coloniaux du national-socialisme. Hitler n’était qu’un bon élève. Si les techniques de massacres de masse ont révélé toute leur efficacité dans les camps de concentration, c’est qu’elles avaient été expérimentées sur nous avant toujours plus performantes, et si la férocité blanche s’est abattue sur vous avec une telle sauvagerie, c’est que les peuples européens ont fermé les yeux sur les ‘génocides tropicaux’ » (p. 59, je souligne).

L’auteure ayant souffert dans sa chair d’ « indigène » toutes les oppressions depuis 1492, elle a toute la légitimité requise pour ériger la question de « l’existence d’Israël » au cœur du problème « indigène », comme elle a toute la légitimité requise pour parler au nom des Inuits, des Dogons ou des Tibétains. Moi, petit blanc, disciple de Descartes, de Sartre ou de Lacan, suis-je en mesure de lui objecter ? Si j’osais, je lui conseillerais la lecture de La sexualité féminine de Mustapha Safouan, l’un des plus grands psychanalystes après Lacan, sinon le plus grand. Mais comment oser ?

...

Le sionisme, « bras armé de l’Occident dans le monde arabe », idée juive dont la réalisation fut blanche, mais au bénéfice des « Juifs », c’est donc le « hold-up de la Palestine », lequel « hold-up » ne saurait se réduire au vol d’une terre allant du Sinaï au Golan, de la Méditerranée au Jourdain, mais au contraire condense, ramasse, symbolise toutes les injustices du monde « blanc » depuis 1492 jusqu’à nos jours. Ceci étant posé, qu’est-ce que « l’antisionisme », sous l’étendard duquel se sont ralliés les « indigènes » du monde entier ? L’auteure juge apparemment que le mot est suffisamment explicite par lui-même. Qui sait prêter l’oreille aura toutefois repéré, ici ou là, quelques éléments de définition. Par exemple lorsqu’elle évoque l’écrivain marocain A. Khatibi :

« Abdel Khatibi n’est pas aussi connu que Césaire mais il gagnerait à l’être. Sa vision agit comme un dérégulateur de la mécanique sioniste. ‘L’essence précède l’existence’, dit-il. ‘L’essence arabe précède l’existence d’Israël’, ajoute-t-il » (p. 60).

On n’en apprendra guère plus au sujet de « l’essence arabe » précédant « l’existence d’Israël », mais on pressent déjà que la centralité de la question de « l’existence d’Israël » ne concerne pas également tous les « Indigènes », à moins que « l’essence arabe » n’ait vocation à représenter les Inuits, les Dogons ou les Tibétains, et à s’exprimer en leur nom. Un autre élément de définition de « l’antisionisme » nous est donné page 53, où il est de nouveau expliqué que le sionisme est une réalisation blanche dont les bénéficiaires sont les juifs, mais où l’auteure précise en outre, comme en passant, sa vision d’un avenir égalitaire entre « Juifs » et « Indigènes » :

« Donc, voilà, ils [les Blancs] vous ont offert Israël. Et ils ont fait d’une pierre deux coups : se débarrasser de vous comme prétendants à la nation et comme révolutionnaire historiques et faire de vous les plus ardents défenseurs de l’empire en terre arabe » (p. 53).

Nous voilà à présent fixés : il existe une « terre arabe », comme il existe une terre inuit, une terre dogon, une terre tibétaine, etc., et aussi une terre blanche, chrétienne ou européenne. Le problème de l’impérialisme naît lorsque des gens, en l’occurrence des « Blancs », au lieu de rester habiter la terre qui est la leur, vont déposséder les autres de leur terre, vont les exploiter, les massacrer, comme en Amérique, en Australie, en Afrique, en Asie et dans le monde arabe depuis 1830, enfin et surtout comme en Palestine, noyau de toutes les oppressions, de toutes les dominations, de toutes les injustices. La maîtresse d’école, ayant fini sa leçon, demande alors aux élèves : « Avez-vous bien compris ? » C’est alors que des « Juifs » qui se trouvent dans la classe lèvent le doigt. Ils ont une question : « Madame, où est la terre juive » ? Réponse de la maîtresse d’école : « Il n’y a pas de terre juive ». Alors ils demandent : « Mais Madame, pourquoi il y a une terre arabe, tout de même assez vaste, une terre inuit, une terre dogon, une terre tibétaine, etc., et même une terre blanche, mais pas de terre juive ? ». La maîtresse, alors, s’impatiente : « C’est comme ça. On ne va pas refaire le monde pour les Juifs. D’ailleurs les Juifs, on s’en fout ».

Pour un cartésien, les choses sont toutefois un peu plus compliquées : les hommes ne poussant pas sur les arbres, ils se sont déployés depuis un foyer initial, qu’on situe il y a environ 50 000 ans en Afrique, et depuis ce foyer ont essaimé sur toute la terre. Les uns venant ensuite après les autres, ils se rencontrent, se mélangent, se dépossèdent, s’exterminent parfois. Donc une « terre arabe », c’est une terre habitée majoritairement par des arabes, qui un beau jour sont venus s’y installer. De même qu’une « terre juive », c’est une terre habitée majoritairement par des juifs, qui un beau jour sont venus s’y installer, etc. Ainsi les européens sont venus un beau jour s’installer en Amérique et en Australie, y exterminant quasiment tous les indigènes. Les Juifs, eux, n’ont pas exterminés les arabes - lesquels, bien au contraire, sont de plus en plus nombreux en Palestine depuis l’arrivée des sionistes -, ils les ont dominés et aussi expulsés. Il n’empêche, la question centrale, celle qui condense, ramasse, symbolise toutes les injustices, c’est le « hold-up de la Palestine », parce que les « Juifs » ont volé un morceau de la « terre arabe ». Mais rassurez-vous, bonnes gens, c’est une question de temps, car bientôt le crime de 1492 sera expié, in cha Allah :

« Nous vivons un moment charnière de notre histoire. Sur l’échiquier international, Israël déçoit l’empire, l’Iran s’impose comme puissance régionale et la greffe sioniste n’a jamais prise dans le monde arabe et ne prendra jamais si Dieu veut » (p. 64).

Dieu ayant donné aux arabes une vaste terre, et Dieu aimant beaucoup « l’essence arabe », il ne permettra pas que la « greffe sioniste » prenne, fût-elle somme toute mineure au regard de l’étendue de la « terre arabe ». D’ailleurs, si Dieu le permet, les lois de la biologie, elles, ne le permettront pas. Je vous rappelle en effet qu’il existe dans tout corps organique un système immunitaire : « Le système immunitaire d’un organisme est un système biologique constitué d’un ensemble coordonné d’éléments de reconnaissance et de défense qui discrimine le ‘soi’ du ‘non-soi’. Ce qui est reconnu comme non-soi est détruit ». Pris en tenaille entre « Dieu » et les lois de la biologie, les sionistes n’ont guère d’avenir. Cependant l’auteure, nous assure-t-elle, est une adepte de « l’amour révolutionnaire ». Il y aurait donc une issue, une sortie possible du ghetto, « ensemble ». Hélas, elle ne nous en dit rien. Comment conçoit-elle l’avenir des juifs et des arabes sur une « terre arabe » ? Tout ce qu’on sait, au terme de son adresse aux « Juifs », c’est que la Palestine est une « terre arabe », que ce n’est pas négociable et qu’il en va du sort des « indigènes » du monde entier. Le « Juif » ayant lu d’autres livres, il sait par ailleurs que partout dans le « monde arabe », tel qu’il existe aujourd’hui, et tel qu’il a existé, les « Juifs » ont été soumis aux arabes, étant d’une autre « allégeance communautaire » que les maîtres des lieux. C’est pourquoi les « Juifs », du moins beaucoup de « Juifs », et de plus en plus, se sont ralliés subjectivement à une certaine idée du sionisme, qui consiste à dire, en gros, ceci : on a été pendant des siècles les indigènes des blancs en Occident, et des arabes en Orient, mais maintenant on a mis la main sur un petit coin de terre, sans pétrole, certes, mais où on entend bien faire régner notre loi, et si vous n’êtes pas contents, c’est pareil. Je ne partage pas cette conception du sionisme, mais j’avoue que parfois, je dois me mordre le poing à pleine dents pour ne pas m’y rallier.

...

Il y a des gens qui jugent qu’il y a une terre arabe (musulmane ?), une terre blanche (chrétienne ?), une terre noire, une terre jaune, une terre ceci, une terre cela, etc. Une minorité d’entre eux juge qu’il y a aussi une terre juive. Mais la majorité juge que non. Il y a cependant aussi d’autre gens, appelons-les des « amis », qui eux jugent qu’une terre est une terre et que partout la terre est bleue comme une orange. Le livre Les Blancs, les Juifs et nous, sur l’un de ces versants, n’est donc pas le livre d’une amie. Mais comme il y a aussi, dans ce livre, des pages puissamment politiques, et poétiques, on peut raisonnablement penser qu’elle le deviendra un jour. Reste qu’en attendant, il nous faut bien nous contenter de ce qu’Éric Hazan nous met sous les yeux. Or en guise d’ « amour révolutionnaire » je lis, dans le cours d’une adresse aux « Juifs », la déclaration suivante :

« Mais vous vous êtes laissé gagner lentement à tel point qu’un préjugé tenace est né : tous les Juifs sont sionistes. Désormais, lorsque vous ne l’êtes pas, vous devez le prouver. Vous qui rêviez de vous fondre dans ‘l’universel’, vous voilà redevenus Juifs au sens sartrien du terme. Mais le pire pour moi n’est pas là. Après tout, vos renoncements vous regardent. Le pire, c’est mon regard, lorsque dans la rue je croise un enfant portant une kippa. Cet instant furtif où je m‘arrête pour le regarder. Le pire c’est la disparition de mon indifférence vis-à-vis de vous, le possible prélude de ma ruine intérieure »

Que les « Juifs » s’abîment dans un renoncement, après tout, c’est leur problème. Mais « le pire n’est pas là ». Il est dans le mal que cela cause à l’auteure, parce que ce renoncement des « Juifs », indirectement, elle en subit les conséquences. En effet, lorsqu’elle sort dans la rue, en France, à Paris, pour acheter des merguez hallal, visiter une « sœur » ou manifester pour une Palestine arabe, ou que sais-je, elle croise des gens, forcément. Et voilà qu’elle « croise un enfant portant une kippa ». Et oui, cela arrive. De même qu’il arrive, souvenez-vous, qu’un « Français blanc croise » un autre « Français » :

« Ainsi, lorsqu’un Français blanc croise le chemin d’un Français musulman, ce n’est pas tant un ami ou un ennemi qu’il rencontre mais une énigme. Qui est cet humain qui s’entête à se prosterner cinq fois par jour dans des postures dégradantes, jeûne un mois durant sous des températures parfois caniculaires, dérobe corps et chevelure aux regards concupiscents et cotise mois après mois, année après année pour construire une mosquée dans la ville où grandiront ses enfants plutôt que verser son obole aux Restos du cœur ? Qui est cette créature insensée à qui on a offert les Lumières sur un plateau d’argent mais qui s’obstine à se tourner vers La Mecque tel un tournesol que seul le soleil peut subjuguer ? Cette créature sait quelque chose qui échappe à la Raison blanche » (p. 128).

Ça, c’est « lorsqu’un Français blanc croise le chemin d’un Français musulman ». Le cas qui nous occupe présentement est d’une tout autre nature, puisque c’est l’auteure cette fois, une « indigène de la République », qui « croise un enfant portant une kippa ». Et elle explique : « Le pire, c’est mon regard ». De ce « regard », tout ce qu’on sait, c’est qu’il dure un « instant furtif », qu’il vise « un enfant portant une kippa », qu’il exprime « la disparition de [son] indifférence », enfin qu’il est « le possible prélude de [sa] ruine intérieure ». On en sait dès lors suffisamment pour augurer du sentiment qui peut gagner cet enfant, ainsi que l’adulte (un père, une mère, un frère ou une sœur) qui peut-être l’accompagne, qui sûrement l’accompagne, sachant que ce n’est sans doute pas la première fois que cet enfant, et sinon lui un autre qui lui ressemble, croise un tel regard dans la rue. Voilà qui me conduit à ouvrir une parenthèse. Hazan et Badiou, dans leur petit opuscule Antisémitisme partout (La Fabrique, 2011), nous expliquait naguère :

« D’un point de vue empirique, la construction d’une ‘montée de l’antisémitisme en France’ est un argument important en direction des juifs français pour les pousser à faire leur aliyah, à partir s’installer en Israël. La diaspora française est numériquement la deuxième du monde après celle des Etats-Unis, et le pouvoir israélien, hanté par le ‘problème démographique’, cherche à ponctionner tous les viviers extérieurs disponibles. Comme en France il est difficile que les services secrets fassent sauter des synagogues pour pousser les juifs à émigrer, comme il a été fait en Irak et au Maroc, on procède autrement. De nombreux émissaires en provenance d’Israël ont diffusé dans la population juive un message simple : ‘Partez dès maintenant, la France n’est plus un pays sûr pour les juifs’ » (p. 43).

Certes, il est exact, et avéré, qu’il existe des constructions idéologiques servant d’argument pour favoriser l’émigration de Français juifs en Israël, et la « montée de l’antisémitisme en France » en est une, pour une part. Mais pour une autre part, il est donc également exact, et avéré, qu’il existe des gens, en France, qui croisant « un enfant portant une kippa », s’arrêtent pour le regarder, un « instant furtif ». Et ce regard n’est pas aimable. Du reste, l’auteure ne s’en cache pas : la colère gronde. Au terme de sa missive aux « Juifs », elle prévient : « Je connais bien les gens de ma race. Bien que cabossés et terriblement abîmés, nous avons encore le cœur gros et une certaine pratique de la noblesse humaine mais pour combien de temps ? » (P. 68). Le temps est compté. L’amour avec les « Juifs » sera pour bientôt ou ne sera pas. Hazan et Badiou sont maintenant mieux informés : d’un point de vue empirique, il y aussi des regards portés sur des enfants juifs, parce qu’ils sont juifs. Et ces regards sont vraisemblablement « un argument important en direction des juifs français pour les pousser à faire leur aliyah, à partir s’installer en Israël ».

Et puisque j’ai ouvert cette parenthèse, et me suis permis de corriger partiellement la thèse des co-auteurs d’Antisémitisme partout, j’ajoute encore une chose : je n’ai jamais entendu dire que les services secrets israéliens, puisque c’est d’eux qu’il s’agit, aient fait sauter une synagogue au Maroc pour pousser les juifs à émigrer. Je l’ai entendu dire au sujet de l’Irak, mais pas au sujet du Maroc. Et puisque la question est soulevée, disons un mot au sujet des faits irakiens. En 1941, un pogrom contre les juifs provoque en Irak autour de 150 morts. L’ambiance s’est dégradée depuis que les sionistes sont en Palestine et la guerre mondiale échauffe les esprits. Puis vient la fin de la guerre, le partage de l’ONU, la création de l’Etat d’Israël et la guerre israélo-arabe de 1948. L’atmosphère devient très pesante dans le monde arabe pour les juifs. L’émigration des juifs irakiens s’intensifie à mesure que l’atmosphère se dégrade : en 1950 les juifs d’Irak sont privés de la nationalité ; en 1951 leurs biens sont confisqués. C’est durant cette période, toujours en Irak, entre 1950 et 1951, qu’une série de bombes sont lancés sur des lieux juifs, dont une synagogue. La police irakienne mène l’enquête, arrête des juifs, dont deux sont condamnés à mort et pendus. L’un d’eux, Shalom Tsalah, avoue, avant d’être exécuté, qu’il était bien l’auteur des attentats et qu’en outre il les avait réalisés pour le compte des services secrets israéliens. Ses aveux sont signés. C’est donc sur la base matérielle des aveux d’un homme torturé par la police irakienne, puis exécuté, que Badiou et Hazan, apparemment, tirent leurs conclusions : les services secrets israéliens ont fait sauter des synagogues pour pousser les juifs d’Irak à émigrer, nous assurent-ils. Il est vrai que si Israël existe, tout est permis, même l’absence de note de bas de page.

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Concluons. Après nous avoir parlé en long et en large de 1492, de l’impérialisme « blanc », du génocide des indigènes d’Australie et d’Amérique, de la colonisation du monde arabe depuis 1830, d’Hiroshima et de « la Une du Monde  » titrant le 8 août 1945 « Une révolution scientifique : Les Américains lancent leur première bombe atomique sur le Japon » (cité p. 31), du « racisme républicain », des contrôles au faciès, de sa souffrance, etc., l’auteure nous explique posément, au beau milieu du livre, que lorsqu’elle croise « un enfant portant une kippa », elle s’arrête pour le regarder. Et à lire entre les lignes, on n’aimerait pas être à la place de l’enfant durant l’« instant furtif ». Mais qu’est-ce donc, me demanderez-vous, qu’un « enfant portant une kippa » ? Je n’en sais fichtrement rien.

Ce que je sais en revanche, c’est qu’il suffirait que l’enfant ne porte pas de kippa pour que l’auteure ne s’arrête pas pour le regarder. Sans kippa, en effet, il ne serait pas « Juif », il serait… « blanc ». Un enfant comme il y en a tant d’autres en France. Et alors l’auteure le croiserait au pire indifférente. C’est pourquoi j’y reviens, et j’y insiste : demandez aux Inuits, aux Dogons, aux Tibétains, et croyez-moi, ils vous diront que cette « indigène » qui prétend parler en leur nom, elle a le visage pâle. Mais fort heureusement, pas plus qu’elle n’est la porte-parole des Inuits, des Dogons ou des Tibétains, Houria Bouteldja n’est la porte-parole des arabes, des musulmans ou des Palestiniens. Elle n’est que la porte-parole du « possible prélude de sa ruine intérieure ». Il ne tient cependant qu’à elle d’en conjurer le cours et de nous rejoindre, nous qui sommes issus de toutes les « races » et partageons un même axiome : lorsqu’un adulte porte un sale regard sur un gosse, pour la seule raison que ce gosse est juif, noir, arabe, indien, jaune ou que sais-je, on n’est pas « juste avant la haine », on est « juste après ». C’est le b-a.ba de l’amour révolutionnaire, outre que la terre est bleue comme une orange.

Une indigène au visage pâle - Par Ivan Segré

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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