« Un communisme plus fort que la métropole » (2/3)

Partie 2 : Le bel enfer

paru dans lundimatin#189, le 29 avril 2019

La semaine dernière, nous présentions la série d’articles tirés de l’obscur recueil lillois La fête est finie (2004). Le texte qui suit s’intitule Le bel enfer. Il forme une attaque frontale contre l’esthétique, soit tout le contraire d’une attaque contre les arts. Une attaque qui vise plutôt la disposition existentielle et sociale qui fait que l’humanité présente peut assister à son propre anéantissement comme à un spectacle de premier choix. Après tout, ne vivons-nous pas dans une époque où des agences de voyages proposent des séjours au pôle aux heureux élus qui souhaitent contempler « in real life » la fonte de la banquise ? Où des gens font leurs courses du samedi alors qu’à deux rues de là la police gaze, nasse et charge ?

Le bel enfer

L’enfer des vivants n’est pas chose à venir ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place.

Italo Calvino,
Les Villes invisibles

Tout ce qui a partie liée avec l’esthétique nous est irréductiblement hostile. Nous ne disons pas ennemi, nous disons : hostile. « L’ennemi est notre propre question, prenant figure », a-t-on écrit. Il n’y a pas, pour nous, de question esthétique. Lorsqu’un branché quelconque publie un roman où il se jure de « remettre le communisme à la mode », nous percevons très exactement l’opération qu’il tente contre nous. Et nous confions le livre aux flammes, sans remords. La bêtise, ici, serait justement de vouloir comprendre, quand il n’y a qu’à détruire.

Si l’esthétique n’était que la science du beau, ou celle du goût, ou encore « un certain régime d’intelligibilité des arts » – ce point où, vers la fin du XVIIIe siècle, on a cessé de parler des beaux-arts, des arts libéraux et des arts mécaniques, pour parler de « l’art » , secteur spécial de l’existence, jalousement distinct de la vie ordinaire –, il n’y aurait pas de salon d’esthétique à l’angle de la rue, ni de punk attitude, ni même de « zone de gratuité » dans des galeries d’artistes. Certainement que l’on ne songerait pas non plus à transformer les derniers paysans en agents d’entretien des paysages. Il y a moins d’esthétique dans toute l’histoire de l’art de Warburg que dans une heure de la vie d’un publicitaire. Esthétique est, dans toute sa trame, l’existence métropolitaine et, en son fonds, la nouvelle société « impériale ». L’esthétique est la forme que prend la fusion apparente, dans la métropole, du capital et de la vie. Tout comme la valorisation trouve désormais son ultima ratio dans le fait qu’une chose ou un être plaît, de la même façon le pouvoir, qui ne parvient plus à justifier ses menées par une quelconque référence à la vérité ou à la justice, recouvre la plus entière liberté d’action dès lors qu’il s’avance sous le masque de l’esthétique. Un nietzschéen pour cadres écrivait il y a quelques années : « Le paradigme esthétique est l’angle d’attaque permettant de rendre compte d’un constellation d’actions, de sentiments, d’ambiances spécifiques de l’esprit du temps post-moderne. » Suivait une éloge de la socialité de bar branché, de toute cette convivialité cybernétique, de toute cette superficialité rentable, des amours glacées qui font l’attraction propre des cœurs métropolitains. Esthétique, donc, est la neutralisation impériale, là où l’ON n’a pas directement recours à la police.

Comprendre l’esthétique ? Il n’y a de compréhension qu’à base d’empathie ; et notre empathie ne va pas à ce qui nous nuit. Cherchons-nous à comprendre la police ? Non. A savoir comment elle fonctionne, comment elle procède, où elle en est, de quels moyens elle dispose et comment la détruire, oui, mais pas à la comprendre. Tout le travail de la métaphysique, toute l’œuvre de la civilisation, en Occident, aura été de séparer, à toute occasion, l’« humain » du « non-humain » , la « conscience » du « monde » , le « savoir » du « pouvoir » , le « travail » de l’« existence », la « forme » du « contenu », « l’art » de « la vie », l’« être » de ses « déterminations », la « contemplation » de l’« action », etc. – nous mettons des guillemets car aucune de ces choses n’existe comme telle avant qu’on ne l’ait dissociée de son contraire, et par là produite comme telle. Une fois opérée cette séparation et produite chacune de ces unilatéralités, une institution se sera chaque fois vue confier la tâche de les maintenir dans leur séparation. L’institution muséale et son adjoint la critique d’art aura, par exemple, garanti d’un côté l’existence de l’art en tant qu’art, de l’autre celle du monde prosaïque en tant que monde prosaïque. Une certaine désolation, en tout lieu, s’en est suivie. L’esthétique survient alors comme projet d’animer cette désolation, de réunifier tout ce que l’Occident avait séparé, mais de le réunifier extérieurement, en tant que séparé. L’époque qu’inaugure l’esthétique est donc au fond celle de la crise de toutes les institutions ; mais si tombent, désormais, les murs des musées comme des écoles, des entreprises comme des hôpitaux, et jusqu’aux murs de l’individualité bourgeoise elle-même, c’est pour placer chaque espace sous le contrôle spécial d’un dispositif, c’est-à-dire pour incorporer le dispositif en chaque être, tant nous sommes traversés par ce que nous traversons. On ne distinguera plus, dès lors, entre l’existence et le travail mais chacun aura un téléphone portable sur le répertoire duquel se perdra la distinction entre amis et collègues au point de pouvoir être joint à toute heure de la journée. Il n’y aura plus de vies consacrées exclusivement à la contemplation ni d’autres à la pure action, plus de clercs ni de chefs de guerre, mais la réflexivité gagnera chaque instant de l’existence, et nul ne commettra d’acte sans se faire dans le même temps spectateur de ses propres actes. A la limite, nul fera plus l’amour sans avoir à tout instant conscience de faire l’amour, changeant l’art érotique en universelle pornographie. Il n’y aura plus de patron, plus d’esclave, mais chacun sera à lui-même son propre patron, aura gravé dans son cœur les lois de l’auto-valorisation : chacun sera devenu pour lui-même une petite entreprise.

L’empire est ici le produit de la terreur policière, là de la synthèse esthétique. Partout la continuation et l’approfondissement du désastre occidental prennent la forme de sa subversion. Partout ON prétend réparer pour abîmer plus avant. Partout ON détruit sans retour sous prétexte de reconstitution.

L’esthétique ou la révolution

Que l’esthétique ait reçu pour mission de réconcilier ce que l’Occident s’était constamment ingénié à diviser sans reste, voilà qui remonte à sa naissance officielle, dans le système kantien. La Critique de la faculté de juger de 1788 confie au beau et à l’art le soin de concilier l’infini de la liberté morale et la stricte causalité qui régit la nature, de combler l’« incommensurable abîme » qui sépare d’abord la Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique. Il ne faudra pas six ans, de là, pour que l’esthétique soit réélaborée par Schiller comme programme contre-révolutionnaire, comme réponse explicite aux tendances communistes, insurrectionnelles de la Révolution française. Ce chef-d’œuvre de la réaction occidentale se nomme Lettre sur l’éducation esthétique de l’homme et paraît en 1794. Le raisonnement est le suivant : il y a en l’homme deux instincts antagonistes : l’instinct sensible qui l’ancre dans la particularité, les nécessités vitales, les sentiments bref : la détermination, et l’instinct raisonnable, formel, qui par la réflexion l’arrache à la particularité, aux affects et l’élève aux vérités universelles. Ces deux instincts sont partout en lutte de telle façon que ce que l’un possède est toujours pris à l’autre, partout sauf en un point d’harmonie où ils se rencontrent et se confortent mutuellement. Ce point de conciliation miraculeuse, de grâce souveraine est l’état esthétique, et l’instinct qui lui correspond est l’instinct de jeu. « C’est donc une des tâches les plus importantes de la culture que de soumettre l’homme à la forme dès le temps de sa vie simplement physique et de le rendre esthétique dans toute la mesure où la beauté peut exercer son empire […] En bref, pour rendre raisonnable l’homme sensible, la seule route à suivre est de commencer par faire de lui un homme esthétique […] L’homme sensible doit d’abord être transféré sous un autre ciel […] Dans l’état esthétique, tout le monde, le manœuvre lui-même qui n’est qu’un instrument, est un libre citoyen dont les droits sont égaux à ceux du plus noble, et l’entendement qui plie brutalement à ses desseins la masse résignée est ici mis dans l’obligation de lui demander son assentiment. Ici donc, dans le royaume de l’apparence esthétique, l’idéal d’égalité a une existence effective. » Cette égalité-là est bien l’idéal de neutralisation impériale où, chacun simulant, feignant de faire ce qu’il fait, d’être ce qu’il est – l’ouvrier, le patron, le ministre, l’artiste, le mâle, la femelle, la mère, l’amant –, nul n’adhérant jamais à sa facticité, tout conflit est désamorcé par avance. « Je ne suis pas vraiment qui tu crois, tu sais », susurre la créature métropolitaine, tout en se déconstruisant dans votre lit. Mais c’est en fait l’idéalisme allemand dans son entier qui tire de ces Lettres son opération propre. La Phénoménologie de l’esprit, qui s’achève tout de même sur deux vers de Schiller, n’en finit plus de démasquer le caractère insubstantiel de chaque détermination, le mensonge de la certitude sensible. Car le problème avec l’homme sensible, c’est qu’il ne se laisse pas faire, qu’il résiste au discours, qu’il fait des barricades et prend même parfois les armes sans que l’on puisse le raisonner, qu’il a, en somme, une forte propension à l’irréductibilité. Et puis il y a ce manifeste anonyme, alternativement attribué à Schelling, à Hegel et à Hölderlin et connu sous le nom de « plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand ». On y lit : « La philosophie de l’esprit est une philosophie esthétique. On ne peut avoir aucun esprit, même pour raisonner de l’histoire – sans avoir de sens esthétique. […] En même temps revient l’idée que la grande masse devrait avoir une religion sensible. […] Régneront alors la liberté et l’égalité universelle des esprits ! Un esprit supérieur, envoyé du ciel, doit fonder cette nouvelle religion parmi nous, elle sera la dernière et la plus grande œuvre de l’humanité. » Cette religion nouvelle, cette religion sensible a trouvé son accomplissement dans toute cette époque du design, de l’urbanisme, de la biopolitique et de la réclame. Elle n’est autre que le capital, dans sa phase impériale.

Là où l’esthétique prétend réunir ce qu’elle sépare essentiellement, le geste messianique [1] consiste à assumer l’union qui est là.

C’est un spectacle qui, depuis un siècle, ne laisse d’être hilarant : la paralysie chronique de ceux qui entendent « dépasser la séparation entre l’art et la vie », ceux qui, dans un même geste, posent une séparation et prétendent l’abolir. L’opération esthétique domine l’époque comme ce mouvement double, duplice de tout rassembler pour tout mettre à distance. En ce sens, elle est bien ce moment de la récapitulation finale dans la parodie, cette « récollection du souvenir  » dont parle Hegel au sujet du savoir absolu, où tout est archivé. C’est non seulement l’ensemble des événements « du passé », toute l’« histoire des civilisations » et des « cultures » qui sont ainsi désactivés, c’est jusqu’aux tentatives présentes pour faire brèche dans le cours du temps, jusqu’à l’événement survenu hier qui sont appréhendés comme déjà passés, qui sont projetés dans le simplement possible. Ce fameux « présent perpétuel » dont on nous rebat tant les oreilles n’est qu’une assignation à résidence dans le lendemain. L’enfer esthétique où nous évoluons se présente ainsi : tout ce qui pourrait nous animer est réuni là, à distance de vue mais résolument hors de contact. Tout ce qui nous fait défaut est retenu dans des limbes inaccessibles. L’état esthétique, de Schiller à Lille2004, nomme cet état de suspension où toute « la vie » semble se dérouler, dans toute sa luxuriance possible, dans toute sa plénitude imaginable, à distance, défendue par un no man’s land sauvagement gardé. Rien ne matérialise mieux l’opération esthétique que le triomphe de l’installation dans l’art contemporain. Ici, c’est le dispositif lui-même qui se fait œuvre d’art. Nous sommes absolument inclus en elle, ainsi que tant d’avant-gardes l’avaient rêvé, et dans le même temps absolument rejetés, exclus de tout usage possible en son sein. Nous sommes, par un même mouvement diabolique, intégrés en tant qu’étranger dans ce petit enfer portatif. ON n’appelle pas cela esthétique relationnelle sans quelque bonne raison.

Contre toute esthétique, Warburg a voulu montrer que même dans l’image, dans les représentations les plus anthropomorphes de l’art occidental, étaient contenus des points d’irréductibilité, des tensions extrêmes, des énergies que l’œuvre retient et invoque à la fois, qu’il y a de la « vie en mouvement » jusque dans l’immobilité des statues de la Renaissance. Et que ces forces, ces « formules du pathos » sont non seulement susceptibles de nous toucher, mais même nous affectent. Benjamin note semblablement : « Les éléments actuellement messianiques apparaissent dans l’œuvre d’art comme contenu, les éléments retardateurs comme sa forme. Le contenu s’avance vers nous. La forme se fige, ne nous laisse pas approcher. » Nous disons qu’il y a partout, à même le réel, à même les mots, à même les corps, à même les sons, les images et les gestes, de semblables points d’irréductibilité où les formes et la vie, l’homme et son monde, la perception et l’action, l’être et ses déterminations ne sont pas séparés. Marx, par exemple, est le nom d’une certaine irréductibilité entre communisme et révolution. Partout, les mots sont mélangés d’affects, les corps d’idées, les perceptions de gestes. La façon dont l’homme parle se noue en un point très décelable à la grammaire de ses organes. Le sens que certains mots revêtent pour lui livre les meilleures indications sur sa physiologie. Si vous en doutez, il vous suffit de voir ce que les Haoukas filmés par Jean Rouch font des intensités captives dans le décorum colonial. Nous appelons ces points formes-de-vie. Nous les appelons ainsi parce que nul ne peut démêler, en ces points, l’« individuel » de l’« espèce ». Chaque forme-de-vie qui affecte un corps, le traverse comme chargée d’une intensité collective, passée, présente ou future, comme saturée d’un moment de la « vie de l’espèce » – « espèce », quel terme répugnant ! Si l’artisan peut être une forme-de-vie, ce n’est jamais, au fond, sans quelque sourde évocation de la ville médiévale et du régime des corporations. Cette intensité collective-là est présente dans la perception même que j’ai de l’artisan et dans la façon qu’il a d’être au monde. De la même façon, le guerrier autonome ne surgit jamais sans ramener avec lui la course de tant de hordes sauvages. Et l’enfant ne joue pas à l’Indien sans quelque menace. Ce n’est pas que ce passé l’anime, c’est qu’une même forme-de-vie les rassemble en une constellation, les nimbe, transite par eux. De la même façon, chaque chrétien capte un peu de l’intensité de partage de tant de sectes juives d’il y a deux mille ans, à commencer par les esséniens, et chaque Jeune-Fille neutralise à sa manière quelque ménade grecque. C’est bien ce qui fait qu’il ne peut, là, être question d’histoire, parce qu’il y a des canaux de circulation subtile qui rendent encore présent, bien que par fragments, par concentrés flottants, ce soi-disant « passé ». Le geste messianique consiste à livrer passage à ces formes-de-vie qui affleurent jusque dans le langage le plus raréfié, dans l’environnement le plus sémiotisé, dans les regards les plus éteints. A libérer de l’esthétique le chaos des formes-de-vie.

Paradoxalement, le règne de l’esthétique est d’abord celui de l’anesthésie générale. L’époque impériale est ainsi la très méthodique conjuration du messianique. C’est le temps de la citation, de la référence, de la prudence existentielle. Toutes les formes-de-vie y sont tenues en respect : ce sont des possibilités, de l’art, de l’histoire, du passé. Des subjectivités se mettent à grimer telle ou telle figure révolue. On se gargarise de mondes engloutis pour s’effrayer dès qu’ils menacent de revenir. On se met à vivre « comme au temps de Mahommet ». Ou comme au temps des Templiers. Il y a de l’esthétique dans le rapport du trotskyste au politique comme il y a du snobisme dans le rapport de l’ultra-gauche aux années 20. La panoplie des subjectivités métropolitaines donne, en général, toute la mesure de ce dont le snobisme est capable. Au lieu de livrer passage aux formes-de-vie, le snob réitère sans fin l’opération esthétique d’incarner la forme qu’il a préalablement arrachée à ce qui vivait. « Ce qui veut dire que tout en parlant désormais d’une façon adéquate de tout ce qui lui est donné, l’homme post-historique doit continuer à détacher les “formes” de leurs “contenus”, en le faisant non plus pour trans-former activement ces derniers, mais afin de s’opposer soi-même comme une “forme” pure à lui-même et aux autres, pris en tant que n’importe quels “contenus”. » C’est ainsi que Kojève décrit l’hypothèse d’une fin de l’histoire snob, à la japonaise, d’une fin de l’histoire esthétique. « La conscience esthétique, confirme le pauvre Vattimo, n’opère pas de choix ; elle se borne à libérer l’objet qu’elle prend en considération de tout ce qui le relie au monde réel, en tant que monde du savoir et de la décision, en le transférant dans la sphère de la pure apparence. » (Éthique de l’interprétation) L’esthétique est le temps de la synthèse infernale. Le temps de la sociabilité [2]. Le règne des spectres.

Une étymologie fallacieuse fait dériver le mot religion du latin religare (relier), insinuant que la religion aurait pour vocation de relier les hommes entre eux et ceux-ci au divin, plutôt que de relegere (recueillir, recollecter au sens de « revenir sur ce que l’on a fait, ressaisir par la pensée ou la réflexion, redoubler d’attention et d’application »), ainsi qu’il en va dans tout rituel, dont les formes doivent être scrupuleusement répétées. Toute religion, en faisant exister une sphère spéciale du sacré, s’érige en gardienne de sa séparation d’avec le « monde sensible ». C’est-à-dire qu’elle produit le monde sensible en tant que monde sensible. Qu’elle en vienne à pourchasser tout ce qui, hors d’elle comme en elle, se maintient dans l’inséparation entre « sensible » et « suprasensible » – mage, sorcière, mystique, messie ou convulsionnaire – découle logiquement de sa définition. On comprend mieux le malaise qui s’est saisi de la totalité du monde profane avec la « mort de Dieu ». Désertée la place du divin, le monde profane se révélait comme n’étant même pas profane. C’est jusqu’à la douce immersion dans l’immanence qui se perdait ainsi. Que faire ? Le projet esthétique répond historiquement à cette situation – et en première ligne l’idéalisme allemand. En témoigne cet étrange fragment de Hölderlin intitulé Communismus der Geister (« Communisme des esprits »). Etrange d’abord par son titre : Communismus est orthographié avec un C, c’est-à-dire à la française à une époque (1798) où les babouvistes eux-mêmes n’osent guère s’appeler que « communautistes ». Etrange ensuite par le nom de son premier paragraphe « Disposition ». On y lit : « C’est que, justement, nous partons du principe diamétralement opposé, c’est-à-dire de l’universalité de l’incroyance, pour justifier sa nécessité dans notre temps. Cette incroyance est partie intégrante de la critique scientifique de notre époque, laquelle annonce et précède la spéculation positive ; il ne sert à rien de gémir là-dessus : il faut y remédier. » L’incroyance dont il est question ici n’est pas, au fond, l’incroyance en telle ou telle religion, ni en Dieu lui-même. L’incroyance dont il est question – nos contemporains nous le démontrent chaque jour, eux qui sont capables de vivre leur propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre, eux qui se croient dans un film quand s’approche un tsunami –, c’est bel et bien l’incapacité à croire à ce qui nous avons sous les yeux, au monde sensible lui-même. Cette espèce d’incrédulité hagarde qui se lit dans tant d’yeux, dans tant de gestes, cet état d’absence irrésolue, cette crise de la présence est précisément ce à quoi le projet esthétique, l’empire et ses dispositifs ont pour tâche de remédier.

Sous l’empire, donc, le design et l’urbanisme inscrivent à même les choses l’unité du monde devenue problématique. Ils façonnent le tout nouveau « monde sensible ». Les mass media inventent à flux tendu le langage commun du jour. Les différents « moyens de communication » mettent à disposition, à tout instant, l’ensemble de ceux que nous avons toujours-déjà quittés, et que nous appelons encore, absurdement, « nos proches ». La culture, enfin, et les spectacles, nous garantissent l’existence de ce que nous pourrions vivre et penser, et que nous ne faisons plus qu’entrevoir. C’est ainsi que localement, crâne par crâne, foyer par foyer, centre-ville par centre-ville, s’agence la métropole impériale, se reconstruit un univers apparemment stabilisé, crédible, consensuel, une aisthesis : une commune perception du monde. L’empire est cette planétaire fabrique du sensible. Et tout comme la religion prétendait unir les hommes au divin quand en réalité elle les en tenait séparés, la religion sensible de l’empire, qui prétend recomposer l’unité du monde depuis sa base, depuis le local, ne fait que fixer en chaque lieu et en chaque être une séparation nouvelle : la séparation entre l’usager et le dispositif. L’esthétique s’impose ainsi à l’échelle du globe comme impossibilité de tout usage. Le prospectus d’une récente exposition à Bordeaux annonçait, clignant de l’œil : « Ce qu’on vous vend au supermarché, les artistes le transforment en œuvre d’art. » On voit comme l’esthétique seule parvient à accomplir l’impossibilité d’usage contenue dans toute marchandise, parvient à la convertir, derrière une vitrine ou au cœur d’une « instal’ », en une pure valeur d’exposition. Ultimement, le programme esthétique vise à étendre cette scission à l’homme même, à lui incorporer le dispositif, à en faire l’usager de lui-même. On comprend sans peine en quoi la disposition biopolitique à s’appréhender comme corps, ou celle, spectaculaire, à se mirer en image, conspirent à faire de nous les usagers de nous-mêmes. A faire de nous des sujets esthétiques.

Communisme [3] et magie

Le cadre hurlant tout seul dans l’oreillette de son portable. Le VRP accroché à sa mallette. L’automobiliste pestant au volant de sa voiture. Le fêtard looké sur son dance-floor techno. Le vendeur de magasin branché avec son charabia d’entreprise. Nos contemporains font figure d’ensorcelés. Tous les gauchistes du monde peuvent bien prétendre leur ouvrir les yeux sur l’étendue de la catastrophe, l’affaire est entendue depuis plus de soixante-dix ans : il ne sert à rien de conscientiser un monde déjà malade de conscience. Car cet ensorcellement n’est pas le produit d’une superstition ou d’une illusion qu’il suffirait d’abattre, c’est un ensorcellement pratique : c’est leur assujettissement aux dispositifs, le fait qu’il n’y ait qu’accouplés à tel ou tel dispositif qu’ils s’éprouvent comme sujets. Artaud dit vrai lorsqu’il écrit, en janvier 1947, que « beaucoup mieux que par son armée, son administration, ses institutions, sa police, c’est par des envoûtements que la société tient ».

Dans chaque usage réside une possible sortie de l’ensorcellement. Car chaque usage libère les formes-de-vie contenues dans les choses, dans les mots, dans les images. Dans l’usage s’établit une curieuse circulation entre « sujet » et « objet », entre « espèces ». Le geste court-circuite la conscience, abolit temporairement la distance entre le moi et le monde, en appelle d’autres. Le regard nous incorpore les mouvements et les formes perçus. Il se passe quelque chose en nous et hors de nous. « “La coïncidence de la transformation du milieu et de l’activité humaine ou de la transformation de l’homme par lui-même ne peut être saisie et comprise rationnellement que comme praxis révolutionnaire”, disent les Thèses sur Feuerbach, mais elle peut être saisie et comprise magiquement comme usage, du moins “si la magie est une communication constante de l’intérieur à l’extérieur, de l’acte à la pensée, de la chose au mot, de la matière à l’esprit”. » (Artaud) Que la matière soit animée d’innombrables formes-de-vie, qu’elle soit peuplée de polarisations intimes, voilà ce que Marx lui-même n’ignorait pas, lui qui écrit, dans La Sainte Famille : « Parmi toutes les qualités inhérentes à la matière, le mouvement est sans doute la première et la plus insigne, non pas seulement comme mouvement mécanique et mathématique, mais plus encore comme pulsion, dynamisme, comme tourment de la matière, pour employer un terme de Jakob Boehme. Les formes primitives de ces derniers sont des forces essentielles, vivantes, individualisantes, produisant les différences spécifiques. » Ces « formes primitives », nous les avons appelées formes-de-vie. Elles nous affectent, que nous le voulions ou non, par tout ce à quoi nous nous lions, par tout ce à quoi nous sommes liés. Nous avons du mal à admettre que nous sommes liés, car nous sommes possédés par une idée esthétique de la liberté. Une idée de la liberté comme détachement, comme indétermination, comme arrachement à toute détermination. « Cette disposition intermédiaire où l’âme n’est déterminée ni physiquement ni moralement et où pourtant elle est active de ces deux manières, mérite particulièrement le nom de disposition libre, et si l’on appelle physique l’état de détermination sensible, et logique et moral l’état de détermination raisonnable, on donnera à cet état de déterminabilité réelle et active le nom d’état esthétique. […] Sans doute l’homme possède-t-il virtuellement cette humanité avant chacun des états déterminés par lequel il peut passer ; mais il la perd effectivement avec chacun des états déterminés par lequel il passe, et il faut pour qu’il puisse venir à un état contraire qu’elle lui soit chaque fois rendue par la vie esthétique. » (Schiller, Lettres…) Cette idée-là de la liberté, c’est la liberté du manager, qui parcourt le globe de grand hôtel en grand hôtel, celle du scientifique (sociologue ou physicien, qu’importe) qui n’est jamais nulle part dans le monde qu’il décrit, celle de l’anarchiste métropolitain qui veut pouvoir faire ce qu’il veut quand il veut, celle de l’intellectuel qui juge souverainement de tout depuis son bureau ou celle de l’artiste contemporain qui fait de sa vie entière une « œuvre d’art » et pour qui l’unique impératif est « invente-toi, produis-toi toi-même », comme dit l’infect Bourriaud. A cette idée esthétique de la liberté, nous opposons l’évidence matérialiste des formes-de-vie. Nous disons que les êtres humains ne sont pas simplement déterminés, au sens où il y aurait d’un côté l’être en tant que tel, pur de toute détermination, que viendrait habiller l’ensemble de ses attributs, de ses prédicats et de ses accidents – français, mâle, fils d’ouvrier, jouant au football, ayant mal à la tête, etc. Ce qu’il y a en réalité, c’est la manière dont chaque être habite ses déterminations. Et en ce point, la détermination et l’être sont absolument indistincts, et ils sont forme-de-vie. Nous disons que la liberté ne consiste pas dans l’arrachement à toutes nos déterminations, mais dans l’élaboration de la manière dont nous habitons telle ou telle détermination. Qu’elle ne réside pas dans l’affranchissement de tout lien, mais dans l’apprentissage de l’art de lier et de délier. Que cet art ait longtemps été réputé magique ne nous procure aucun embarras. Et nous assumons son scandale : celui d’admettre la menace, en nous, hors de nous, partout, de la crise de la présence. Nous disons même que s’il y a une égalité effective parmi les humains, c’est devant cette menace. Ce qui fait de Kafka un grand communiste. Nous préférons cela, et de loin, à ce paradoxe trop connu : plus quelqu’un se prend pour un individu, plus on le trouve à reproduire les structures de comportement les plus bêtement propres à l’ « espèce » ; plus quelqu’un se prend pour un sujet, plus on le voit s’abandonner, par accès, aux penchants les plus tristement conformes. Nous voyons bien que, pour l’heure, depuis leurs limbes, les formes-de-vie demeurent dans le plus redoutable chaos. Que c’est le sentiment de ce chaos, ainsi que leur attachement à cette stupide idée de la liberté qui jette nos contemporains dans les rets des dispositifs. Mais nous voyons aussi de quelle puissance disposent ceux qui ont appris l’art de lier et délier. Et nous nous figurons quelle terrible force tiennent entre leurs mains ceux qui, collectivement, élaborent le jeu des formes-de-vie qui les affectent. Et nous ne craignons pas d’appeler communisme le partage, en tout lieu, de cette force. Car alors les humains arrivent à maturité, et ils ont dans leurs gestes la souveraineté de l’enfant.

« Peut-être l’homme de l’âge de la pierre ne dessinait-il l’élan de manière aussi incomparable que parce que la main qui maniait la pointe se souvenait encore de l’arc avec lequel elle avait abattu l’animal. »

Le mana fuit, réinventons la magie.

 

[11 Il y a un temps messianique, qui est abolition du temps-qui-passe, rupture du continuum de l’histoire, qui est temps vécu, fin de toute attente. Il y a un geste messianique, dont il est ici question. Il y a même des êtres qui se meuvent dans le messianique, ce qui signifie qu’ils sont à leur manière, et le plus souvent de façon fugitive, « sortis du capital ». Ce qui signifie aussi qu’il y a, étincelles mêlées à l’immonde noirceur du réel, du messianique, que le Royaume n’est pas purement à venir, mais déjà, par fragments, présent parmi nous. Messianique est donc la pratique qui part de là, de ces étincelles, des formes-de-vie. Antimessianiques, en revanche, sont toutes les religions, toutes les forces qui entravent et retiennent le libre jeu des formes-de-vie. Antimessianique est, au plus haut point, le christianisme et ses avatars modernes – socialisme, humanisme, négrisme. Nous n’avons jamais croisé, faut-il le préciser, de « messianisme », sauf dans la bouche putrescente de nos calomniateurs.

[22 Simmel livre en 1910 une analyse magistrale de cette plaie de l’époque actuelle : la sociabilité. L’article aborde la sociabilité comme « forme ludique de l’association », comme « structure sociologique particulière, correspondant à celles de l’art et du jeu, et qui tirent leurs formes de la réalité, tout en la laissant néanmoins derrière eux », rend parfaitement justice de l’utopie branchée d’une « société de conversation ». « Dans la conversation purement sociable, la parole est une fin à elle-même, elle n’est au service d’aucun contenu ; elle n’a d’autre but que de perpétuer l’interaction en esquivant les sujets délicats, que de permettre de jouir de l’excitation du jeu de relations (…) L’association et l’échange stimulant par lesquels tout le poids et toutes les tâches de la vie se réalisent sont consumés ici dans un jeu artistique, dans la sublimation et la dilution simultanées des forces de la réalité qui n’apparaissent qu’à distance, alors que leur pesanteur s’estompe comme par enchantement. »

[33 Il suffit de reprendre la définition du communisme dans les Manuscrits de 1844 (« le communisme est la vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme, la vraie solution du conflit entre l’existence et l’essence, entre l’objectivation et l’affirmation de soi, entre la liberté et la nécessité, entre l’individu et l’espèce ») pour se persuader que le geste esthétique n’est pas absent du programme communiste lui-même. C’est-à-dire que la phase actuelle, esthétique du capital où celui-ci façonne conjointement une nouvelle humanité – les citoyens – et un nouveau monde sensible – la métropole – nous impose de réviser notre conception même du communisme.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :