« Trop de guerres pour la paix »

Le chanteur de « Jeune et con » est-il devenu un vieux réac ?

paru dans lundimatin#82, le 21 novembre 2016

Des auditeurs de Saez nous ont fait parvenir ce texte.

Il est dans l’air du temps, en France, de se réfugier dans le patriotisme le plus sirupeux lorsqu’il s’agit de mettre en scène la défense d’une démocratie universaliste, censément menacée par un ennemi qu’on s’efforce de rendre visible à grands coups d’antiterrorisme, d’opérations de communication et de commémorations. Les exercices « Alerte attentat » dans les écoles se sont récemment inscrits dans ce contexte et cette tentative de former une génération de jeunes citoyens plus obéissants que ceux de leurs aînés qui avaient eu le mauvais goût de refuser les minutes de silence. Encore plus récemment, le pays a commémoré les attentats du 13 novembre à l’occasion de la date anniversaire. Pour panser et protéger la démocratie menacée, Manuel Valls a choisi ce week-end de commémorations pour annoncer la prolongation de l’état d’urgence pour (au minimum) la durée de la campagne présidentielle.

Parallèlement, ce même week-end anniversaire, la réouverture du Bataclan fut une nouvelle occasion d’insister sur le fait que la France ne fut attaquée que pour son mode de vie, sa défense de la liberté et son amour de la paix. C’est Sting, ancien membre du bien nommé groupe The Police, qui fut choisi pour l’événement. Pendant tout le week-end, les médias eurent l’occasion d’interviewer de nombreuses personnes pour qui aller à ce concert après avoir accepté un contrôle d’identité à l’entrée de la salle était « un acte de résistance » et « une occasion de défendre la liberté ». Comme cela avait été le cas pour le concert des Eagles of Death Metal à l’Olympia en février dernier, une cellule psychologique était opérationnelle au bar du Bataclan, animée par Patrick Pelloux, urgentiste, ancien collaborateur de Charlie Hebdo et ami de François Hollande.


Si parmi les artistes programmés au Bataclan dans les prochaines semaines, certains ne semblent pas avoir donné une signification particulière au choix fait par leur tourneur, Damien Saez, auteur-compositeur qui dénonçait en 2002 les « guerres pour la paix » et plus récemment les « commémorations lugubres » du 11 septembre, a décidé, en vue de concerts au Bataclan initialement annoncés pour les 21, 22 et 23 décembre prochains, de mettre sa sensiblerie au service de l’esprit Charlie. Ainsi, le 6 novembre dernier, sur son site internet, Saez a dévoilé deux chansons qui figureront sur son prochain album : l’une, Tous les gamins du monde, rendant hommage à Charlie Hebdo, à « nos crayons comme un poing levé contre des balles / pour montrer à l’obscurité qui tient la flamme » , ainsi qu’aux « libertés qui font la vie de nos bistrots », l’autre, Les enfants du paradis, étant dédiée aux victimes du 13 novembre, qui, en tant qu’ « enfants de la France » étaient « la joie et puis la non-violence ». Après que Renaud, chanteur d’Hexagone dans les années 70, nous a raconté comment il a récemment « embrassé un flic », on peut se demander si Saez ne succomberait pas lui aussi à une dérive semblable.

Il faut dire que Saez est, selon ses propres mots, en « campagne », puisqu’il a lancé une souscription pour financer la mise sur pied d’une tournée et l’enregistrement de deux albums, qui sortiront probablement cet hiver pour le premier et au printemps pour le second. Alors que le mystère fut quelques temps entretenu et que les premiers acheteurs ne savaient pas pour quoi ils avaient payé une souscription de 60€, nous savons que celle-ci donnera probablement accès à l’écoute en streaming des deux albums, à des réductions sur les places de concert, et aux textes d’un « Manifeste ». Reprenant le b-a-ba des stratégies marketing, Saez affirme avoir créé un lien avec la communauté des consommateurs du Manifeste, finement nommés « les Manifestants ». Dans l’un des textes du Manifeste, cette communauté a pu notamment lire de Saez : « Je vous construis un pays mes amis. »

Docteur Saez, Mister Malaise.

Le choc et la déception ressentis par plusieurs ex-fans à l’écoute des chansons patriotiques adressées aux « Manifestants » virtuels en amuseront plus d’un. Il convient cependant de rappeler que, des manifs anti-FN en 2002 au mouvement des retraites en 2010, plusieurs citations ou titres de chansons de Saez (« Jeunesse lève toi », par exemple) ont orné de nombreuses banderoles tenues par des adolescents, à l’époque où PNL n’existait pas encore. Pour ceux qui étaient collégiens ou lycéens au début des années 2000, Saez fut celui qui mettait en lumière le caractère mortifère du divertissement, et même l’absurdité de « chercher l’amour » créé par les magazines féminins et vendu par la télé réalité. Dans la très apocalyptique Sauver cette étoile, Saez chantait « Non ce n’est pas un scandale/ Voici venue la fin des siècles / Mais non, rien n’a changé / Les croisades se sont juste un peu / Satellisées, mondialisées, internetisées, / Ça y est mon vieux, on t’a baisé ». Puis, dans la version live prenant en compte le contexte post 11 septembre, « Pas besoin de laisser passer / Pour entrer dans la compagnie / Qu’importe qui tu es / Si tu peux payer les prix / Bien au dessus des foules / Restent les compagnies / C’est les tours qui s’écroulent / Nous n’avons rien appris ... ».

Solution, single de l’album suivant, dénonçait dans un style adolescent et naïf mais néanmoins pertinent « Trop d’argent trop de banques / Trop de guerres pour la paix / Trop d’enfants qui crèvent / Trop d’impérialisme / Trop de capitalisme ». Quatorze ans plus tard, en réécoutant les paroles de la chanson Massoud, figurant sur le même album, nous nous demandons si l’auteur de tels propos ne serait pas aujourd’hui accusé de vouloir « expliquer le terrorisme », voire d’éprouver une certaine « empathie » : « Y a pas une dictature / Qu’on a n’a pas financée / Y a pas une mitraillette / Qu’on a pas fabriquée (…) Tant qu’y a pas marqué dollar / Y a pas de minute de silence / Mais pour sauver la bourse / Et le peuple bourgeois... / God Bless America ».

Plus récemment, en 2012, dans la chanson Les meurtrières, les « commémorations lugubres » du 11 septembre étaient mentionnées, et l’injonction à la tristesse associée au « génocide qu’on nous vend », expression désignant probablement avec maladresse la guerre en Irak qui fit un million de morts. A ces commémorations et discours médiatiques, auxquels il faudrait absolument réagir, était opposé ce qui est réellement vécu, à savoir, dans cette chanson, l’égocentrisme de celui qui vit une déception amoureuse : « Y a pas de news dans l’téléphone / Qu’leurs commémorations lugubres / Puisque ma route est funéraire / Puisque sans toi est ma lumière / Aux génocides qu’on nous vend / A nos consciences les tremblements / Tu sais tout ça ne m’émeut guère / Et puis le destin de la Terre / Elle peut mourir moi je m’en fous /Puisqu’elle me fait vivre sans toi / Puisque tous les levers du jours / Sans toi ne se relèvent pas ».

Lors d’un concert aux Francofolies de la Rochelle le 14 juillet 2013, Saez se retrouvait face à Aurélie Filippetti, alors Ministre de la Culture. Seulement un an et demi avant la contamination de Saez par l’esprit d’union nationale du 11 janvier, La lutte, l’un des deux textes semble-t-il écrits pour l’occasion, était assez explicite sur l’incompatibilité du patriotisme français avec l’affirmation de clivages éthiques et politiques : « Si l’internationale est morte, / Puis si le national l’emporte, /Mon cœur blessé, / A quand la lutte ? (…) Pour l’étranger, pour notre terre, / Pour tes yeux doux sous la lumière, / Pour oublier, ouais qu’ici c’est la lutte... » Le titre du second texte écrit pour être récité devant la ministre, Au bar-tabac du populaire, ne désignait pas un supposé art de vivre à la française qu’il se serait agi de défendre : « Ma salope dans les contre-jours, / Profondément dans l’ignorance, / Ma salope elle aime pas l’amour, / Ma salope elle s’appelle la France. / Au bar tabac du populaire, / Elle, elle dit qu’elle aime pas noiches, / Les nez crochus, puis les ratons, / Ils sont tous bons pour la prison. (…) Les p’tits vendus aux financiers, / Qui viennent parler d’identité, /Ta culture a la gueule des pubs, / Ton cinéma sent la télé, / Dis qu’t’es français à l’étranger, / Tu vas voir un peu la fierté. »

Universalisme : des grottes de Lascaux à Paris.

La mention de ces textes dans notre article, certains plutôt bien écrits et d’autres parfois mal ficelés, n’ont pas seulement pour but de justifier notre attachement à la rébellion post-adolescente de Saez. Il s’agit aussi de comprendre en quoi le discours contenu dans ses deux dernières chansons est symptomatique d’un nationalisme va-t-en-guerre mal assumé, de gauche et officiellement pacifiste. Il s’agit donc de montrer en quoi Saez, dans la subversion qu’il souhaite incarner, s’inscrit maintenant en plein dans l’époque qu’il prétend dénoncer. Notamment parce qu’il s’agit, pour nous, de l’artiste qui a accompagné nos premiers émois politiques et nos révoltes adolescentes, celui qui nous semblait dénoncer en poésie, entre mièvrerie et cynisme, le vide de notre époque.

Dans Tous les gamins du monde, chanson récemment publiée à propos des attentats du 7 janvier, des vers comme « Nos crayons comme un poing levé contre des balles / Pour montrer à l’obscurité qui tient la flamme » évoquent tristement les « guerres pour la paix » dénoncées par le même auteur en d’autres temps. L’obscurité meurtrière des autres est ici bêtement opposée à la flamme du pays des Lumières, dont il s’agirait de montrer virilement qu’on la « tient », c’est à dire montrer qui est le plus fort, probablement plus forts parce que plus évolués. Signe d’un changement d’époque et d’un renversement de perspective, le mot « flamme » n’est plus ici associé à la révolte comme précédemment dans l’œuvre de Saez, mais bel et bien aux Lumières et aux valeurs de l’Occident qu’il s’agirait de défendre dans le cadre d’une union nationale.

En outre, nous ne dirons jamais assez tout ce qu’il y a d’absurde à croire que nous tenons « nos crayons comme un poing levé contre des balles », comme si l’écriture et le dessin étaient en eux même opposés aux guerres menées par les États occidentaux. Comme ceux qui brandissaient un crayon le 11 janvier, Saez ne semble pas avoir compris qu’un crayon peut servir à signer une pétition de déserteurs, à écrire un tract, ou à servir une propagande de guerre, qu’un crayon peut être utilisé pour appeler à manifester en solidarité avec les réfugiés ou contre les bombardements de l’OTAN au Moyen-Orient, comme il peut servir à réaliser un dessin humiliant les femmes en burqa au moment où la France bombarde l’Afghanistan, ou à écrire que la mort d’un enfant syrien dans la Méditerranée a au moins évité qu’il devienne « tripoteur de fesses en Allemagne ».

Dans Tous les gamins du monde, le complexe de supériorité de celui qui tient la flamme et le crayon, pousse à décrire sa personne et sa communauté de « Manifestants » virtuels comme « menacés mais libres toujours et contre tout », avec comme condition l’illusion que la France est attaquée pour sa liberté et son « mode de vie » bien plus que pour des guerres dans lesquelles la France est engagée qui ont parfois des répercussions sur son territoire. La France des Manifestants « menacés mais libres » est donc dans ce texte réduite à « des libertés qui font la vie de nos bistrots », ainsi qu’à la lutte contre « l’ignorance / Jamais qui sera le drapeau de notre France ». Et ce alors qu’en d’autres temps - presque prémonitoires puisqu’elle est devenue le cri de ralliement des « Manifestants » - la chanson Menacés mais libres, sur l’album God blesse, chantait la mélancolie de ceux qui ont vieilli, « traqués comme on chasse des oiseaux », en affirmant « et nous avons vieilli / nos poings montent moins haut / mais il reste la force / de croire en la beauté ». De façon assez impulsive, le premier couplet de cette chanson avait déjà été repris dans Fils de France, écrite, composée et enregistrée par Saez à la fin du mois d’avril 2002 pour contrer une menace qui n’était pas le terrorisme mais l’extrême droite.

Si en 2016, le patriotisme de Saez ne fait plus guère de doute, celui-ci est encore mal assumé, et se cache donc derrière la défense d’un universel, pourtant exclusivement européen, quand bien même on voudrait le faire remonter à la Préhistoire. Ainsi, quand Charlie Hebdo est attaqué, « Ça n’est pas mon pays ce soir qu’on assassine / C’est l’histoire de l’Homme c’est Pierrot c’est Colombine / C’est Michel-Ange, puis c’est Lascaux, puis c’est Paris / C’est la lumière n’en déplaise à la tyrannie ». La tyrannie est bien sûr ce qui s’oppose à la France, et non ce qui pourrait la gouverner, puisque pour décrire l’attitude des Français (dont une partie est allée applaudir les CRS et dont la majorité a continué à se désintéresser des effets de la présence militaire française sur plusieurs continents), il est simplement mentionné qu’ « il n’est rien de plus fort que le don de soi / Que la main tendue vers celui qui vous combat. »

Cet apparent rejet de la guerre n’est pas si ambigu. En plus de ne pas dire un mot à propos des morts causés par les troupes françaises, ce supposé refus de la guerre est bien davantage une négation qu’une dénonciation. Il n’y a pas de dénonciation de la guerre, puisque celle-ci serait incompatible avec la défense de la France et l’effacement des causes qui ont produit la vague d’attentats qui touche l’Europe. Au contraire, dans le refrain, la présence de la France dans le monde, est dans une rhétorique humaniste et de gauche, associée à la défense du savoir et à l’exportation de la Liberté : « Tous les gamins du monde charbon sur du papier / Dessineront toujours ton visage ô Liberté / Ici toi mon ami que c’est pas l’ignorance / Jamais qui sera le drapeau de notre France ». Le double sens de « dessineront toujours ton visage », être lié à une volonté d’humilier un ennemi réel ou fantasmé au nom de la liberté et de la tolérance, semble faire référence à « l’affaire des caricatures du Prophète ».

En effet, la défense de Charlie Hebdo a toujours reposé sur l’affirmation que le journal n’avait pas été attaqué en justice en 2006 parce que ces dessins avaient pour effet de ridiculiser ceux qui survivent ou meurent sous les bombes occidentales ou d’humilier ceux qui subissent les discriminations en France, mais parce que les musulmans n’avaient pas accepté que soit dessiné le visage du Prophète. Utiliser le droit au blasphème pour masquer le racisme post-colonial et les bombardements de l’OTAN est une habitude bien française, à laquelle Saez ne déroge pas. Dans Tous les gamins du monde, après que l’universel a été défini en citant des références uniquement européennes, le monde n’est plus ici une multiplicité de cultures à aborder, mais simplement ce qui doit suivre « le drapeau de notre France ». Au-delà de la supercherie visant à faire croire qu’un acte de guerre (aussi triste ou choquant soit-il) visait le droit à dessiner, l’ordre ici donné à tous les enfants du monde de défendre la France et de dessiner pour défendre la liberté telle que définie par Charlie Hebdo et l’esprit du 11 janvier rappelle certaines heures de la colonisation. Pour reprendre les propos d’ Achille Mbembe dans Libération le 1er juin 2016, « On ne peut pas s’autoproclamer universel (…) Le problème, c’est que ni l’Europe ni la France ne sont le monde. Le problème, c’est quand l’universel se fait ethnique. »

Pacifiste, de gauche, en apparence opposé à l’ordre, Saez n’a pas proclamé son amour des flics et autres militaires, ni soutenu l’exportation de la liberté et de l’universel par les drones de l’OTAN. Mais la création d’un complexe de supériorité, liée à la proclamation de la nécessité de défendre la France, sa liberté et sa culture universelle, accompagne les guerres supposément menées au nom de la lutte contre un ennemi invisible supposément barbare et inculte, et, in fine, les actions des seule instances capables de mener ce combat : les armées. De la même manière, les discours qui, au lendemain du 13 novembre 2015, ont affirmé « nous n’avons pas peur » en dépit de l’évidence contraire, et ont insisté sur la nécessité de défendre un « mode de vie » considéré comme la cible prioritaire de l’État islamique, ont accompagné la mise en place par la police de mesures censées garantir le « droit » d’aller en terrasse, au marché de noël ou à un concert.

Botanisme et clownerie : des hommages au service de la Nation.

Dans le clip de la chanson dédiée aux victimes du 13 novembre, Les enfants Paradis, référence au film Les enfants du Paradis, un clown triste à la Chaplin, sur des images noires et blanc, vient planter sur la grève des roses comme certains ont pu déposer 130 pensées sur la place de la République un an après les attentats du Bataclan. Des roses et des pensées, toutes identiques, pour chacune des victimes.

En fait, la description par Saez de la population du Bataclan dans la chanson Les enfants paradis sert aussi à incarner le patriotisme dans l’amour du peuple plutôt que dans celui des institutions, ce qui eût été moins humaniste et progressiste. Par le biais d’une reprise anaphorique (« Ils étaient »), les « enfants paradis » étaient donc, « sourires », « sanglots », « cœur lumière », « oiseau », « l’œil du printemps », « cœur qui rit quand le ciel est pleurant », « Ils étaient des promesses ils étaient devenir / Ils étaient bien trop jeunes oui pour devoir partir », « Ils étaient des familles ils étaient des amis / Ils étaient ce qui brille dans le ciel de la nuit ».

Si l’empathie que le chanteur ressent pour les personnes assassinées lors d’un concert est absolument compréhensible, nous notons ici plus qu’une volonté de montrer les sentiments et les attaches dont ces personnes étaient faites, mais bel et bien d’associer, de manière quasi exclusive, le fait d’aimer, de s’attacher et de ressentir à un pays et une classe. Ainsi, Saez n’a pas honte de se situer dans la veine du #Jesuisenterrasse très parisianiste et socialement situé qui avait succédé au choc du 13 novembre, en écrivant « Ils étaient du café, ils étaient du bistrot », puis « Ils étaient de Paris, ils étaient de Province ».

Plus loin, la manière de nuancer pour faire tout de même montre d’antiracisme (« Ils étaient étrangers ils étaient sans drapeau », « Ils étaient fils d’orient ou fils de l’occident », « cœur français ou international ») n’arrange rien. Au milieu de la franchouillardise, l’immigration ne peut être ici mentionnée autrement qu’en l’amalgamant au fait de se sentir de nulle part (« sans drapeau », « international »), et Saez semble avoir oublié que l’Occident est une notion bien plus politique que géographique, et que l’Orient est bien plus la définition d’une altérité créé par l’Occident qu’une origine géographique réelle.

Le seul but de la description de cette pseudo diversité semble d’en venir à « Ils s’appelaient la joie et puis la non-violence / Ils s’appelaient je crois les enfants de la France ». Pour qui sait qu’en poésie versifiée, une rime a souvent pour effet de rapprocher le sens de deux mots mis en fin de vers (d’où la provocation et le scandale quand par exemple Rimbaud faisait rimer « Vénus » avec « anus », ou la clarté du sens des paroles de Noir Désir : « FN, Souffrance/ Qu’on est bien en France … »), cette rime ne peut être qu’absurde.

S’il est nauséabond de faire rimer « France » avec « non violence » avec pour effet de nier que les attentats du 13 novembre ont été menés en représailles aux bombardements de la France sur la Syrie (qui ont fait des dizaines de morts civils, bien que ce ne soit pas le principal reproche fait par l’État Islamique), il est en outre ridicule de définir tous les morts du Bataclan comme « non-violents ». Cette idéalisation des victimes n’est sans doutes pas sans lien avec la passivité d’une époque où l’on n’idéalise plus des actes mais des martyrs, quitte à décrire comme héroïque le simple fait d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Ainsi, nous nous demandons, dans ce contexte de passivité, ce que signifie, dans cette chanson, « Ils n’étaient pas guerriers mais sont morts au combat ».

Par ailleurs, cette idéalisation des victimes a pour effet de plaquer sur la mémoire de personnes tristement assassinées une idéologie, forcément nationale, et une grande sensibilité, en opposition au nihilisme meurtrier. Cette sensiblerie patriotique est en opposition au reste de l’œuvre de Saez, où le mode de vie occidental, les anxiolytiques, la soumission et le détachement généralisé étaient décrits comme l’origine du nihilisme. Dans des paroles qui risqueraient aujourd’hui un procès pour apologie du terrorisme, Saez décrivait en 2010 la situation de celui qui veut réussir sa mort après n’avoir jamais été vraiment vivant : « Je me lève et je prends des pilules pour dormir / Je prends le métro, dans la meute je rêve de partir / Dans des pays où il fait chaud, à l’autre bout du monde / Loin de ce boulot qui me tue et qui creuse ma tombe (…) Et je descendrai dans la rue, si tu bouges je déglingue, / Ils me mettront au fond du trou, une balle dans la tête / Mais putain, ça sera pas pire que mon putain de quotidien. »

Ainsi, alors que le nihilisme occidental était lucidement décrit comme l’origine des tueries de masse, les valeurs des Occidentaux seraient maintenant ce qui s’opposerait au mal, les victimes occidentales devant être admirées en tant que telles, et associées indistinctement à la « non violence » en tant qu’« enfants de la France ». En outre, une telle conception fait oublier que ce qui définit les tueries de masse, c’est, par définition, de tuer, massivement et indistinctement. Si la tuerie visait une partie de la population française sans beaucoup de discernement, il est assez probable qu’il y avait parmi les victimes des militaires et des antimilitaristes, des personnes sensibles à la poésie et d’autres qui l’étaient moins, des révolutionnaires et d’autres qui avaient applaudi les flics le 11 janvier, des personnes qui aimaient Eagles of death metal pour leur musique et d’autres pour les déclarations réactionnaire du chanteur, des personnes favorables aux bombardements français sur la Syrie, des personnes s’y opposant et probablement, comme en de nombreux endroits de France, de nombreuses personnes ne s’en souciant guère. Pour qui souhaite sincèrement dénoncer les attentats ou s’opposer aux guerres menées par la France (y compris au nom des répercussion de celles-ci dans l’hexagone telles que les attentats, ou au nom des effets des guerres sur la militarisation du maintien de l’ordre), tenter de nier les guerres en cours et le fait que celles-ci sont largement soutenues par la population ne nous semble pas être la meilleure méthode.

Si la confusion entre refus de la guerre et négation de celle-ci est présente tout au long de cette chanson comme de celle sur Charlie Hebdo précédemment commentée, nous notons en outre des réminiscences absolument sidérantes. Ainsi, « l’innocent qu’on tue, oui, tombé sous les balles » est associé au « soldat inconnu sous l’horreur des mitrailles ». Saez oublie ici trop rapidement que le soldat inconnu n’est pas un symbole antimilitariste, et n’a pas été créé par l’État dans un but pacifiste, mais seulement pour tenter d’unir la nation derrière l’hommage, au sortir de la première guerre mondiale à tous ceux que l’État avait fait tuer après la mise en place d’une union sacrée. Bien involontairement, Saez démontre ici qu’on se montre civilisé lorsqu’on déplore les effets des guerres sans s’y opposer, voire, pour les représentants de l’État, après avoir participé à l’organisation de la guerre. Dans le contexte de 2015-2016, l’attitude de Saez, voulant faire comme si on pouvait vivre en paix malgré la guerre, affirmant contre l’évidence du contraire que nous serions la Liberté et que nous n’aurions pas peur, risque de mener à une triste dévotion envers l’armée et la police, chargées en définitive de trier les attitudes et les formes de vie, pour protéger la superficialité et l’insouciance qu’il porte en étendard. La glorification d’attitudes patriotiques et superficielles, que Saez prête bien injustement à une foule probablement très diverse, ne peut être vue que comme la revendication d’un désintérêt vis-a-vis du contexte et des guerres qui conduisent à ce que des attentats soient aussi parfois menés en France. A 17 ans, lorsqu’ après une nuit en boîte de nuit, Saez écrivait Jeune et con, il décidait d’ironiser sur la superficialité et la fuite en avant de l’époque en affirmant « Qui sait, si on ferme les yeux, on vivra vieux ... ». Vingt ans après l’écriture de cette chanson, comme Joan Sfar supposant que toutes les victimes des attentats du 13 novembre ignoraient les guerres en cours (pour mieux défendre cette insouciance), Saez fait bel et bien partie de ceux qui ferment les yeux, en espérant que ce désintérêt pour l’état du monde permette de faire exister leur mode de vie plus longtemps.

En 2009, à l’occasion des Victoires de la musique, à mille lieues de la revendication de vivre en paix, protégé par son argent et son désintérêt du monde, Saez renvoyait leur vide existentiel à la classe de ceux qui ont aujourd’hui l’impression de résister à chaque concert, chaque apéro en terrasse ou chaque achat d’un journal libéral : « Tu les as vus les autres, / Ils ont le regard pauvre, plein de sous dans leurs poches, /La commission qu’ils se sont faits pour le crédit de leur bagnole, / Ils sont en Porsche ou en Aston, / toujours accompagné d’une conne / ils ont le regard de la mort, le regard de la mort. / L’obscurantisme décidément fait des petits de jours en jours, / C’est sûr eux, ils brûlent pas de bagnoles / Pendant qu’ils font des farandoles dans leurs putains de boites de nuit , / Dans leur putain d’assemblée, / C’est sûr qu’ils font partie de la communauté. »

Dans le ghetto des consommants.

Si nous sommes déçus par cette évolution, et si nous considérons qu’elle dit quelque chose de l’époque, il serait quelque peu naïf de faire de Damien Saez, réfugié à Miami et qu’on a rarement, voire jamais, aperçu dans un quelconque mouvement ou dans les rues, « un artiste engagé » au poing levé ailleurs que sur scène. S’il chante les désillusions et les révoltes d’une génération, une immense partie de son œuvre est consacrée à lui-même, aux femmes qu’il a aimées et aux amours perdues. S’il rêve d’amitié et d’amour dans des formes quelque peu plus intenses qu’un montage sur papier glacé, il n’en reste pas moins que cette « magie des rencontres » est plus une recherche personnelle qu’un réenchantement du monde passant par l’affirmation de clivages sociaux, éthiques et politiques ; d’où l’ironie de la construction marketing d’une communauté de « Manifestants » dans l’ignorance la plus totale d’une actualité récente qui a vu se former des communautés de manifestants autrement plus offensives… et moins Charlie. Malgré tout, l’égocentrisme du chanteur choque moins quand il s’agit de parler de ses déceptions amoureuses dans des ports embrumés à attendre une estonienne qui reviendra peut être, « emportée par la houle / à voguer sur les flots », et se fait assez puant quand, angoissé et désœuvré, il se fait patriotique et parisianiste.

Par ailleurs, nous sommes contraints d’admettre que ce n’est pas non plus la première fois que Saez se laisse emporter par un patriotisme dégoulinant, même si celui-ci semblait plus niais que franchement réactionnaire quand il s’agissait d’une réaction à la présence de Le Pen au second tour des élections présidentielles de 2002. Dans le refrain de Fils de France, il ânonnait bravement « Nous sommes, nous sommes / La Nation des droits de l’homme / nous sommes, nous sommes / la Nation de la tolérance / Nous sommes, nous sommes / la Nation des Lumières / Nous sommes, nous sommes / A l’heure de la résistance […] Pour un idéal, pour une utopie / Allons marchons ensemble enfants de la patrie ». Quelque part, les envolées lyriques de Saez sur Fils de France rejoignent celles de Mon ami de Lièges, chanson écrite en réaction à une fusillade survenue en Belgique en 2013, dans laquelle l’artiste pleurait « le martyr liégeois » (encore l’héroïsation des victimes qui ne sont martyres que quand elles sont occidentales) et pour qui il était prêt à se mobiliser : « J’ai le poing vers le ciel / Comme un combat sans fin. / J’ai le poing qui se serre, / Prêt à tendre la main ». Ici, on ne sait pas trop si Saez prétendait lui aussi au statut de martyr, mais on peut a minima souligner la vacuité des « combats » pour des victimes de tuerie de masse lorsqu’ils sont liés à la dépolitisation totale des « marches », « blanches » ou « nationales », paradoxalement profondément politiques dans ce qu’elles véhiculent de sécuritaire et d’impuissance.

La perméabilité de l’artiste aux émotions collectives dès lors qu’elles sont consensuelles et européennes, traduit finalement une sensibilité politique plus formatée par la construction médiatique de l’actualité, que par une révolte réellement partagée au quotidien. Si cette sensibilité correspond à l’image que Saez s’est construite, celle d’un poète à fleur de peau « Usé par les hommes / Par le bruit qui rend fou / Usé par la vie / Par les hurlements / Usé par le silence / Usé par le vent / Usé par l’oubli », elle s’inscrit au final assez bien dans l’ambiance libérale, qui réduit chaque fait divers, individuel ou massif, à « l’émotion qu’il suscite », aux pleurs et à la tristesse. Ce sentimentalisme consensuel, niant toutes les dimensions antagoniques du monde social, engendre au final des révoltes vaines, et des marches parfois rejointes au nom du besoin d’ « être ensemble » et de la sensation de « faire quelque chose », sans risquer de mettre en jeu une trop grande partie de sa personne.

Finalement, si la sensibilité de l’artiste s’est parfois fait subversive en chantant « Marianne, / Ton cœur a l’odeur du fumier, / Sur la paille tu m’as laissé, / Marianne un jour faudra régler / Les comptes de nos vanités. », elle semble maintenant prétexte à la défense faussement subversive de l’ordre établi et au patriotisme le plus puant et le plus hypocrite d’un artiste qui se met subitement à aimer ses contemporains, après n’avoir eu de cesse de leur cracher au visage. En effet, l’amour de Saez pour les liégeois et les parisiens est assez sélectif, puisque, comme Finkielkraut et nombre d’éditorialistes, s’il aime « la France des terrasses », il est quelque peu plus méprisant avec celle des plus pauvres, mentionnés dans la chanson sur Charlie Hebdo comme « nos enfants misères qui ne savent même plus lire ». Le vers suivant étant « il est temps mon pays, oui, de revenir », il semble, à l’heure où l’éducation nationale s’est lancée dans la traque des « élèves radicalisés » et de tous ceux qui ont le malheur de faire « l’apologie du terrorisme », pour le moins symptomatique d’appeler de ses vœux l’intégration de la Nation, de gré ou de force, dans le corps des récalcitrants. Comme l’égocentrisme de Saez, cette misanthropie, et peut-être ce mépris des plus pauvres, ne sont pas nouveaux, et sont fortement réinvestis dans sa défense de la Nation. Tout l’album J’accuse, paru en 2010, est jonché de phrases nostalgiques d’un ancien temps où les choses allaient mieux, comme d’adresses au « frère de banlieue, toi qu’on voudrait laisser pourrir dans le ghetto des illettrés, dans le ghetto des consommants ».

En guise de conclusion, si la détestation de l’individu libéral par Saez était séduisante dans Jeune et con, actuellement, son mépris de tous ceux qui ne font pas partie de la communauté des « Manifestants » se fait de plus en plus puant. Ce vendredi 18 novembre, dans un texte publié en ligne adressé à « cette salope de société », et très rapidement retiré, Damien Saez protestait contre la mise en ligne par Amazon d’extraits de son album et menaçait d’annuler sa tournée. Dans cet ego-trip assez hallucinant et halluciné, l’auteur « prie [ses Manifestants] d’accepter [ses] excuses pour avoir juste une seconde de plus fait confiance à leur système pourri pour qu’il puisse offrir des objets à ceux, qui, pauvres d’eux, n’avaient pas 60 euros à mettre… la confiture aux cochons, c’est fini pour moi. » Dans ce texte, Saez sert une soupe insipide vaguement antiraciste et humaniste ; et se lance surtout, dans une défense de la « propriété intellectuelle » assez stupéfiante d’incohérences : « le seul instant où je livre aux rouages de ma société tenus contractuellement de préserver mon art et sa propriété intellectuelle, le seul instant où je ne suis pas derrière la machine, et voilà la pourriture qui s’y greffe dessus. (…) et bien sûr tout ça pour marcher sur ceux qui eux, ont payé un prix plus juste. (…) » Preuve du désespoir politique d’une partie de ceux qui n’ont pas expérimenté la force collective qui s’est manifestée ces derniers mois, symptôme d’une partie du corps social qui attend encore son « homme providentiel », Saez se positionne, comme un Dieudonné ou un Mélenchon, en martyr et leader d’une communauté virtuelle, qui ne partage rien d’autre qu’une vague indignation devant « les malheurs de ce monde », rapidement transformée en patriotisme et en mépris. Le chanteur de « Jeune et con » est-il devenu un vieux réac, défenseur de la Culture légitime, chez qui « on ne crache pas sur l’art » ? Peut-être. En tout cas, au vu de la teneur de ce texte et des deux extraits du prochain album, les révoltes adolescentes semblent vraiment lointaines…

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