Toulouse, Noël 2018

« Les cafés ferment en panique, des feux s’allument et des banques s’éteignent ; la police est loin »

paru dans lundimatin#171, le 29 décembre 2018

Le simple fait que des milliers de personnes soient sorties manifester un samedi 22 décembre devrait interpeller le pouvoir plus que le nombre exact de manifestants ou qu’une ridicule affaire d’antisémites dans le métro. Entendons nous bien : loin de nous toute attirance pour Soral et Dieudonné. Simplement, nous préférons placer notre attention ailleurs que sur ces affaires sordides et pensons que le mouvement subit une contre-offensive médiatique sans précédent en cette fin d’année. Nous revenons ici sur la situation toulousaine, et en particulier sur les samedis 15 et 22 décembre.
"Ce qui est beau lorsqu’on parle d’« Acte V » ou d’« Acte VII » c’est qu’on insiste avant tout sur des événements, des moments où il se passe quelque chose de déterminant, où l’on franchit des seuils, des étapes. Un événement, c’est ce qui marque un avant et un après. C’est un point qui réorganise notre perception de la réalité : après l’Acte I, on ne voyait plus de la même façon le palais de l’Élysée : il s’est transformé en cible ; l’Acte II a changé pour toujours l’image que beaucoup avaient de la police ; l’Acte III indiquait qu’une insurrection était à notre portée, à Paris comme en province ; l’Acte IV a perturbé nos représentations lointaines et exotiques de ce qu’est une dictature à cause du déploiement sans précédent des forces de l’ordre ; l’Acte V a destitué Paris en tant que capitale de la France et l’Acte VI a sans doute changé profondément le regard que l’on porte sur les courses de Noël. À chaque fois, on se réveille le dimanche et notre perception du monde a changé. On ne donne plus le même sens aux mêmes choses. Fin 2018, les mots police, violence, France, Macron, Arc-de-Triomphe, révolution, justice, légitimité et jaune ont, à coup sûr, changé de sens pour beaucoup de gens."

Épuisement du mouvement ou durcissement du mensonge ?

Depuis deux semaines, les rassemblements des Gilets Jaunes le samedi sont traités d’abord du point de vue des chiffres. 66 000 personnes le 15 décembre, 39 000 le 22 : c’est sans appel, le mouvement s’essouffle. Macron nous a déjà fait de bons cadeaux, il peut bien aller réveillonner au Tchad et, avec Phillipe, tourner la page de la crise en jaune. De toute façon, il ne reste plus que des acharnés qui attaquent des flics sur leurs motos et des antisémites qui font la quenelle. À la soi-disant neutralité des chiffres s’ajoutent la calomnie et le mensonge les plus banals qui consistent à cacher la forêt des gens en jaune derrière les portraits effrayants de quelques individus. Le problème, c’est qu’il est fluo le gilet, et on ne le cache pas si facilement, aussi sombres soient les costumes de ceux qu’on aimerait mettre au devant de la scène.

Depuis le début du soulèvement les chiffres de participation n’ont eu aucun sens. Beaucoup de mobilisations syndicales avaient rassemblé plus de monde par le passé : ici, ce qui compte, c’est la détermination et l’efficacité de la révolte. Le 17 novembre, à peine quelques milliers de manifestants arrivent à quelques dizaines de mètres de l’Élysée. Le 24, les Champs, symbole de richesse et de luxe dans le monde entier, sont ravagés. Le 1er, les symboles du pouvoir brûlent dans la France entière. Les chiffres importent peu. À partir du 8, les seuls chiffres qui comptent sont ceux des forces de l’ordre mobilisées (90 000 dans toute la France). Ce qui devient politiquement pertinent, c’est que des milliers de gens sortent encore dans la rue et bloquent encore des ronds-points alors même que la presse et le gouvernement nous préparent explicitement aux futurs morts liés à la répression. Le 15, les médias annoncent la décrue mais plusieurs villes s’enflamment encore, comme Bordeaux et Toulouse. Pourtant, il y avait des blindés, un dispositif renforcé et des contrôles préventifs ; ça n’a pas suffit. Castaner donne ensuite l’ordre d’expulser les ronds-points et la presse relaye comme si c’était déjà fait, trop facile. Noël approche, veuillez rentrer chez vous, soyons sérieux. Sauf qu’une fois les flics passés, les gilets reviennent, reprennent les ronds-points, reconstruisent les cabanes et recommencent. Vient enfin le 22 décembre : une poignée de personnes dans les rues, quelques échauffourées si l’on en croît la presse.

Le problème, c’est que la réalité est légèrement différente. Un peu partout les Gilets jaunes continuent de se battre et la « décrue » semble surtout due aux vacances qui arrivent. Un fossé énorme est en train de se créer entre ce que vivent réellement les gens et le traitement médiatique de l’épuisement de mouvement. Évidemment, rien d’exceptionnel à cela sauf que c’est potentiellement un facteur d’accumulation de la colère et de la détermination.

Depuis Toulouse et sa région, on ne pouvait laisser La Dépêche avoir le dernier mot : de nombreuses actions toute la semaine dernière, plus de 3000 personnes au rendez-vous le samedi 22, le centre-ville envahit pendant des heures, le dispositif policier complètement dépassé et plein d’idées pour la suite. Ça valait bien un petit compte rendu.

Tenir

Depuis plus d’une semaine, le gouvernement veut expulser les ronds-points encore occupés, partout en France. Tantôt la police informe les Gilets Jaunes qu’ils risquent un contrôle et une amende s’ils ne partent pas, tantôt ce sont plusieurs cars de CRS qui viennent expulser quelques dizaines de personnes manu militari, comme par exemple au rond-point d’Aussone à Montauban, expulsé régulièrement depuis deux semaines mais où les Gilets reviennent à chaque fois. En région toulousaine, même combat pour les quelques points qui tenaient encore, par intermittence, comme le rond point d’Eurocentre, de Lespinasse, ou encore les péages de Muret et de Saint-Jory. Moins de monde, des expulsions régulières : en apparence, facile d’en finir. Sauf que depuis un mois, les choses ont changé : des rencontres ont eu lieu, sur les ronds-points, en manif mais aussi dans les deux grandes assemblées qui se sont tenues à Sesquières les dimanche 9 et 16 décembre. C’est cela que ne voient pas les médias : des liens se sont créés qui ne se laissent pas compter et tentent aussi de se faire discrets aux yeux de la police, souvent pas loin de ceux des journalistes. Pour tous ces gens, le mouvement n’a pas lieu de s’arrêter : il faut simplement changer de stratégie. S’il est parfois trop difficile de tenir un rond-point toute la nuit, il faudra se regrouper sur certains points et opter pour des actions plus ciblées. Surtout, maintenant que beaucoup se connaissent, il devient plus simple de s’organiser, même en dehors des réseaux sociaux. Mercredi dernier, une commission action réunissant plus de 100 personnes en plein centre de Toulouse a permis de coordonner plusieurs actions ciblées, un peu partout : blocage de l’approvisionnement du restaurant du groupe Elior, site d’Airbus à Colomiers le jeudi 20 au matin ; feu d’artifice « fièvre jaune » le 20 au soir en plein centre ville (voir la vidéo ci-dessous) ; filtrage à Fenouillet, présence devant la Socamil (base logistique de Leclerc) le vendredi matin, péage gratuit au nord de Toulouse, sur l’axe Toulouse/Bordeaux vendredi soir, et j’en passe. Pas un jour sans une action de blocage ou de ralentissement de l’économie.

Des samedis à Toulouse

D’habitude, c’est au théâtre que l’on parle d’actes pour désigner les grandes étapes narratives d’un drame, qu’il soit comique ou tragique. L’important, dans un acte ou dans une scène, ce n’est jamais le nombre de personnages qu’on y trouve mais ce qu’il s’y passe, où ça se passe et comment ça se passe. Ce qui est beau lorsqu’on parle d’« Acte V » ou d’« Acte VII » c’est qu’on insiste avant tout sur des événements, des moments où il se passe quelque chose de déterminant, où l’on franchit des seuils, des étapes. Un événement, c’est ce qui marque un avant et un après. C’est un point qui réorganise notre perception de la réalité : après l’Acte I, on ne voyait plus de la même façon le palais de l’Élysée : il s’est transformé en cible ; l’Acte II a changé pour toujours l’image que beaucoup avaient de la police ; l’Acte III indiquait qu’une insurrection était à notre portée, à Paris comme en province ; l’Acte IV a perturbé nos représentations lointaines et exotiques de ce qu’est une dictature à cause du déploiement sans précédent des forces de l’ordre ; l’Acte V a destitué Paris en tant que capitale de la France et l’Acte VI a sans doute changé profondément le regard que l’on porte sur les courses de Noël. À chaque fois, on se réveille le dimanche et notre perception du monde a changé. On ne donne plus le même sens aux mêmes choses. Fin 2018, les mots police, violence, France, Macron, Arc-de-Triomphe, révolution, justice, légitimité et jaune ont, à coup sûr, changé de sens pour beaucoup de gens.

À Toulouse, les deux derniers samedis ont été particulièrement surprenants et on ne peut laisser la presse classique en parler tant ils ont aussi changé notre regard sur la ville. Lors de l’Acte V, le 15 décembre, les autorités avaient communiqué un peu comme pour Paris la semaine d’avant : il y aura des blindés, un dispositif policier renforcé, des interpellations préventives, etc. Or, comme à Paris le 8, il y eut autant de gens que la semaine précédente. Les Gilets avaient donné rendez-vous à François Verdier tandis que la CGT partait d’Arnaud Bernard : les deux cortèges se retrouvent vite mais les boulevards sont intégralement bouchés par les flics. De retour au point de départ, la foule reste immobile jusqu’à ce que les blindés reçoivent un peu de peinture sur leur pare-brise. Et c’est parti : les gaz dispersent la foule et qui se ré-agrège dans les rues adjacentes. Cet épisode se prolonge, les gaz venant disperser toute tentative de rassemblement. Puis, subitement, les Allées Jean Jaurès, futurs « Ramblas » et au cœur du réaménagement urbain toulousain, sont pris d’assaut. Les flics avaient sécurisé les accès à l’hypercentre mais ils ne purent empêcher la foule d’ériger d’énormes barricades sur ces Allées. À partir de là, le dispositif policier est débordé, ce qui peut être gagné l’a été : les Gilets Jaunes n’ont pas eu peur et la police n’a pas pu les contenir. Reste la fragilité des points de fixation : les barricades tiennent peu face à l’avancée de l’ordre et de ses forces et, très vite, c’est la reculade. Une fois dans les rues du centre, les groupes sont trop dispersés pour être efficaces et la police, bien qu’en retard sur le bordel diffus, ne se gêne pas pour gazer et arrêter des gens dès qu’elle le peut. On s’est finalement retrouvé au Capitole mais comme désactivés : pourchassés, peu nombreux, dispersés.

Pour ce qui est du 22 décembre, la presse a d’ores et déjà tenté de ramener la bataille à quelques images marquantes et des chiffres en baisse. Comme pour Paris, elle a finit par ne parler plus que d’une histoire de moto abandonnée par la police et attaquée avec « une violence rare » par les manifestants (voir ici et ) :

On jugera de la violence sur cette pauvre moto incapable de se défendre et on la comparera à cette autre vidéo, invisible dans la presse régionale, datant du même jour :

Évidemment, la réalité fut très différente de ces épisodes particuliers qui ne révèlent qu’une partie du rapport de force en cours. S’en tenir à ces images est déplorable : on en oubli notamment la part d’élaboration, de réflexion, de stratégie mais aussi d’euphorie qui a fait du samedi 22 décembre une journée décisive. À l’assemblée du 16 et durant toute la semaine qui a suivi, sur facebook mais aussi à la commission action, tout le monde réfléchit pour essayer de vaincre la frustration de ne pas pouvoir aller où on veut dans cette ville et de se voir dicter le parcours par les flics, aussi combatifs que l’on soit. L’idée qui émerge : former plusieurs cortèges pour se rendre insaisissables et prendre l’ensemble du centre-ville comme terrain de bataille. C’est ambitieux pour un Acte VI que les médias annoncent déjà perdant, voire inexistant. Mais l’ambition a payé. À 14h, rendez-vous était donné à Esquirol, « mauvaise idée » disent de vieux militants, « ils nasseront la manif comme ils veulent là-bas, c’est un piège ». Comme les médias, les vieux militants n’y croyaient pas. Sans doute la préfecture avait-elle minimisé la mobilisation, deux jours avant Noël : les flics ne bloquent qu’une rue et au bout de 5 minutes le cortège peut prendre facilement la direction du centre, du Capitole et de son marché de Noël. Une certaine joie règne déjà parce que cela avait été impossible jusque-là. Parmi les slogans, en plus du « Macron démission » qui ne faiblit pas, on note la popularité de la ritournelle « Eeemanuel Macron, Ô têteeuuh de con ; on va tout casser chez toi ! », les « Toulousain, toulousain » scandés dès qu’une barricade s’érige, en souvenir du 8 décembre et enfin, innovation du 22, des « Partagez la prime ! » lancés en direction des CRS en référence à la prime obtenue si facilement la semaine passée.

L’ambiance est festive, on attend des cortèges qui arrivent de plus loin et après un petite heure dans le centre-ville, on rejoint les boulevards habituels. Nous sommes plus de 3000. À Jean Jaurès, une vingtaine de CRS empêchent d’aller vers l’est mais ils finissent par reculer : paniqués par l’avancée de la foule, ils rentrent dans leurs camions et s’enfuient ! Arrivés à François Verdier, non loin de la préfecture, les CRS font l’erreur de gazer abondamment le cortège, qui rétorque avec de jolis feux d’artifices appuyés par des applaudissements nourris. C’est Noël après tout. On recule doucement et tout le monde pense à la semaine passée : va-t-on reculer inlassablement ? Les choses prennent vite une toute autre tournure : plusieurs groupes reprennent la direction du centre, peu protégé cette fois. Surtout, il y a peu de dispersion ce qui permet aux différents cortèges de rester offensifs tout en étant mobiles. Et le plan envisagé lointainement pendant la semaine se déroule à merveille : enfin, nous sommes libres d’aller où bon nous semble et on occupe la ville durant toute l’après midi, obligeant les flics à courir ça et là, gazer le marché de noël et la grande rue Alsace-Lorraine où des centaines de passant doivent réorganiser subitement leurs courses de Noël.

Après quelques heures, on se retrouve à Esquirol, le point de départ. L’ambiance n’est plus festive, elle est euphorique : les flics sont loin, nous sommes encore plus d’un milliers et d’autres déambulent ailleurs. On pense en finir là mais personne ne veut rentrer. Une grande barricade s’érige à Esquirol, pour ralentir les CRS qui finissent par se pointer et tout le monde se remet à crier « toulousain, toulousain, toulousain ». Assez vite, on décide de continuer vers les Carmes. Les Carmes ! Jamais les manifs toulousaines ne vont dans ce quartier où le café coûte cher et où règne une atmosphère de bourgeoisie décomplexée. Les cafés ferment en panique, des feux s’allument et des banques s’éteignent ; la police est loin. Pour ceux qui connaissent, nous avons poussé jusqu’au Palais de Justice et au Grand-Rond mais il nous a fallu accélérer le pas ensuite parce que les flics ont fini par nous prendre en chasse. Ce n’est qu’autour de 19h que l’on s’arrête de barricader toutes les rues et de détruire les symboles de l’économie qui rend si difficile les fins de mois et si proche la fin du monde.

De tels rendez-vous donnent incontestablement un souffle au mouvement et il semble indispensable de ne pas en laisser le récit à La Dépêche, sans quoi ils seront toujours recouverts des chiffres et des intérêts de la préfecture : montrer un mouvement qui s’épuise, des groupes de radicaux en marge des cortèges et des policiers qui restaurent l’ordre. Après le 22 décembre, on ne voit pas trop en quoi le mouvement a faiblit dans les rues toulousaines, bien au contraire. Quant aux groupes de radicaux, comme l’a bien dit quelqu’un lors de la commission action : « ça sert à rien de nous diviser sur la question de la violence, on voit bien que chacun d’entre nous est différent selon le moment de la journée : en arrivant à 14h on est d’humeur festive et on ferait pas de mal à un chat ; à 15h30, échauffés par les gaz, on se sent l’obligation de se défendre ; à 16h, on peut même vouloir passer à l’attaque puis se calmer à nouveau ensuite. » Enfin, il va sans dire que les policiers ne sont pas parvenus à maintenir l’ordre ce samedi : sans doute ont-ils plutôt participé à semer le chaos. En un sens, l’Acte VI fut le plus dangereux de tous pour la ville rose, à deux jours de Noël.

Le mouvement va-t-il repartir après les vacances ? Il n’est pas en train de s’arrêter. Tout est question de forme : va-t-on réussir à trouver de nouvelles formes pour s’organiser et être plus offensifs ? L’évolution des dernières semaines indique plutôt que oui : assemblées, commissions, réseaux affinitaires se sont développés ; les manifestations, en plus d’être déterminées, parviennent à déjouer intelligemment le dispositif policier. Un appel circule déjà pour faire en sorte que l’assemblée du 6 janvier se fasse sous un toit digne de ce nom, dans un bâtiment occupé par et pour le mouvement. Cependant, en plus des perspectives internes au mouvement, il faut également avoir un œil sur la situation générale. Parmi les lignes de force du mouvement se trouve le fait de rendre le pays ingouvernable dans les prochains temps. Macron ne peut déjà plus sortir sans être hué de toutes parts (il est d’ailleurs attendu de pied ferme à Toulouse le 17 janvier) : pourra-t-il garder le cap et réformer les retraites et l’assurance chômage comme il l’entendait ? C’est aussi là que se situe la destitution : que Macron dégage ou non, il est possible de tout faire pour le rendre totalement inutile. Mettre en place un rapport de force tel que la moindre opération gouvernementale déclenche immédiatement une nouvelle révolte impossible à assumer pour le pouvoir.

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