Tourisme, métropole et néant existentiel

旅遊沙漠

paru dans lundimatin#126, le 11 décembre 2017

La semaine dernière nous mettions à disposition le premier numéro de Abats les lanternes, journal créé à l’occasion de (et contre) la fête des lanternes qui se tient à Gaillac du 1er décembre au 31 janvier. Aujourd’hui nous publions un article extrait du second numéro de cette publication.

“Les lumières de la ville ont vaincu la nuit ; et les fumées de la ville ont vaincu le jour”. (Bernard Charbonneau, Le jardin de Babylone)

Quelle différence existe-t-il pour un enfant entre grandir à côté d’une forêt de chênes et de châtaigniers où il peut aller et venir librement, courir, se cacher, découvrir les bruits de la forêt, les champignons, construire une cabane... et habiter en face d’un parc impeccablement tondu et désherbé, peuplé de joggeurs en tenue fluo et écouteurs aux oreilles, dont l’accès est contraint et qui est de surcroît transformé en parc d’attractions la moitié de l’année avec un prix d’entrée exorbitant qui vient en sanctionner l’accès ?

La métropole crée des êtres déconnectés du vivant, aussi déracinés que Patrice Gausserand qui n’hésite pas à nous promettre dans un spot publicitaire pour le festival des Lanternes de Gaillac “des forêts de pandas avec des bambous”. Cela pourrait être drôle si cela ne prenait pas place à quelques encablures de la forêt de Sivens où, il y a 3 ans, les aménageurs tarnais ont détruit une forêt et toute la vie qui la peuplait - allant jusqu’à tuer un homme - en prétendant compenser cette dévastation par d’autres aménagements dits “environnementaux”... On détruit puis on re-construit. On dévaste puis on réhabilite... Peut-être les forêts de pandas et bambous promis par le maire de Gaillac comptent-elles double dans le jeu de monopoly de ces nouveaux éco-gestionnaires...

“La ville gagne, ou plutôt ce qui en tient lieu. Transformant le pré en terrain vague, le terrain vague en lotissement, le lotissement en bloc d’immeubles. Entourant la ferme d’un réseau de villas, la rendant absurde avant de la faire disparaître ; transformant le champ en jardin, la forêt en parc, la haie en mur de béton, la berge en quai ; transformant la mare en dépotoir avant d’en faire un bassin cimenté.” (Ibid.)

Bernard Charbonneau avait, dès 1969, critiqué l’essor de la métropole qui dévore, phagocyte, uniformise la campagne mais aussi la ville. Il avait montré comment l’être urbain hors-sol ne peut survivre qu’en allant se ressourcer dans des paradis artificiels : zones naturelles sous cloche (zones Natura 2000, ZNIEFF, Parcs Nationaux etc.) parcs publics, usines de tourisme “vert” comme Center Parcs... Mais imaginait-il qu’aujourd’hui, le capitalisme serait à un tel stade de son développement que les zones agricoles les moins peuplées sont affectées à l’enfouissement des déchets nucléaires ultimes, que les industriels projettent d’exploiter le bois des forêts les plus reculées pour l’engloutir dans des centrales à biomasse, que les États impériaux accaparent des millions d’hectares de terres arables dans les pays les plus pauvres, qu’un parc public qui n’est pas transformé en parc d’attraction ou en parking de centre commercial est une anomalie ? Même les zones les moins exploitables ou les plus banales, jusque-là dévolues au loisir loin de Babylone ou au refuge en son sein sont aujourd’hui le théâtre d’opérations d’aménagement marchand, d’engloutissement au sein de la banlieue totale, de destruction de la vie et d’uniformisation.

“Le goût de l’exotisme : de l’originalité des moeurs et du folklore, se répand au moment où la terre s’uniformise ; précisément parce qu’elle devient uniforme. Et le tourisme précipite ce nivellement” (Ibid.)

Le touriste n’est que le résultat de tous les arrachements successifs dont l’humain a été victime. Arrachement de sa langue régionale et de son histoire par le mythe de la République une et indivisible. Arrachement de sa propre culture par l’essor de la culture de masse. Arrachement de son autonomie matérielle par la liquidation de la paysannerie et le développement de l’agro-industrie. Arrachement de son groupe d’amis par la précarisation générale et le besoin d’aller travailler loin de chez lui. Dépossédé de tout ancrage au monde, la consommation touristique s’impose à lui avec ses mille artifices, le détourne du sens de la vie, de toute spiritualité ou de possibilité de révolte émancipatrice.

“L’exotique est spectacle et non participation. (...) Aussi le touriste fait-il peu pour le rapprochement des peuples. Le touriste est enfermé par l’organisation et sa propre faiblesse dans un ghetto de bureaux d’information, d’hôtels et de boutiques, de monuments et de bibelots : le tourisme et la vraie vie ne se mélangent pas plus que l’huile et l’eau”. (Ibid.)

La consommation touristique, dont le festival des Lanternes est un exemple raffiné, sacralise l’Argent comme seule médiation possible entre les êtres humains. Si les valeurs d’hospitalité, de don, d’échange, de partage peuvent être parfois convoquées, c’est uniquement comme publicité marketing qui cache mal le but de l’opération : le business. Pourquoi un tel intérêt pour la Chine ? Est-ce une réelle curiosité pour ses langues, son histoire, ses religions, ses traditions ? Ou est-ce uniquement un prétexte pour une alléchante opération financière, avec la première puissance économique du monde, point de départ de futurs partenariats économiques lucratifs ?

“Les centres historiques, longtemps siège de la sédition, trouvent sagement leur place dans l’organigramme de la métropole. Ils y sont dévolus au tourisme et à la consommation ostentatoire. Ils sont les îlots de la féérie marchande, que l’on maintient par la foire et l’esthétique, par la force aussi. La mièvrerie étouffante des marchés de Noël se paye par toujours plus de vigiles et de patrouilles de municipaux. (...) L’époque est au mélange, mélange de musiquettes, de matraques télescopiques et de barbe à papa. Ce que ça suppose de surveillance policière, l’enchantement !” (comité invisible, L’insurrection qui vient)

Malgré la propagande en faveur du festival, les habitants de Gaillac et des alentours ne sont ni dupes ni totalement soumis. Et le mécontentement cherche à trouver une voie d’expression. Un graffiti, un tract, des réunions d’organisation, une plainte en justice...L’opération du festival est si évidemment grotesque et louche que le maire ne se déplace plus en ville sans une cohorte de policiers municipaux, qu’un chien enragé aboie à tue-tête dès que quiconque s’approche du parc. Des vigiles se succèdent jour et nuit pour protéger les mille et uns bibelots entreposés. Et - coïncidence ou coordination parfaite ? - des caméras de surveillance ont été installées dans tout Gaillac au moment du début des travaux. Si cela ne suffit pas à décourager les opposants, on peut toujours utiliser l’État d’Urgence (ou sa transposition récente dans le droit constitutionnel) pour perquisitionner les présumés graffeurs, en dehors de tout contrôle judiciaire, comme ce fut le cas en octobre dernier.

Comme sur la place Taksim à Istanbul où un mouvement social a lutté en 2013 contre la transformation d’un parc public en centre commercial, comme à Notre-Dame-Des-Landes ou à Roybon, opposons-nous à la valorisation marchande de tous les espaces. L’aménagement du territoire, peu importe la couleur ou la nationalité de l’impérialisme qui le porte, crée de l’immonde. À nous de recréer des mondes vivables en lieu et place de ce désert. Des mondes où l’autonomie, le sens de la convivialité, du partage et de la fête sont à même de remplacer la vie morne, mutilée, dénuée de sens, le rapport au monde consommateur qui nous sont imposés. Le bluff de la consommation touristique alimente notre passivité, celle-ci est le fruit mais aussi la condition de la survie de la société capitaliste et industrielle. Il ne tient qu’à nous de ne plus être des spectateurs ! Reprenons en main nos vies et nos espaces !

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