Un manifestant mutilé sur la ZAD

À quoi joue le gouvernement ?

paru dans lundimatin#147, le 1er juin 2018

Mardi 22 mai, aux alentours de midi, un opposant aux opérations d’expulsions menées sur la ZAD a été mutilé par un gendarme utilisant une grenade à « effet de souffle » GLI-F4. Transporté au CHU de Nantes il a été amputé de la main droite. [1] Pour divertir du scandale que devrait susciter un tel niveau de violence aveugle de la part des forces de l’ordre, gendarmerie et procureurs ont déclenché leurs habituelles opérations de communication. Alors que l’information est claire : l’une des 4000 grenades offensives jetées sur les manifestants par la gendarmerie a fini par arracher la main d’un jeune homme de 21 ans, on suggère la responsabilité du manifestant dans sa propre mutilation. Et les médias reprennent en chœur.

Depuis deux jours, après que Gérard Collomb a affirmé qu’on n’entendrait « plus parler de Notre-dame-des-landes » et alors que les occupants tentaient des opérations de reconstruction, la gendarmerie s’était peu montrée sur la zone (week-end prolongé oblige). Hier, les forces de l’ordre se sont à nouveau déployées pour procéder à des opérations de déblaiement des cabanes détruites dans la forêt de Rohanne, autour de la Chat teigne. Selon Reporterre :

Quand la grenade a explosé, la victime était auprès d’un passage en creux entre deux champs, cernée de haies, face à la forêt de Rohanne, entre Bellevue et La Chateigne. [...] C’était dans un moment de relative accalmie, après un affrontement plus intense. Quelques cailloux, pas plus, vers les gendarmes mobiles qui décident de dégager le groupe d’une trentaine d’opposants.

Voir aussi le déroulé des évènements de la journée sur Radio Klaxon/ Indymedia Nantes.

Ce n’est évidemment pas la version qu’a très rapidement donné le Ministère de l’Intérieur. Selon la Place Beauvau :

« Une cinquantaine d’opposants radicaux cagoulés ses sont attaqués aux forces de l’ordre en leur jetant notamment des cockatils molotov et des projectiles. Pour défendre leur intégrité physique et disperser le groupe d’activistes, les gendarmes mobiles ont procédé à des jets de grenade (sic) lacrymogènes de type F4, comme il est d’usage dans ce type d’opération. »

Le communiqué de presse est caricatural à souhait : d’un côté des opposants « radicaux » (et comme si ça ne suffisait pas, « cagoulés ») s’en prenant à « l’intégrité physique » des gendarmes, qui, eux, ne répliquaient, « comme il est d’usage » que par des « lacrymogènes ».

Après avoir minimisé l’arsenal utilisé – de simples lacrymogènes – le Ministère précise, dans un post-scriptum, ce que sont effectivement les grenades dites GLI-F4 – pas exactement ce que reçoivent sur la tête les milliers personnes qui manifestent régulièrement dans les principales villes de France. Le modèle F4 est donc « une munition à triple effet lacrymogène, sonore et de souffle ». Qui ne peut être utilisée, selon la "doctrine", qu’en « tir courbe », qui « permet d’éviter que les personnes soient directement impactées », l’arme n’explosant que « quelques secondes » après son atterrissage.

La grenade GLI-F4 est bien connue des zadistes, de leurs soutiens, et des journalistes qui se sont rendus sur la zone depuis le 9 avril et le début des opérations d’expulsions. Le ministère a raison de préciser que son usage est commun « dans ce type de situation », puisque la gendarmerie en aurait utilisé plus de 4000 depuis 1 mois et demi à Notre-dame-des-landes. Pourtant, selon un gendarme interrogé par le Parisien, la grenade GLI-F4 est une arme qui est pensée pour n’être utilisée qu’en dernier recours (avant de sortir les fusils) dans le cadre du maintien de l’ordre :

« Quand tu sors les F4 et assimilées, ça n’a rien à voir avec les simples grenades lacrymogènes ou de désencerclement que tu utilises pour te donner de l’air. Dans la gradation d’usage de la force, les F4 se placent désormais juste avant les armes à feu »

C’est d’ailleurs ce que disait un rapport de 2014 de l’IGGN et l’IGPN, exhumé par Luc Peillon de Libération :

Ces grenades à effet de souffle, rappelait ainsi le document, "constituent le dernier stade avant de devoir employer les « armes à feu » telles que définies par le code de sécurité intérieure". Et d’expliquer, sans ambages, que ces "dispositifs à effet de souffle produit par une substance explosive ou déflagrante sont susceptibles de mutiler ou de blesser mortellement un individu, tandis que ceux à effet sonore intense peuvent provoquer des lésions irréversibles de l’ouïe (pour avoir un effet efficace, une intensité sonore de 160 db mesurée à un mètre est requise)". Avant de reconnaître que "quel que soit le moyen utilisé, comme il s’agit d’un dispositif pyrotechnique, une atteinte à la tête ou sur le massif facial ne peut jamais être totalement exclue".

Malgré leur extrême dangerosité avérée, ces grenades ont commencé à être utilisées de manière systématique par les gendarmes sur la zone, dès le deuxième jour de l’opération d’expulsions/destructions. Par exemple le jeudi 12 avril pour disperser un pique-nique organisé à proximité des Vraies rouges. Ce jour-là de nombreuses personnes avaient été blessées, dont des journalistes. En réalité, n’importe quelle personne (zadiste, opposant ou photographe) ayant vu les gendarmes en action depuis 1 mois et demi sur la zone (que ce soit lors des manœuvres d’évacuations ou lors de la « trêve »), savait que les GLI-F4, et notamment leur usage massif en « tir courbe » avait de grandes chances de provoquer de graves blessures. C’est ainsi ce que nous afirmions dans un article daté du 20 avril consacré à cette question. Les assertions du Ministère de l’Intérieur sur les « quelques secondes » précédant la détonation sont fausses, et de nombreuses GLI-F4 explosent au moment de toucher le sol, ou parfois même en l’air, à hauteur de tête. La plupart des blessés graves l’ont été par l’usage de ces armes et on peut regretter que les journalistes ne se soient pas plus inquiétés publiquement de leur utilisation massive quand on sait que les blessés dans leurs rangs sont aussi dus à des tirs de GLI-F4. Ainsi, un photographe indépendant, travaillant notamment avec Libération, a été touché au pied et n’est toujours pas guéri ; un employé de Libération s’en est sorti avec « avec un énorme hématome derrière la jambe et un coquard à l’œil. » ; une journaliste de Reporterre, qui longuement détaillée comment elle a été blessée, a encore « un petit éclat de grenade en souvenir derrière le genou ».

Pour se faire une idée de l’effet produit par ces grenades, regarder cette compilation d’explosion réalisée parle journaliste Alexis Kraland :

Le fait que la presse ait aussi peu fait état de cet usage disproportionné et indistinct des grenades GLI-F4, alors même que les Street medic de la ZAD ont plusieurs fois tiré la sonnette d’alarme et que des associations ont saisi le défenseur des droits pour alerter sur la violence de l’opération de gendarmerie, a participé à leur banalisation. Le passage sous silence des pratiques des forces de l’ordre a atteint son apogée lors de la « trève » (alors que les gendarmes continuaient d’utiliser le même arsenal) et lors du redémarrage des opérations d’évacuation, quand le discours du général Lizurey sur l’absence d’affrontements et la « désescalade » a fini par prendre le pas sur la réalité. Il aura donc fallu cet « accident », comme on dit déjà dans certaines rédactions, pour qu’on recommence à réfléchir sur ce que « désescalade » signifie dans la bouche d’un militaire…

Mais revenons à la version « officielle », produite par le Ministère de l’Intérieur et le parquet de Nantes : « selon les premiers éléments, un des opposants aurait tenté de ramasser une grenade tombée au sol en vue de la relancer sur les gendarmes. »

On notera l’usage du conditionnel : le futur blessé « aurait tenté de ramasser [la grenade] ». Et dans le même temps de cette assertion : « en vue de la relancer sur les gendarmes ». On ne sait pas bien s’il a ramassé l’arme, mais il a au moins tenté le coup et dans l’intention bien sûr de la renvoyer sur les forces de l’ordre (pour les mutiler, certainement). Il faut se souvenir que déjà lors de la mort de Rémi Fraisse (tué à Sivens par un gendarme ayant utilisé une grenade de type OF F1), les défenseurs des forces de l’ordre avaient tenté d’instiller un doute quant à la responsabilité de Rémi lui-même, ou au moins des autres opposants au barrage. On évoqua ainsi dans un premier temps « différents scénarios possibles » ayant amené à son décès, dont celui d’ « un engin artisanal mal lancé par un opposant au barrage de Sivens », voire « d’un engin explosif que Rémi Fraisse aurait pu transporter dans son sac à dos ». Il fallut plusieurs jours pour que la « thèse de la grenade offensive » commence à s’imposer. L’hypothèse que le bras et le système nerveux central d’un gendarme aient pu être lié à cette grenade a par contre été généralement mise de côté.

Dans le cas de Robin, mutilé au pied à Bure par une grenade GLI-F4 lancée « en tir courbe » à plusieurs dizaines de mètres, là encore une certaine presse évoquait « un manifestant connu de la police » dont il n’était pas certain qu’il n’ait pas fait partie de ceux qui attaquaient « gratuitement et violemment » des gendarmes « obligés de riposter pour se défendre ».

Une grenade « à effet de souffle » peut provoquer de graves blessures ou la mort. Mais qui est responsable de l’actualisation de cette possibilité ? Pour éviter de parler de l’individu ayant utilisé cette arme, ou de sa hiérarchie, on évoque le rôle joué par la victime elle-même. Elle faisait certainement partie des « éléments violents ». Elle s’est certainement jetée bêtement sur l’engin explosif (pour le renvoyer sur les gendarmes, le transformant alors en engin mortel). Peut-être même portait-elle un sac-à-dos...

Dans le cas de Maxime, blessé mardi à la ZAD, la première expertise médicale, effectuée par un médecin légiste, vient pour l’instant étayer le scénario des gendarmes. Ses blessures seraient ainsi « incompatibles avec l’hypothèse avancée par certains, selon laquelle il aurait été blessé alors qu’il tentait de fuir ». On peut penser que c’est un nouvel épisode de la "guerre de communication" annoncée par la gendarmerie avant le début des opérations sur la zone, qui s’ouvre aujourd’hui. Si les zadistes peinent pour le moment à recueillir des témoignages, ils semblent toujours persuadés que la version de gendarmerie relève d’un mensonge monté à la va-vite.

Si les conditions exactes dans lesquelles cette grenade a explosé sont importantes, la recherche de la vérité ne doit pas occulter le fait que c’est l’arsenal de la gendarmerie et de manière générale la disproportion des moyens utilisés par les forces de l’ordre dans le cadre de cette opération qui sont en cause. Ainsi comme le dit le père de Rémi Fraisse interrogé sur RTL :

Les gendarmes ont envoyé cette grenade parce qu’ils étaient pris à partie paraît-il, ou encerclés, je ne sais pas (...). Comment peut-on envoyer des grenades offensives quand on est en défense ?, interroge-t-il. C’est exactement le même problème que pour mon fils, c’est illogique, on ne se défend pas avec des grenades offensives

Sur ce point, la communication de la gendarmerie joue sur les mots, rappelant que les grenades "offensives" (OF F1) ont été interdites à la suite de la mort de Rémi Fraisse. Pourtant les grenades à effet de souffle (GLI F4) ou de désencerclement restent largement utilisées par les forces de l’ordre, non pour se dégager ou éloigner une menace, mais bien pour attaquer des cortèges manifestants ou des groupes d’opposants présents sur la ZAD. Et le fait même qu’elles soient faites pour être insérées dans des lanceurs de type Cougar les projetant à plusieurs centaines de mètres le prouve.

Peut-être à cause des polémiques soulevées ces dernières années par les blessures causées par les GLI-F4, la gendarmerie a décidé de s’en passer peu à peu. Selon L’Essor de la Gendarmerie, les forces de l’ordre épuisent sur la ZAD "les stocks des GLI-F4, qui devraient disparaître de l’arsenal des gendarmes à l’horizon 2020-2022." Un appel d’offre a été lancé en août 2017 visant l’achat de nouvelles grenades ne contenant pas "d’explosif brisant" (la GLI-F4 contient 25g de TNT) et donc censée ne pas produire "d’éclats". Cependant, selon le général Bertrand Cavallier “la GM2L [produite par la société Alsetex et déjà "testée" sur la ZAD] vise à avoir un effet comparable à la GLI-F4 mais avec des risques moindres, mais cela reste une arme. Et même un pétard du 14 Juillet peut emporter quelques doigts lors de son explosion.” S’il ne s’agit que de quelques doigts...

Pour aller plus loin :
Notre article sur l’utilisation des grenades GLI-F4 sur la ZAD
Un retour sur le non-lieu dont a bénéficié le gendarme Jasmain qui a lancé la grenade OF F1 sur Rémi Fraisse
Une « autopsie » de la GLI-F4 à la suite de la blessure de Robin à Bure
Le détail de l’arsenal de grenades utilisé par les gendarmes sur la ZAD

[1Une photo de ses blessures a circulé sur les réseaux sociaux - nous ne la publions pas dans cet article parce que sa vue est difficile à supporter mais elle est visible ici.

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