Terres Mapuche, en personne(s)

« Recuperar vidas y tierras » : l’indépendantisme mapuche à l’épreuve du temps

paru dans lundimatin#120, le 31 octobre 2017

Janvier 2017. Chili, Province de Valparaiso, Centre cérémonial de Vina del Mar

Une scène en bois surplombe un terrain de terre battue, face aux habitations de bois et de torchis. La décorent des banderoles explicites : « Solidaridad activa con la lucha mapuche anticapitalista. Tierra y libertad » (Solidarité active avec la lutte mapuche anticapitaliste. Tierra y libertad) « Recuperar vidas y tierra » (Récupérer nos vies et nos terres) « Por la autonomia de nuestras vidas, odios al capital » (Pour l’autonomie de nos vies, la haine du capital). En espagnol, ou en mapudungun : « Inkayaiñtaiñ mapu,taiñ kimun kataiñ kewün mapuche » (Nous récupererons notre terre, notre savoir et notre langue ).

Il n’est pas seulement question de territoire, de récupération des terres volées il y a 500 ans. Ils s’agit, en plus des vies enlevées, de récupérer une dignité arrachée, un asservissement culturel brutal et durable. Des centaines d’années de destruction de cette culture millénaire, survivante dans le Walmapu, le territoire ancestral dans les Andes, et mourante dans les villes, où le peuple mapuche cesse d’en être un pour devenir une population pauvre, discriminée pour sa couleur de peau et perdant à chaque génération un peu plus de conscience.

C’est donc pour (re)conscientiser les citadins qu’une fratrie est descendue des montagnes pour créer un centre cérémonial aux alentours de Valparaiso. Deux hommes et une femme, élevés dans une communauté autonome, selon les traditions ancestrales.

Tous trois parlent le mapudungun depuis la naissance, et l’enseignent aux jeunes, décrivent la vie dans le walmapu, le territoire mapuche dans lequel ils sont nés, où les traditions et le mode de vie ancestraux sont encore respectés. Ils entretiennent, chez la jeune génération de militants, la nostalgie de quelque chose qu’ils n’ont jamais connu, un idéal social et politique au coeur de leurs revendications. « De lo que los ancianos dicen, era pura vida. No habia que trabajar para un patron, no habia dinero. Ahora esta complicado luchar heon… Antiguamente ellos iban pa’lsur a caballo ! » (D’après ce que les vieux racontent, c’était la belle vie. On ne travaillait pas pour un patron, il n’y avait pas d’argent. Aujourd’hui, c’est tellement compliqué de lutter… Eux, avant, ils allaient dans le sud à cheval ! ») Aller dans le sud, ils le font chaque été, en février. Là-bas, ils intègrent le grand Walmapu, où les communautés mapuche sont en lutte ouverte avec l’Etat. Comme un pèlerinage politique indispensable, ils y sont accueillis par ceux qu’ils appellent des frères de lutte, s’y forment politiquement et culturellement : pour lutter plus, et oublier moins cette culture survivante.

Les deux frères à l’origine de la création de cette communauté « pour mapuche de la ville », ont 40 ans de vie derrière eux, et presque autant de lutte ; être et vivre mapuche c’est lutter, quotidiennement. Ils ont le regard dur, celui qui dit beaucoup de choses sur un passé dont ils parlent peu. La dureté dans les traits de l’ainé, le chef de cette petite communauté, raconte d’elle même les années de lutte. Dans leur cabane, les banderoles et affiches politiques couvrent les murs : « Somos mapuche un pueblo milenario, tenemos todo para reconstruir. No necesitamos un e$tado » (Nous sommes les mapuche, un peuple milénaire, nous avons tout pour nous reconstruire. Nous n’avons pas besoin d’un Etat) « Todas las balas se van a devolver »(Nous rendrons toutes les balles) « Vinieron. Ellos tenian la Biblia, Nosotros teniamos la tierra » (Ils sont venus. Ils avaient la Bible. Nous avions la terre). L’un d’eux m’avoue : « J’aurais pu donner ma vie pour cette lutte. Mais maintenant, avec mes enfants et ma famille, je dois faire attention… ».

Tiraillé entre un étouffement comme mapuche et une responsabilité familiale, il fait son possible pour soutenir la nouvelle génération de militants, tout en maintenant en vie ce centre cérémonial que les autorités régionales veulent détruire depuis des années.

Et ce, malgré les quelques différences dans leurs visions politiques ; pour les plus vieux, la nécessité d’une lutte libre en elle-même, libre des schémas de pensées occidentaux, des dénominations de mouvements politiques pré-existants. Ils revendiquent l’anti-capitalisme, la lutte par l’action directe, la destruction du concept d’Etat, ses institutions et ses idéologies mais, à l’inverse de la nouvelle génération, il refusent de considérer le mouvement comme un mouvement anarchiste, parce qu’ils l’identifient à une idéologie essentiellement occidentale, par soucis de cohérence surement, d’une cohérence telle qu’ils la conçoivent, contestataire et absolument indépendante.

Deux générations pour un seul indépendantisme ?

Comme dans bien des mouvements politiques, donc, deux générations se côtoient et diffèrent. Le mouvement des jeunes militants mapuche est plus ancré dans les schémas de pensées modernes et voient davantage dans les idées et les idéologies anarchistes une réponse à étudier, sinon une opportunité à saisir. Ces jeunes militants mapuche se sont donc naturellement joints au mouvement libertaire pour n’en former plus qu’un seul ; le mouvement indépendantiste rallie les militants de gauche et, de manière générale, les « questions indigènes » sont saisies par les mouvements politiques des gauches chiliennes, de la même manière que les enjeux de minorités le sont par les gauches occidentales.

L’un d’eux analyse : « El capitalismo nos quiere mostrar nosotros revolucionarios como locos en la ciudad, por eso es importante que siguamos la lucha y la accion directa » (Le capitalisme nous présente, nous les révolutionnaires, comme des fous dans la ville, et c’est pourquoi il est important que nous n’abandonnions pas la lutte et l’action directe). Plus présents dans la ville que leurs ainés, elle n’est pourtant qu’un lieu de lutte et pas de construction d’un futur meilleur. Le squat, moyen de lutte quotidienne, en est l’illustration ; la ville doit être détournée, utilisée pour les besoin de la lutte et de ses acteurs, mais elle n’est pas un objectif en soi.

C’est pour ces raisons qu’un ancien dispensaire, situé dans les hauteurs populaires de la ville, dans les « poblaciones », a été investi par anarchistes et militants mapuche pour y créer un squat libertaire. Le bâtiment est soigneusement fermé aux yeux baladeurs et touristes curieux, rappelant son caractère profondément politique. Mais la façade, peinte en rouge et violet, ornée des très expicites mentions de la « Paz en armonia * orden sin autoridad » (Paix en harmonie, ordre sans autorité), accueille chaleureusement le visiteur politique et aguerri. Ce lieu, décoré de graffitis allant du plus simple au plus raffiné et d’affiches féministes ou libertaires, toutes subversives, est le centre névralgique des activités politiques d’ultra-gauche de la ville, activités qui constituent le quotidien de ses habitants. Les actions à venir s’y discutent, on y fait de la musique, on s’y échange les traités politiques, le savoir s’y partage. Ceux qui parlent le mapudungun l’enseignent aux autres à raison d’une séance par semaine, ouverte à tous, on apprend à cuisiner le pain ou la soupe selon les traditions, à improviser à la guitare, aux percussions ou à la voix.

C’est ici que sont créées une partie des banderoles fixées à des lieux stratégiques de la ville, comme celle-ci, suspendue au dessus de l’axe principal de la ville :« Desde los bosques nos levantamos como arboles. Somos rios, sol, viento y fuego. Defender la tierra no es terrorismo » (Depuis les fôrets, comme les arbres, nous nous soulevons. Nous sommes rivières, soleil, vent et feu. Défendre la terre n’est pas du terrorisme). Comme dans beaucoup de luttes d’indépendance, il est question de terrorisme, dans un débat éternel et déséquilibré entre l’Etat et les partis indépendantistes. Comme les Palestiniens sur un autre continent, les femmes et les hommes impliquée dans la lutte sont décrits par l’Etat et ses institutions comme des terroristes, dans un pays où la « ley antiterrorista », effective depuis la dictature de Pinochet, permet entre autres de doubler les peines prévues dans le code pénal, étend la durée de prison préventive ou permet l’intervention de témoins dont l’identité n’est pas révélée.

C’est ainsi que la Machi Fransesca Linconao, autorité spirituelle de la communauté Lof dans le sud du pays, précurseuse dans l’utilisation du droit international pour défendre les droits des mapuche, a été placée en prison préventive en 2013 pour un incendie criminel dont elle est soupçonnée et dont elle se déclare innocente. Elle alternait depuis entre résidence surveillée et emprisonnement jusqu’à sa libération le 25 octobre dernier, et est devenue une figure majeure et médiatisée de la lutte pour les droits et la culture des mapuche.

Les manifestations pour sa libération permettent de comprendre les divisions existantes au sein du mouvement politique mapuche. Et en premier lieu, le fossé idéologique qui sépare les acteurs actifs du centre cérémonial et ceux qui gravitent atours de ces acteurs, et les réformistes, ces militants qui incluent l’Etat dans les solutions envisagées. Certains visent le changement radical, et d’autres les améliorations progressives : une prémisse de taille les sépare, et sépare la défense des droits des mapuche en deux mouvements bien différents.

Au cours de la marcha, comme dans les mouvements européens d’ultra-gauche, une partie des militants constitue un black bloc actif, aux slogans anticapitalistes, anti-étatiques et anti-flics, qui se place en tête avant que les « pacos », ne viennent disperser les manifestants. C’est à ce moment que les divisions s’expriment clairement : ceux qui ne croient pas en la lutte révolutionnaire à proprement parler, qui pensent pouvoir arriver à un accord avec l’Etat chilien et ainsi obtenir une autonomie partielle sans discrimination, s’effacent à l’arrivée des CRS locaux et leur canon à eau. Ne restent que le le cortège de tête et les acteurs les plus actifs du centre cérémonial, et notamment les deux frères portant fièrement le trarilonco, le bandeau traditionnel, bloquant la circulation face aux forces de l’ordre en surnombre qui chargent, tonfas brandis : le canon à eau tente de disperser le groupe pendant que deux membres en noir sont emportés dans un fourgon, donnant fin à la manifestation.

Deux manifestations distinctes, pour deux groupes politiques prouvant que les mouvements politiques où qu’ils se trouvent, ont d’abord à faire face à leurs propres dissensions.

Entre réappropriation territoriale et démocratisationculturelle

Les progressistes disent des plus extrèmes qu’ils sont trop violents et desservent la cause, alors que dans l’autre sens, on critique : « Se volvieron individualistas. Se volvieron hippies. » (Ils sont devenus individualistes. Ils sont devenues hippies). Il s’agit cependant d’apprendre des mouvements passés. Lors d’une discussion collective sur les actions à mener à la suite des manifestations, quelqu’un élude : « Accion directa yartes no son disociables. Hay que usarlos para que la gente salga de su casa, (hay que) ir en los lugares publicos como el metro para concientizar a la gente sin pedirle nada de dinero » (Action directe et arts sont indissociables. Il faut s’en servir pour que les gens sortent de chez eux, ils faut qu’on aille dans les lieux publics comme le métro pour conscientiser les gens sans leur demander d’argent).

Et le meneur du centre cérémonial de les rejoindre en exposant un point clef de la lutte qu’ils mènent : « la lluvia cae sobre todos, no solo sobre los mapuche » (La pluie tombe sur tout le monde, pas seulement sur les mapuche). La distinction entre les mapuche et « les autres » ne doit pas en être une, il s’agit d’un autre genre de convergence des luttes nécessaire dans un pays où presque tout un chacun a du sang mapuche dans les veines. C’est pour cela que l’association du centre cérémonial organise régulièrement des rassemblements dans les quartiers populaires et les villages alentours, où se vendent les traditionnels « tortillas al rescoldo », ces pains plats cuits dans la cendre, où s’échangent les idées et les enjeux locaux entre deux prestations de rappeurs ou de chanteurs, et où la jeune génération initie gratuitement aux arts martiaux traditionnels mapuche, comme ils le font le week end dans le centre cérémonial lors d’un entrainement hebdomadaire et ouvert à tous.

Il s’agit là de faire découvrir aux chiliens leur culture et initier à une conscience d’être et d’appartenir à une culture millénaire forte de siècles de persécutions. Les médias, les dirigeants politiques, les idéologies rétrogrades et réactionnaires créent depuis trop longtemps un rejet de l’autre, un racisme de l’« Indio » qui aboutit aux pires inepties, au delà de toute logique. Lorsque des incendies ravagent les territoires ancestraux du Wallmapu, les terres d’un peuple dont l’entière cosmovision repose sur les éléments et dont le nom signifie « les gens de la terre », on accuse les mapuche de les provoquer.

De manière générale, il s’agit donc, au delà-d’une récupération des territoires, d’une réappropriation de ceux-ci. Mais les divisions au sein du mouvement sont tenaces et les réformistes s’opposent aux révolutionnaires, dans une seule et même lutte, désunie et donc affaiblie.

La culture, bien au delà de la conjoncture

La puissance de la culture mapuche sert donc de soutien à ce mouvement parfois déstabilisé par ses dissensions intestines. La spiritualité mapuche, qui repose sur une cosmovision millénaire, bien qu’évoluant au rythme des différentes vagues de colonisation religieuses catholiques, fait figure d’éternelle résistante. Aux cotés de ces résistants de toujours, on comprend qu’une lutte ne peut avoir qu’une dimension politique. Sans le culturel, cette lutte ne peut perdurer.

C’est la langue, les croyances et les traditions qui permettent à ces militants de construire une réelle identité commune, au delà des injustices et discriminations répétées qui servent de catalyseur mais qui parfois, poussent à bout, usent, désespèrent. C’est porter cette culture à bouts de bras, au dessus du quotidien et des « noticias » annoncant emprisonnements, disparitions et grèves de la faim de « comuneros », qui leur permet de tenir chaque jour.

Perpétuer les danses, chants et rituels cérémonieux : un gage de survie. Comme le fait de continuer à imprimer des anthologies poétiques bilingues pour orner les murs de la bibliothèque du centre cérémonial. Plusieurs fois, on m’affirme : « un pueblo con lengua nunca morira » (un peuple qui a parle sa langue ne peut pas mourir). Et dans le traité autonomiste conservé dans la bibliothèque du centre cérémonial, nommé « Kisungüne Wallmapu » (Autonomie du pays mapuche), il est déclaré : « El mapudungun ha cedido mucho terreno frente al castellano. Por ello, una de las tareas mas importantes de nuestro proyecto autonomista es la revitalizacion del mapudungun, con el objectivo que en los hechos y en derecho recupere su calidad de lengua propia del Pais Mapuche » (Le mapudungun a perdu beaucoup de terrain face à l’espagnol. C’est pourquoi la revitalisation du mapudungun est l’une des taches les plus importantes de notre projet autonomiste, pour viser à ce que dans les faits et dans le droit, il retrouve sa qualité de langue propre du Pays Mapuche »). Les mots sont là pour panser les plaies de cette lutte sans fin et pourtant toujours très vivante, et la langue rappelle à chaque individu que la liberté ne peut pas leur être volée indéfiniment : en mapudungun, le mot liberté n’existe pas « porque se asume, y para que tampoco exista la « no-libertad » » (parce que la liberté est inhérente au mapuche, et pour que la « non-liberté » ne puisse pas exister).

Au Chili, les mapuche luttent pour leurs terres, leurs droits, pour que leur culture survive et perdure dans une organisation du monde qui ne les inclue plus. Et, de cette lutte transpire une opposition entre deux systèmes de valeur difficilement conciliables, entre des sociétés intrinsèquement respectueuses de la nature, des biens communs et des fonctionnements humains, et une société dite capitaliste dont les urgences sont criantes d’inégalités, de destructions et de négations de la condition même d’être humain, d’être vivant sur des terres volées. Les persécutions subies par le peuple mapuche, depuis la colonisation, ont donné naissance à un modèle de lutte qui a beaucoup à apporter à d’autres luttes indépendantistes dans le monde et aux gauches occidentales subversives, comme autant d’idées et de propositions inspirantes. Des modèles de préservation radicale de l’environnement aux modes de vie naturellement respectueux de la nature, ou des ZAD aux communautés traditionnellement autonomes dans le Wallmapu, il n’y a qu’un pas.

Evoluant avec le temps et les structures institutionnelles, les militants mapuche forment un milieu politique absolument actif, sur plusieurs tableaux, composé de deux générations de militants qui coexistent et se complètent. Des militants ouverts sur le monde, inspirés par les luttes palestiniennes ou kurdes qu’ils idéalisent et connaissent parfois peu, tout en continuant d’espérer férocement, et de croire en la libération des peuples.

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