Sabbataï Tsevi ou la rédemption par le pêché

« L’enthousiasme et l’amour ne connaissent pas les situations sans issue. Ils se jouent de l’impossible et plutôt que d’abdiquer l’espérance, ils font violence à toute réalité »

paru dans lundimatin#27, le 13 septembre 2015

L’histoire juive est fondamentalement catastrophique. Son rythme profond est scandé par un certain nombre d’évènements brutaux, absolument traumatiques : l’esclavage de Pharaon, la destruction du Second temple, l’expulsion des Juifs d’Espagne, pour ne rien dire du 20e siècle. Le mouvement messianique dont Sabbataï Tsevi fut le nom rejoint aisément cette cour des grands de la tragédie historique.

Au moment critique où la prophétie devait s’accomplir, où les masses martyrisées de la diaspora étaient prêtes à recevoir le Royaume, le Messie, capturé par les Ottomans, se convertit à l’islam. L’apostasie, l’abandon de sa religion et de son peuple, fût vécue massivement comme une trahison pire que la mort. D’un certain point de vue, la pensée kabbaliste ne s’en est jamais complètement remise.

Paradoxalement, ce qui fait la tragédie de Sabbataï Tsevi n’est rien d’autre que son succès sans précédent. Nombre de faux messies jalonnent l’histoire juive, qui sont allés se perdre, de proclamations vaines en martyres solitaires, dans les sables de l’oubli collectif. Messies ignorés, prophètes réduits au silence, Moïses sans terre promise ; on ne les compte plus, et on leur pardonne. Mais Sabbataï Tsevi, lui, a convaincu – et c’est cela qui ne passe pas, cela qui le rend si singulier. Non pas d’avoir déçu – quel Messie ne déçoit pas ? Mais d’avoir convaincu.

Celui qui deviendra à 40 ans le centre du plus vaste mouvement messianique de l’histoire juive naît à Smyrne, l’actuelle Izmir, en 1626. Brillant étudiant, fréquentant assidûment la yeshiva, montrant dès son plus jeune âge un manque notable d’intérêt pour l’étude de la doctrine juridique et du Talmud, il se tourne rapidement vers l’ésotérisme et la Kabbale. Cette tradition de pensée censément secrète et élitiste avait connu, au siècle précédent, une explosion considérable. Safed, ville mineure de Palestine, était devenue en quelques années le centre d’une nouvelle Kabbale qui réunissait en une seule doctrine la tradition apocalyptique et messianique populaire et la tradition ésotérique, contemplative et mystique. Longtemps la Kabbale ne s’était pas préoccupée du Messie. Centrée sur une quête intérieure et individuelle de sagesse, la seule rédemption qu’elle rendait pensable était d’ordre personnel et métaphysique, là où la vieille apocalyptique juive espérait une rédemption historique et collective d’Israël, un rachat de la chute, de la dissémination, de l’exil. Avec des penseurs comme Moïse Cordovero, et surtout son élève Isaac Luria, la Kabbale introduisait au sein de sa méditation métaphysique les notions fondamentales d’exil et de rédemption. En retour, elle rendait pensable à un niveau quasiment cosmologique la situation historique du peuple juif.

Armé de la théologie de Luria, la seule à être métaphysiquement à hauteur de l’époque, et s’appuyant sur un passage du Zohar annonçant par de savants calculs la rédemption d’Israël pour l’année 1648, Sabbataï Tsevi se proclame Messie, à 22 ans. A ce moment se déclarent les premiers symptômes d’un mal qui ne le quittera pas. Des phases d’exaltation intense où, aux dires de ses contemporains, son visage brûle d’un éclat aveuglant, succèdent en lui à des accès de profonde tristesse et d’abattement ; dans ces moments, il n’est même plus capable de lire la Torah. En 1651, un messie maniaco-dépressif est banni de la communauté juive de Smyrne, faisant l’objet de la même excommunication que Spinoza, le herem. Il entame une errance qui le conduira à de Constantinople à Salonique, du Caire à Jérusalem, de bannissement en bannissement. Prêchant sa propre messianité, annonçant la réunion des Tribus d’Israël en terre sainte, appelant à la fin de la soumission aux autorités rabbiniques. Timide mais tenace, il mène une vie ascétique et exemplaire, faite de jeûnes, de prières, de méditation, et entrecoupée, lors de ses phases d’exaltation, de ces fameux « actes étranges » qui constituèrent plus tard sa légende noire. Entonner des chansons d’amour plutôt que des psaumes, prononcer le Tétragramme, s’empiffrer un jour de jeûne officiel, sans parler de son mariage avec une rescapée des pogroms de 1648 devenue prostituée et elle-même convaincue que son destin est de devenir reine d’Israël … Plusieurs rencontres déterminantes accroissent sa renommée : un riche marchand juif, ascète entretenant des kabbalistes, lui fournira l’appui matériel qui lui manque ; un jeune kabbaliste de Gaza, Nathan, devient son prophète et son bras droit, jusqu’à ses dernières années.

A l’approche de l’année hautement symbolique 1666, la prédication s’intensifie. En mai 1665, une vision claire saisit Sabbataï : d’ici peu, il prendra de la tête du sultan ottoman sa couronne, et rassemblera les Israélites une bonne fois pour toutes. Cette vision sert de base à un certain nombre de lettres et de textes qui sont très largement diffusés par le prophète Nathan. Inquiété par les autorités rabbiniques de Jérusalem, Sabbataï et ses partisans se mettent en route vers le nord, atteignent Alep, où ils sont triomphalement accueillis, et poursuivent jusqu’à Smyrne. Sabbataï Tsevi retrouve sa ville natale à l’automne 1665, presque 15 ans après son excommunication. Les autorités rabbiniques locales sont déposées ; à la nouvelle année, Sabbataï Tsevi est proclamé Roi et Messie à la synagogue. Des échos enthousiastes de sa proclamation atteignent les communautés juives d’Italie, d’Allemagne, des Pays-Bas, tout particulièrement à Hambourg et Amsterdam ; au sud de la Méditerranée, le mouvement prendra du Maroc au Yémen. Quittant Smyrne pour Constantinople, où doit s’accomplir la prophétie de Nathan, Sabbataï Tsevi est arrêté et emprisonné en février 1666. Extrêmement bien traité par les autorités ottomanes qui veulent éviter d’en faire un martyr, il mène une vie spectaculaire et somptueuse en prison, violant à plusieurs reprises les jeûnes traditionnels, recevant des émissaires de divers foyers messianique en Europe et en Afrique du Nord. Partout dans la diaspora, des Juifs vendent leurs biens pour retourner en Terre sainte, convaincus que le jour de la rétribution est proche. Des rumeurs de conquête et de terreur circulent ; et l’on ne saurait insister suffisamment sur l’incroyable massification de la croyance messianique au cours de ces quelques mois de prison. Inquiets d’une possible révolte massive des Juifs, les Ottomans placent Sabbataï Tsevi devant l’alternative suivante : la mort ou l’apostasie. Il choisit l’apostasie. Le mouvement de masse qui portait son nom se désintégre dans l’année. Doutant de la sincérité de sa conversion, les Ottomans l’emprisonnent à nouveau en 1672. Il meurt en 1676.
De ses partisans, certains le désavouèrent immédiatement comme faux messie. D’autres virent dans son apostasie une épreuve terrible qu’il avait dû subir passivement de la même manière que le Christ avait dû subir la crucifixion – et les voies du Seigneur sont impénétrables. D’autres encore eurent foi en sa trahison, la justifièrent théologiquement. Connu pour ses « actes étranges », Sabbataï Tsevi avait souvent transgressé les lois au prétexte de sa messianité. La loi, en effet, est la conséquence du péché originel. La rédemption la rend donc inutile et vide de sens. Au paradis, Adam et Eve forniquaient dans la plus parfaite béatitude, et leurs corps nus ne connaissaient pas la honte. Une fois rachetée la faute, une fois le paradis retrouvé, les actes qui auparavant étaient interdits ou offensants ne deviennent-t-ils pas normaux ? Les actes étranges de Sabbataï Tsevi servaient donc à montrer qu’il était passé de l’autre côté du péché, qu’il avait à lui seul regagné l’Eden : s’il viole le jeûne avec autant de légèreté, c’est qu’il s’est libéré du péché. Plus radicalement, chez Nathan par exemple, la loi est ce par quoi le péché se maintient en ce monde, puisqu’elle repose sur la connaissance du bien et du mal, fruit défendu goûté par Eve. Chaque fois que nous observons la loi, que nous distinguons le bien du mal, nous répétons le geste du péché originel. Que faire, alors ?
Au paradis se dresse un autre arbre, l’arbre de Vie, qui ignore les distinctions, les limitations et les négations, qui ignore la loi. C’est la contemplation de cet arbre qui constituait l’ultime accomplissement kabbalistique, et la rédemption achevée. Il faut donc défaire la loi. Nathan développe toute une conception de la Torah qui donne à l’aspect normatif du texte le caractère d’une barrière entre Dieu et l’humanité rachetée. D’où la fameuse formule : « L’accomplissement de la Torah, c’est sa transgression », c’est-à-dire que pour retrouver la perfection de la présence divine, il faut s’aventurer là où la Torah comprise comme texte de loi nous empêche d’aller ; il faut passer outre les lignes tracées par la doctrine, et descendre dans les profondeurs du monde matériel retrouver les étincelles de lumière divine qui y subsistent. Il faut donc ignorer la loi pour s’élever ; que ceux qui écoutent encore la parole divine n’y entendent plus la menace sourde du jugement, mais le serment d’un monde à venir, enfin délié du destin.

Rédemption par le péché – or l’apostasie est le plus grand péché possible. Convaincus que le Messie avait trouvé là l’authentique geste rédempteur, 300 familles le suivirent, et se convertirent avec lui à l’islam. Elles continuent à vivre encore aujourd’hui en Turquie, sous le nom de Dönmehs.

A Gershom Scholem, qui tira Sabbataï Tsevi des pénombres de son échec historique, nous laisserons le dernier mot :

"Malgré sa grotesque absurdité, ce triste dénouement avait quelque chose de véritablement tragique. Un renouveau national, nourri par la tradition et l’expérience historique de nombreuses générations avait éveillé, pour la première fois depuis la destruction du second temple, la totalité du peuple juif. Une occasion unique de puissant renouvellement semblait se présenter, et la réponse pratiquement unanime laissait entendre que la semence n’avait pas été déposée en vain. Voici que la « germination de la corne du salut » couronnait, enfin, une longue et douloureuse histoire de souffrance et de martyre. Sans doute les masses juives seraient-elles passées à l’action avec ardeur, s’il s’était trouvé quelqu’un pour en donner le signal. En la circonstance, leur fierté recouvrée et leur nouvelle conscience d’elles-mêmes ne purent aller au-delà de gestes vides. Les chefs du mouvement ne surent pas penser en termes d’action. Ils portaient les yeux de la foi sur un messie qui était lui-même passif, prisonnier de son propre rythme psychique avec ses moments d’exaltation et de dépression, et incapable d’une réflexion qui transcendât sa propre souffrance, ou plus exactement les visions privées qu’engendrait sa propre souffrance. Bien entendu, si Sabbataï ni ses adeptes ne sauraient être jugés selon les critères de l’action politique, ou condamnés parce que leur comportement ne parvient pas à la hauteur de notre propre conception du leadership révolutionnaire. Mais même si l’on s’en tient aux critères de l’époque, il y a dans la passivité de Sabbataï quelque chose de déprimant. L’enthousiasme qui l’habite durant ses accès d’illumination se disperse en excentricité et bizarreries purement personnelles. Le témoignage de Nathan selon lequel Sabbataï considérait les affres qu’il traversait comme symboliques des souffrances d’Israël ne peut rien changer au fait que sa vie intérieure était autistiquement centrée sur sa propre personne. C’était là un trait paranoïde de sa psychose. Sabbataï ne s’aventura jamais hors des limites étroites de son univers personnel, même alors qu’il offrait des interprétations symboliques de ses expériences privées. Et aussi, dans ces extrémités où la maladie mentale le poussait, il demeurait essentiellement solitaire. Le réveil messianique qui porte son nom est devenu un mouvement de masse, mais le sceau de la personnalité du fondateur est à peine perceptible. Alors, ayant atteint son apogée, le mouvement se trouva soudain au bord de l’abîme. Rien d’étonnant alors à ce que de nombreux croyants y plongèrent. La crise précipitée par l’apostasie de Sabbataï fut un moment tragique dans l’histoire d’Israël. Mais la tragédie portait également en elle les germes d’une nouvelle conscience juive.
Dans l’esprit des croyants, la rédemption imminente et la rédemption réalisée vinrent à se confondre. Le salut n’était pas seulement tout proche, mais il avait déjà commencé à s’établir, à faire des brèches dans l’ordre ancien. Les arguments des sceptiques – à savoir, que jusqu’alors rien n’était réellement advenu – tombaient dans l’oreille de sourds, car ils ne prenaient pas en ligne de compte la nouvelle réalité émotionnelle. Le nouveau sentiment ne se limitait pas à un espoir de rédemption politique, bien que les aspects politiques du messianisme traditionnel, et l’espoir qu’Israël serait libéré du joug des Gentils et de la dégradation de l’exil, allassent évidemment de soi. Mais aussi, le puissant ferment messianique eut des sous-produits psychologiques qui ne tardèrent pas à acquérir une vie autonome propre. Nombre de croyants furent convaincus, dans leur enthousiasme, que le nouvel éon avait débuté. En fait, ils avaient franchi le seuil d’un monde nouveau. […] L’empressement à entrer dans le royaume messianique devenait, en soi, l’entrée dans ce royaume lui-même. Déjà avant l’apostasie de Sabbataï, le monde kabbalistique du tiqqun était devenu une réalité émotionnelle que rien de ce qui appartenait au domaine des évènements « extérieurs » ne pouvait ébranler. Les croyants savaient que le monde de la réalité politique et historique n’allait pas tarder à périr, tandis que Sabbataï s’embarquait pour son extraordinaire voyage au bout duquel il s’emparerait de la couronne qui reposait jusque-là sur la tête du sultan. Lorsque l’écart entre les deux mondes fut devenu douloureusement manifeste et que l’apostasie de Sabbataï eut anéanti la naïve simplicité de la foi messianique, une conscience historique nouvelle s’était déjà constituée, qui pouvait absorber les chocs de la réalité extérieure. Les croyants savaient qu’un message de réconfort et de joie les avait rendus libres, et que ce n’était pas les « illusions » du monde extérieur qui allaient désormais les décevoir. Eux aussi, sans nul doute, attendaient que les promesses messianiques s’accomplissent également dans la sphère politique, objective. Mais le royaume qui était déjà établi en leur for intérieur ne pourrait plus périr – ou ne le pourrait qu’au milieu de combats terribles. De nouvelles forces s’étaient levés, qu’on ne pourrait réprimer aisément. Les observations que faisait Renan au sujet des premiers apôtres chrétiens, après l’effondrement de leurs espérances en une rédemption immédiate conviennent à tous égards aux croyants sabbataïstes : « L’enthousiasme et l’amour ne connaissent pas les situations sans issue. Ils se jouent de l’impossible et plutôt que d’abdiquer l’espérance, ils font violence à toute réalité ».

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