Etats-Unis : une mystérieuse vague de vandalisme contre les trottinettes en libre-service

Glisse, ubérisation et destruction créative

paru dans lundimatin#157, le 19 septembre 2018

Elles sont là. On les a aperçues, notamment dans le 3e arrondissement parisien. Elles, ce sont les trottinettes en libre-service de la startup californienne Bird. Le principe ? Le même que pour les vélos Indigo ou Gobee : l’usager peut déposer sa bécane n’importe où dans la ville, les autres utilisateurs sauront la retouver grace à la géolocalisation et une application dédiée. Le plus de Bird ? Ses trottinettes sont ramassées entre 21h et 5h pour être rechargées, car elles sont électriques . Ces petites machines sont devenues des stars outre-atlantique, où elles bénéficient même d’un grand concours transcontinental de... haine et de destruction.

Les meilleurs ne croient plus à rien,
tandis que les plus vils s’emplissent de passions.
De grandes nouvelles certainement s’annoncent.
W.B. Yeats, The second coming

Your fleet is lost...

Quand les trottinettes en libre-service Bird et Lime sont arrivées sur les trottoirs parisiens on a immédiatement pensé au précédent Gobee.bike. Ces vélos en libre-service avaient été victimes de leur succès et de l’esprit taquin des Français. Certains utilisateurs avaient mis un point d’honneur à tester la résistance des vélos en toutes circonstances. La société hongkongaise avait rapidement remballé ses pimpants biclous et persiflé sur les mauvaises manières françaises. S’étant retiré de Lille, Reims, Lyon et finalement Paris elle avait dénoncé un "effet domino" de dégradations qui se serait "abattu sur [sa] flotte de vélos", entrainant ainsi des "destructions de masse". "En quatre mois, 60 % de notre flotte a été détruite". En chiffre : 3200 vélos dégradés et 1000 "privatisés".

Pour expliquer cet échec retentissant, on évoquait des différences culturelles, tel ce sinologue cité par Numerama : « En Chine, malgré ce que l’on pourrait penser, vous n’avez pas ce milieu social marginalisé qui va volontairement dégrader les choses." On se souvenait aussi des débuts du Velib’, qui avait très rapidement subi vols et dégradations. Un responsable de JCDecaux rappelait le savoir-faire des francophones en la matière : « La France est le plus mauvais élève [...] Nous avons plus souffert à Paris que dans toutes les capitales mondiales [...] Le seul autre marché où le vandalisme est aussi un sujet est Bruxelles mais dans des proportions sans commune mesure »

Pourtant les Etats-Unis semblent en passe de rattraper leur retard en matière de vandalisme-de-deux-roues-en-libre-service. Certes dans une catégorie un peu différente : celle des trottinettes. Si la société Bird peut se vanter d’un développement ultra-rapide (l’entreprise enchaine les levées de fonds de plusieurs centaines de millions de dollars), son déploiement agressif dans une trentaines d’agglos américaines a suscité un certain nombre de réactions... hargneuses.

Ce type de phénomène n’a donc rien de nouveau, on l’a vu avec les cas de Gobee et Velib’ en France, mais on aurait pu citer les déboires de oBike à Zurich ("des vélos jetés dans le lac, des freins coupés ou des codes Q/R masqués pour les rendre inutilisables", selon un responsable de la marque), ou du service municipal de Baltimore (qui a tenu moins d’un an). Mais la vague de dégradations qui touche les Bird a un truc en plus. Ce truc c’est un compte Instagram, le cimetière des Bird : https://www.instagram.com/birdgraveyard/

Burn the Bird

Dans le Spectacle, le Parti Imaginaire n’apparaît pas comme fait d’hommes, mais d’actes étranges, au sens où les entend la tradition sabbatéenne. Ces actes eux-mêmes n’y sont cependant pas liés entre eux, mais systématiquement tenus dans l’énigme de l’exception ; on n’aurait pas idée d’y voir des manifestations d’une seule et même négativité humaine, car on ne sait pas ce que c’est que la négativité ; au reste, on ne sait pas non plus ce que c’est que l’humanité, ni même si cela existe.
Thèses sur le parti imaginaire, Tiqqun

On pourrait considérer que c’est anodin – c’est finalement une manière très américaine, ou contemporaine de se rapporter aux événements : en les instagramant. Mais ce compte a semble-t-il permis trois choses : de transformer le phénomène en mode ; de rendre compte de la diversité d’expression du ressentiment à l’égard des Bird ; et de comprendre, un peu, les raisons de ce ressentiment.

Certaines vidéos du compte Instagram rendent compte de dégradations réalisées en tout discrétion, parfois de nuit, comme ces incendies :

Voir cette publication sur Instagram

☠️🔥 @deadringer

Une publication partagée par Bird Graveyard (@birdgraveyard) le

Voir cette publication sur Instagram

spotted by @coreyharper

Une publication partagée par Bird Graveyard (@birdgraveyard) le

Mais la plupart se font de manière plus banale voire ludique, souvent à visage découvert, et selon des modes opératoires aussi divers que : renverser la trottinette, rouler dessus avec sa voiture, faire déféquer son chien dessus, la jeter du haut d’un immeuble, l’accrocher en haut d’un panneau de signalisation, couper les cables d’alimentation ou les freins, la mettre à la poubelle, en mettre 20 à la poubelle, la jeter à la mer ou se moquer de ses utilisateurs. Florilège :

Les fracasser sur le trottoir :

Voir cette publication sur Instagram

#thesesdudesfuck @fieldsobriety

Une publication partagée par Bird Graveyard (@birdgraveyard) le

Bird contre Bird :

Négligemment :

Voir cette publication sur Instagram

Start em young

Une publication partagée par Bird Graveyard (@birdgraveyard) le

En rire :

Voir cette publication sur Instagram

@girlsgettinghurt

Une publication partagée par Bird Graveyard (@birdgraveyard) le

Les collectionner :

Voir cette publication sur Instagram

the beach is so beautiful

Une publication partagée par Bird Graveyard (@birdgraveyard) le

Concours :

Voir cette publication sur Instagram

double kill

Une publication partagée par Bird Graveyard (@birdgraveyard) le

Collectionner (bis) :

Apprendre à voler :

Voir cette publication sur Instagram

*California - Phantom Planet*

Une publication partagée par Bird Graveyard (@birdgraveyard) le

"People who ride them suck"

Dans un article consacré au sujet, le LA Times (Bird est basé à Venice Beach) rapproche cette vague de vandalisme des actions menées il y a quelques années contre les navettes privées transportant les employés de Google. Mais alors que les actions anti-Google avaient finalement eu peu de conséquences, la mode du vandalisme anti-Bird s’est propagée rapidement. Et semble bénéficier d’un certain assentiment de la population, tout du moins californienne. Si dans un premier temps, la police de Los Angeles n’a pas réagi face aux "incivilités" touchant les trottinettes électriques c’est notamment parce qu’elle "ne recevait aucun signalement".

Si le parallèle avec les actions anti-Google n’est pas forcément pertinent, c’est que la vague de vandalisme qui a touché les Bird ne peut se résumer, comme le pense le LA Times, à une hausse du ressentiment vis à vis des entreprises de nouvelles technologies – toujours plus présentes en Californie du Sud. Cest ce que montre le Bird Graveyard : l’animosité vis à vis des trottinettes s’exprime de manière diverse et semble avoir une multitude de raisons. On peut faire toutes sortes d’hypothèses : joie de la destruction, de ne pas participer, d’être un grain de sable, haine de la silicon valley, du capitalisme, de la privatisation de l’espace public, de la monétisation de l’ensemble des activités humaines, de la vitesse, de l’obstruction des trottoirs, etc. On ne saura jamais le détail...

Tout juste peut-on dire que ces trottinettes ont le pouvoir d’excéder. Jusqu’aux abonnés du LA Times. L’un d’eux explique, dans le courrier des lecteurs, comment, en bon citoyen, "quand [il] croise une immondice laissée sur la voie publique, [il] la jette dans la poubelle la plus proche". Il ajoute : "cela inclut les trottinettes". Une lectrice de San Diego, qui semble terrorisée par ces engins roulant à 25 km/h avertit : "je n’en ai pas encore vandalisée, mais l’envie est forte". Dans un autre article, une personne interrogée évoque la défense du surf et du skate contre ces nouveaux modes de "glisse", une autre la lutte contre la gentrification, une autre encore avoue avoir commencé à les détester quand elle a été percutée par un conducteur de Bird. La haine envers ces engins est parfois viscérale. Toujours dans le LA Times : "Quand Hassan Galedary de Culver City voit une trottinette Bird, son estomac se tord et ses machoires se contractent. Le réalisateur de 32 ans décrit ce qu’il ressent comme une « violente amertume ». « Je déteste les Bird plus que quiconque. Elles sont nulles [they sucks]. Les gens qui les utilisent sont nuls."

http://www.latimes.com/local/lanow/la-me-ln-bird-scooter-vandalism-20180809-story.html

Les responsables de Bird (et de son concurrent Lime, lui aussi touché) jouent la carte de la minimisation. Selon Lime, "moins de 1% de [leurs] trottinettes" auraient été vandalisées. Du côté de Bird on condamne du bout des lèvres les destructions – comme pour ne pas mettre d’huile sur le feu :
« Nous ne soutenons ni le vandalisme ni la destruction de toute propriété et nous sommes déçus quand cela se produit [...] Nous ne soutenons pas non plus l’encouragement, la célébration ou la normalisation de ce comportement."
Pendant ce temps l’entreprise s’acharne à imposer sa technologie dans les métropoles américaines. Travis VanderZanden, le PDG de l’entreprise, déclare depuis son siège de 2000m2 à LA qu’il ne sera heureux que quand les trottinettes auront supplanté les voitures...

Mais revenons en France. Si Gobee.bike a disparu, ses concurrents n’ont pas jeté l’éponge et continuent de considérer l’hexagone comme un marché potentiel pour ce genre de service. JCDecaux avait fini par faire payer la ville de Paris pour les incivilités de ses citoyens. Les sociétés qui ne sont pas en contrat avec la municipalité ne peuvent évidemment pas procéder ainsi. La société Indigo Weel a par exemple décidé de faire le dos rond face aux dégradations. Elle espère notamment que l’envie de destruction ne sera que passagère. Que les vandales se lasseront vite du peu de possibilités en réalité offertes par leurs vélos, pour se détourner vers d’autres loisirs. Toujours est-il qu’à Bordeaux, où une flotte de 1000 Indigo a été déployée, Joaquin Aliaga, le responsable local avoue : "On s’est parfois retrouvés avec des vélos repeints en noir, d’autres tagués, certains cadenas ont aussi été sciés et des rayons ont été cassés en forçant sur le cadenas". A Tours : « On avait prévu qu’on allait avoir une période de grâce mais qu’on allait aussi être confronté au vandalisme. Il y a toujours de petits malins qui essaient de contourner le système. » A Toulouse : "Au bout de deux mois, il est vrai que nous avons un effet "découverte", certaines personnes estimant qu’elles peuvent "se servir" mais passé un certain temps, cela devrait se calmer." Indigo s’acharne, et affirme que cet acharnement fonctionne : dans toutes les villes citées, les flottes d’Indigo gonflent.

Avec Bird le défi offert aux vandales franciliens est de taille. Leurs homologues américains ont placé la barre très haut, on l’a vu. Ce qui n’empèche pas le service d’être toujours en fonctionnement dans les 30 villes américaines où il a été déployé. La start-up est récemment devenue une "licorne" (valorisée à près de 2 milliards de dollars). Elle devrait donc être en mesure d’adopter la technique du "dos rond" pendant de nombreux mois. Les franciliens relèveront-ils le gant ? Un homologue français à Bird Graveyard verra-t-il le jour ? A suivre...

NB : si vous avez des photos de trottinettes Bird dans des situations disons... étonnantes, n’hésitez pas à nous les faire parvenir.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :