« Un communisme plus fort que la métropole » (1/3)

Partie 1 : Quand j’entends le mot « culture »

paru dans lundimatin#188, le 23 avril 2019

Il est, parmi les menées gouvernementales, des offensives si sournoises et si muettes qu’on ne les atteste vraiment qu’au moment où se dresse contre elles la révolte ouverte, populaire, incendiaire. La métropole, ou plutôt le « processus de métropolisation », est de ces offensives. Avant les gilets jaunes, la métropole fournissait un thème de dissertation urbanistique ou sociologique marginal, dont le sérieux même restait sujet à caution. Depuis les gilets jaunes, c’est un fait politique. Il suffit de voir comment réagit l’humanité métropolitaine chaque samedi que les « gueux » envahissent ses centres-villes vitrifiés, à Bordeaux, à Toulouse ou à Paris, pour ouvrir les yeux sur une sourde offensive de vingt ans, et ses résultats. Une certaine façon de vivre, qui s’est crue l’apogée de la civilisation parce que la plus artificielle, la plus précieuse parce que la plus fragile, à qui l’on a raconté qu’elle incarnait le rêve réalisé de tout un chacun, et qui l’a cru, découvre effarée la détestation qui la cerne. Et elle déteste en retour copieusement ces gilets jaunes qui viennent briser son monde d’illusions périssables. Non seulement toutes ces formes de vie en jaune, réputées archaïques, presque disparues ou ayant en tout cas vocation à être dépassées, demeurent, et n’ont pas honte d’elles-mêmes, mais en outre elles ne comptent pas se laisser métropoliser. À les voir persister, vient même le doute que ce ne sont pas elles qui sont l’aberration, mais peut-être cette civilisation même qui aura livré avec la métropole son dernier fruit amer.

La critique de la métropole n’est pas neuve, et il peut être intéressant pour éclairer l’actualité d’un jour inattendu, de se remémorer quelques textes oubliés. Des abysses des internets, nous en avons remonté trois, tous issus d’un recueil anonyme intitulé La fête est finie, publié à Lille en 2004. Il s’agissait manifestement pour ses auteurs inconnus de ne pas laisser sans réponse l’offensive urbanistique de métropolisation intitulée « Lille-capitale-européenne-de-la-culture ». Le contenu des trois textes que nous avons sélectionnés n’est pas sans rappeler, étrangement, certains passages de L’insurrection qui vient, ou un développement de thèmes esquissés dans la revue Tiqqun. Le premier, intitulé de manière provocante « Quand j’entends le mot culture », constitue l’article d’ouverture du recueil. Le voici.

Pour ce qui est de l’opéra d’Odessa, effectivement, il y a de cela des années, il est vrai, il fut pendant un temps dirigé par un ancien directeur de prison. Et ce, non parce que, dans cette ville, on a le sens de l’humour, mais tout simplement parce que, souvent, on envoyait les administrateurs ou permanents syndicaux qui ne s’étaient pas montrés à la hauteur de leur tâche se reconvertir dans la culture où, pensait-on, il ne fallait pas de compétence particulière. Nous ne voulons plus de cela aujourd’hui. Ce qui compte, avant tout, c’est la compétence et le professionnalisme.

Vassili Zakharov, ministre de la Culture de l’URSS,Pas de démocratie sans culture, 1989

Quand une rangée de CRS fonce sur la foule, le plus grand nombre sait encore comment réagir : on fait des barricades de fortune pour ralentir leur marche, on ramasse quelques pierres, des bouteilles et l’on se prépare à courir. Mais quand c’est un Lille2004-capitale-européenne-de-la-culture qui nous tombe sur le coin de la gueule - et ce pourrait aussi bien être un Genova2004-capitale-europea-della-cultura ou un Forùm-universal-de-les-cultures-Barcelona2004 -, nul ne sait trop comment s’y prendre. Chacun devine que c’est un sale coup qui se prépare et qu’il y a donc une parade à inventer, mais laquelle ? et contre quoi ? L’idée qu’ici le Capital n’avance plus à coups de canon, mais précédé d’une milice dansante, bruissante, bigarrée d’artistes en costumes et de branchés sous ecsta ne nous est pas encore familière. Quand nous entendons le mot ’ culture ’, nous ne pensons pas encore à sortir notre revolver.

L’impuissance où nous sommes à rendre coup pour coup illustre une difficulté plus générale : le Capital ne nous offre plus de point d’appui, de cible compacte. Nous cherchons des barons, des hauts-de-forme, deux cents familles ou huit maîtres du monde, et nous ne trouvons, en fait de bourgeoisie, qu’un ramassis de managers, en fait de capitalistes qu’un conglomérats de retraités californiens, mais en revanche un assentiment diffus, et bien souvent cynique, au cours des choses, aux dispositifs en vigueur. 
Car la tendance motrice du Capital, ne consiste plus à progresser en extension, à conquérir des espaces vierges, des continents inconnus, mais à progresser en intensité, à coloniser sans cesse de nouvelles dimensions, de nouvelles épaisseurs de l’être. Depuis 1920, décennie après décennie, on a vu le Capital produire son propre imaginaire et ses propres mélodies, un urbanisme et les technologies adéquates, à chaque phase, au maintien de son hégémonie. Finalement, il s’est emparé jusqu’au langage et à la physiologie des êtres, les exigences de l’industrie pharmaceutique répondant désormais en flux tendu à celles de l’industrie médiatique. Ainsi, la restructuration capitaliste initiée en 1975 en réponse à l’offensive prolétarienne des années 60-70 n’a pas frappé l’usine sans frapper dans le même temps tout le reste. L’informatique de masse, les biotechnologies et l’esprit Canal + en sont directement issus. Tout comme les centres-villes helvétisés des villes moyennes françaises - avec ces ronds-points à fleurs, ces petits pavés de granit au sol et tout ce menu ’ mobilier urbain ’ si prompt à faire trébucher quiconque se prendrait à l’absurde idée de s’enfuir en courant.

Dans la restructuration générale, Lille et ses gueux, ses sans-papiers, Barcelone et ses okkupas, Gênes et ses vicoli d’émeutiers potentiels faisaient tache. Elles rappellent encore trop ces villes dont l’air, disait-on jadis, émancipe, et pas assez la métropole dont la vue te glace. Nous disons la métropole, car il n’y a à l’échelle mondiale qu’une seule métropole diffractée en une série de pôles régionaux et dont l’ensemble des dispositifs de connection - gares, autoroutes, aéroports, transports de données, etc. - font évidemment partie. L’inscription que l’on pouvait lire dès les années 60 sur l’enseigne de quelques rares magasins de luxe ’ Paris-Tokyo-Londres-New York ’ énonçait le programme d’une mise aux normes de ces villes telle qu’elles en viennent à former un unique continuum métropolitain. A leur tour, les panneaux ’ Rennes métropole ’, ’ Limoges métropole ’, ’ Bordeaux métropole ’ ou ’ Lille métropole ’ qui fleurissent ces temps-ci traduisent l’extension de ce projet. Par là, il ne faut pas comprendre que chacune de ces villes serait en elle-même devenue une métropole, mais qu’elle est désormais un fragment de la métropole impériale, comme un arrondissement oublié de New York, Londres ou Tokyo. Un éclat de Paris perdu au bord de la Deûle ou de la Garonne. C’est depuis ces centres que le capital lance ensuite son offensive vers le reste du territoire. L’utopie à l’œuvre, ici, est celle d’une ville-jardin mondiale où la marchandise serait en toute chose une seconde nature. Pour l’heure, le label ’ Capitale européenne de la culture ’ est le cheval de Troie de la normalisation impériale.

De pays en pays, de cité en cité, de quartier en quartier, il y a un cycle de la normalisation. Tout commence par un ’ quartier populaire ’. Un ’ quartier populaire ’ n’est pas un quartier pauvre, du moins pas nécessairement. Un ’ quartier populaire ’ est avant tout un quartier habité, c’est-à-dire ingouvernable. Ce qui le rend ingouvernable, ce sont les liens qui s’y maintiennent. Liens de la parole et de la parenté. Liens du souvenir et de l’inimitié. Habitudes, usages, solidarités. Tous ces liens établissent entre les humains, entre les humains et les choses, entre les lieux, des circulations anarchiques sur quoi la marchandise et ses promoteurs n’ont pas directement prise. L’intensité de ces liens est ce qui les rend moins exposés et plus impassibles aux rapports marchands. Dans l’histoire du capitalisme, cela a toujours été le rôle de l’Etat que de briser ces liens, de leur ôter leur base matérielle afin de disposer les êtres au travail, à la consommation et au désenchantement [1].

Lille2004 s’est donné un logo : c’est un petit bonhomme courant avec ses bottes de sept lieues. A la surface de la Terre devenue exiguë, tout a rapetissé. Les distances bien sûr, mais aussi les hommes, leurs vies et leurs passions, leurs rêves et leurs refus. A tout cela, ON a mis toutes sortes de bornes. ON les a rendus raisonnables, réductibles c’est-à-dire étroits. La condition humaine, désormais, est un infantilisme généralisé, garanti par la BAC ; le citoyen est celui qui vivra le plus longtemps. Mais en échange de cette amputation, ON a concédé aux humains de quoi se divertir : la marchandise et les bottes de sept lieues. ON a tranché tous les liens qui leur donnait leur consistance, mais pour prix de cela ils ont reçu la ’ liberté ’ de courir en tout sens, de porter partout leur nouvelle solitude. Le bonhomme de Lille2004, c’est le Peter Schlemihl du conte de Chamisso. Par inconscience ou par convoitise, Peter Schlemihl a passé un contrat avec le Diable, le diviseur, ’ l’homme en gris ’. Il a échangé son ombre contre la bourse de Fortunatus d’où il lui est loisible de tirer toute chose qu’il désire - tout l’or du monde, les plus beaux carrosses, les plus somptueuses parures. Par là, il se trouve à la fois riche, envié, et mis au ban de la société humaine, aimé de personne pour n’avoir plus d’ombre. Nul n’est comblé comme lui, mais il est à la merci de ses propres valets, de quiconque révélerait son monstrueux secret. A la fin, Peter Schlemihl se défait de cette bourse qui lui a valu tant de malheurs et achète dans une boutique des bottes qui se révèlent être de sept lieues. Désormais, il voyagera aux quatre coins de la planète, la vitesse et la mobilité rendant seules supportable d’être exilé de la société de ses semblables, de tout lien, de tout lieu, de n’avoir plus d’ombre.

Donc, il y avait un ’ quartier populaire ’, un quartier habité, et alentour le désert : une société de déracinés. N’importe quel déraciné sait la douceur d’une telle oasis, l’apaisement qu’il y a à se loger dans un endroit peuplé, c’est-à-dire peuplé non seulement par des humains, mais encore par des cris, des odeurs, des bagarres, des complicités. L’afflux de petits-bourgeois désargentés dans les ’ quartiers populaires ’ ne s’explique pas par la seule faiblesse des loyers ni par le fait que quelques squats d’artistes, ouverts là dans les années précédentes, les y auraient préalablement introduits. La capacité à trouver folklorique toutes les traces des liens anciens, c’est-à-dire à les appréhender esthétiquement, joue ici à plein. Il suffira alors que la mairie civilise un peu la rue, refasse le macadam et lance son grand projet de réhabilitation-muséification pour que s’épanouisse le nouveau quartier branché de la ville, avec ses bars altermondialistes, ses journées portes-ouvertes sur les ateliers d’artistes et autres sinistres animations. Ce n’est plus désormais qu’une affaire d’années pour que, les loyers montant et les anciens bâtiments industriels étant massivement changés en lofts spacieux, la nouvelle population de citoyens impériaux prenne la place de l’ancienne. ON n’oubliera pas, en guise d’adieu, de laisser çà et là quelques clins d’œil à l’usage passé des lieux. Le Garage sera un bistrot couru entre tous. Et la Filature servira des déjeuners plus bio que nature. De Berlin à Brooklyn, ce scénario s’est déroulé de manière si invariable, dans un si grand nombre de villes que le serpent Koolhaas [2] se félicite déjà d’y voir un trait même de l’époque.

Lille2004 participe d’une guerre. D’une guerre d’anéantissement. Tout se passe comme si une bataille se livrait et que nous n’avions pas pied sur le terrain de l’affrontement. Comme si c’était la dimension même de la guerre qui nous échappait. Comme si nous reculions devant l’élément même sur lequel opère, désormais, le capital. Cela vaut dans les quartiers et cela vaut dans les amitiés, parmi les camarades. Combien de complices avons-nous dû laisser pour morts sur le front esthétique ? Combien d’anciens camarades, lassés de l’agitation comme de la paralysie militante, s’abîment aujourd’hui dans la culture ? Et de quels détestables prétextes s’habillent ces reniements : ils sont ’ passés à autre chose ’, qu’ils disent ! ’ On est ainsi conduit à se débarrasser du monde réel, c’est-à-dire du monde où il y a de la politique, au profit de l’autre monde esthétique. Et si l’on revient ensuite à considérer le monde, celui où il y a de la politique, parce que, tout de même, il se charge de rappeler son existence, alors on ne fait jamais que le rattacher à cet autre monde, comme faisaient les religions. Ce qui n’est pas lui rendre son existence, mais achever sa négation. ’ (Dionys Mascolo, Le Communisme). Il nous faut arriver a concevoir que la culture et l’esthétique ne sont pas seulement des armes dans les mains du capital, mais sont devenues sa texture même, à coté de la police.

La rupture est là, ses conséquences approchent.

[1L’exemple de la classe ouvrière anglaise produite en un coup à partir de l’expropriation des paysans pauvres donne l’image fulgurée de ce qui se passe partout à une plus mince échelle.

[2Koolhas ? Koolhas ? Non, pas Michel, Rem, Rem Koolhas, vous savez, le concepteur-coordinateur d’Euralille !

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