Témoignage d’une arrêtée du lycée Arago

« J’ai les jambes qui tremblent, mon corps se place dans la forme de mon voisin. Je commence à concevoir pleinement l’espace qui nous entoure comme une denrée précieuse et rare. Cela fait quatre heures déjà, que nous sommes enfermés. »

paru dans lundimatin#148, le 7 juin 2018

Mardi 22 mai, jour de manifestation à Paris. Cette fois ce sont les fonctionnaires, accompagnés des lycéens et étudiants, qui prennent la rue. Le cortège, qui a eu plusieurs fois maille à partir avec les forces de l’ordre, finit son trajet place de la Nation. A deux pas se situe le lycée Arago, dont certains élèves ont fait grève ce jour-là contre Parcoursup et la sélection à l’entrée de l’université. Une assemblée y est prévu, qui se transforme en début d’occupation. La police intervient et arrête la centaine d’occupants, dont des lycéens mineurs, des étudiants, et même des journalistes (comme notre amie de Doc du réel). Tous passeront à peu près deux jours en garde à vue, et certains quelques heures encore dans les geôles du nouveau Palais de Justice. Certains des occupants sont reconvoqués pour un procès (pour intrusion dans un établissement scolaire et groupement en vue de commettre des dégradations), d’autres ont « bénéficié » d’un rappel à la loi, d’autres encore ont été mis en examen.

Après le témoignage de Camille de Doc du réel, nous publions le récit d’une autre occupante du lycée Arago.

Je me trouvais donc dans le lycée Arago lorsque la police, avec ses haches, et ses scies circulaires, est venue nous dégager, un par un. Nous n’avons pas été offensifs à leur arrivée. Nous aurions pu leur lancer tables et chaises lorsque nous nous trouvions au dernier étage mais moi je me contentais de crier : « Bienvenue ! Bienvenue ! Bande de sacs à merde ! »

J’enchaînais, en voyant gravir l’un de ces messieurs avec une tronçonneuse : « Tu vas faire un massacre avec ton engin ! - T’inquiètes pas, j’vais te découper en morceaux ! » Me dit-il, en souriant, avec ce petit rictus pervers au coin de la bouche, propre à cette race dérangée qu’est la police.

Et non, à vrai dire, je ne m’inquiétais pas, au contraire, je riais grassement pour leur montrer que je n’avais pas peur, que je me foutais de leurs menaces. Car, à force de les côtoyer quotidiennement, en les croisant tous les jours à vélo, sirène hurlante, en manif, dans leurs costumes bleus du dimanche, on apprend à ne plus les prendre au sérieux. Pour moi, ce ne sont plus des hommes mais seulement des poussières, une matière désintégrée. D’ailleurs, eux-mêmes certainement, en tant qu’objets non-pensants, ne doivent pas moins nous considérer. Nous serons quittes alors.

Pendant ce temps, ils finissent par enjamber les dernières barricades faites à la hâte, à l’aide du matériel que nous avons trouvé dans les classes. Nous nous retrouvons (un groupe d’une cinquantaine de personnes je dirais) tassé au fond d’une salle de cours. Le kapo arrive, l’air acerbe et les yeux convulsés, et nous annonce que nous sortirons par groupe de cinq, afin de nous faire « interpeller ». La scène en question mérite le coup d’oeil : le loustic qui nous parle siège sur l’estrade, tel un professeur, avec écrit, derrière lui, à la craie sur l’ardoise, en énorme : « ACAB ». Je reste, pour ma part, avec deux amis à moi, et nous descendons dans la cour humide du lycée après s’être faits fouillés et tripotés chacun. La pluie est douce et pendant que les flics s’encanaillent d’avoir faits si bonne pêche, des rats de la BAC ramènent quelques fugitifs cachés ça et là dans les recoins du lycée. Maintenant, ils nous demandent nos étiquettes, et se livrent à leur passe-temps préféré : nous faire la morale, car, après tout, ce sont de bons flics qui font leur travail.

Le gendarme devant nous ne cesse d’afficher sa bonhommie : « 48 heures ! Une petite partie de plaisir ! » Arrivent ce qui semble être la proviseure et ses sbires, parlant entre eux sous un parapluie, en nous jetant des regards en coin, comme des
voyeurs lubriques. Je leur fait des grimaces, ça fait passer le temps. Après une heure d’attente, on nous déplace vers l’extérieur. La rue est bouclée, mais j’aperçois au loin des camarades inconnus qui nous font signe de la main. J’ai à peine le temps de les saluer quand un des CRS me rabat violemment le bras puis me jette dans le car, déjà plein à craquer. Nous sommes une soixantaine, dans une caisse en longueur de 20 à 25 mètres carrés avec seulement 15 places assises.

Malgré la chaleur étouffante on profite du peu de souffle qu’on a pour chanter toutes sortes de mélodies raillant les keufs. Le chauffeur, ce champion, se plaît à freiner énergiquement pour avoir le plaisir de nous voir nous écrabouiller les uns sur les autres. Il roule à toute blinde, sans se soucier bien sûr des feux rouges. On l’encourage : « Le drift ! Le drift ! Des tonneaux ! ». Nous faisons le trajet de la manif à reculons : Nation, Bastille, Republique… jusqu’au commissariat de l’Evangile. Je me hisse sur les accoudoirs en équilibre, pour voir par dessus la vitre teintée. L’endroit a tout l’air d’un terrain vague ou d’une déchetterie abritant quelques véhicules de police.

On se roule les dernières cigarettes que l’on a à défaut de pouvoir boire ou manger. Je commence à perdre patience, comme d’autres. Une sorte de folie s’emparent de nous … « ON VA TOUT CASSER » Ca gueule à tout va, on donne des coups dans les portes, dans les vitres qui nous séparent du vide du dehors. Je ne peux pas m’asseoir, car je ne laisserais plus de place aux gens qui sont debout. Une fille s’est allongée sous les sièges. J’ai les jambes qui tremblent, mon corps se place dans la forme de mon voisin. Certains ont encore la force de hurler, d’autres on choisit une épaule où s’assoupir. Je commence à concevoir pleinement l’espace qui nous entoure, centimètre par centimètre, comme une denrée précieuse et rare. Cela fait quatre heures déjà, voire cinq pour certains, que nous sommes enfermés sans qu’une seule fois la porte ne nous soit ouverte.

Un policier se pointe : « Les femmes d’abord ». Nous voilà enfin à l’air libre, mais cette fois-ci dans ce qui ressemble à un enclos à bêtes. Les hommes auront le leur, jouxtant le nôtre. Nous sommes appelés ensuite à tour de rôle, pour être amenés dans des salles de fouille. Pour ma part, j’ai eu l’honneur de me faire fouiller deux fois de suite étant donné que la première flic avait oublié de transmettre à l’OPJ ma feuille de fouille.

Je suis emmenée un peu plus tard, en compagnie de 3 filles que je ne connais pas, dans un camion fourrière qui nous divisera dans deux commissariats différents. Nous arriverons, avec Sardine, dans le commissariat du Xe arrondissement. L’idée de me faire encore enfermer dans une boîte sans air me file une nausée terrible. Une fois dans la cellule, on arrive tout de même à s’endormir, à même le sol, en compagnie d’une Bulgare avec qui nous n’avons pas vraiment fait connaissance puisque cette dernière ne parle pas un mot de français. Il est environ 3 heures du matin. Je fais tout au long de la nuit des rêves étrangement heureux, me promenant, libre, en compagnie d’êtres imaginaires. Songes, bien sûr, qui se solderont par la frustration de se retrouver derrière les barreaux.

Nous sommes réveillées aux alentours de 7 heures avec l’offre de nous sustenter de gâteaux bretons périmés depuis 2014 et une brique de jus d’orange concentré. Je décline la proposition. Sardine part ensuite avec un de ces porcs. Elle revient quelques instants plus tard : elle a refusé les empreintes. C’est à mon tour, je m’exécute (il m’ont, par le passé, déjà volé mes mains). Le type en question qui m’imprime les doigts est une sorte de nain à l’expression remarquablement apathique, nous l’appellerons ici Humpty Dumpty. Hmpty Dumpty étant remarquablement petit, il fut donc dans l’impossibilité d’atteindre le mètre mesureur, relevé alors à son maximum. Je vis qu’il était dans l’embarras, et lui proposa avec amusement de le descendre à sa place.

Je regagnais ma cellule quand Sardine fut remmenée par le même gars, suivi, cette fois-ci, d’un bonhomme de deux mètres de haut, soi-disant « chef du département des empreintes » (qui, à mon avis, n’était qu’un malabar de la BAC). L’entretien me paraît long, trop long. Quinze minutes, une demi-heure passent, quand revient, toute abattue, ma petite compagne de cellule. « Ils m’ont dit que si je refusais ils m’enverraient en prison, que j’aurais une amende…
— Mais je t’avais dit que c’était faux, c’est que du mensonge !
— Je sais, j’ai craqué, c’est tout. »
Les larmes lui viennent et ma haine s’aiguise immanquablement.

Nous faisons peu à peu connaissance en jouant aux devinettes, pour nous divertir de la situation. L’heure du déjeuner se fait sentir. On nous porte, par une petite trappe dérobée, deux plats en plastique fumants. Le riz méditerranéen est une première pour Sardine, qui le goûte sans trop rechigner. Pour ma part, j’aborde la nourriture fossilisée avec autant de méfiance qu’une tarentule m’inspire. Je n’ai pas faim de toute façon.

Nous devons passer désormais en audition. Nous nous étions accordées au préalable, pour ne rien dire. « Je n’ai rien à déclarer ». Fallait voir sa gueule à l’OPJ. On ne démordait pas. Ayant remarqué notre obstination, les flics décident de nous faire la totale. Sardine sera encore la première. En 5 minutes cette fois ils ont réussi à la convaincre de donner son ADN. Je fulmine. Le géant de deux mètre s’amène pour moi, je réplique :
« —Si c’est pour me prendre mon ADN ça sert à rien de me faire
déplacer. Je ne le donnerai pas.
— C’est ce qu’on va voir. On va s’expliquer d’abord.
— Ouais, on va s’expliquer. »

J’avais le mord. Une envie de tuer presque. Il me jette dans la petie salle des empreintes, se tient en face de moi, ce colosse à la voix pincée (on aurait dit qu’il s’était coincé les couilles dans un tiroir) et me dit, en montrant ses dents, comme un chien enragé :
« — Bon, tu va me le donner maintenant ton ADN, comme ta petite copine !
— Je n’ai rien à déclarer, en serrant les dents, pour l’imiter.
— Mais encore ?
Je ne réponds pas.
— MAIS ENCORE ?
— Je vous ai déjà répondu. J’ai rien à vous dire.
— Mais encore ?
— Vous êtes sourd ou quoi ? Je changerai pas d’avis.
Il me cause toujours tandis que je lutte pour garder mon sang froid. Je finis pour dire :
— Bon tu vas me frapper maintenant pour que je donne c’est ça ?
— Tu joues à quoi là ? t’es gogol ou quoi ?
— Ouais j’suis gogol, totalement gogol. »

Il finit par me faire sortir :
« Tu vas voir, tu vas te retrouver avec trois mois fermes ! j’te mets en prime une remarque sur ton comportement ! »
Je retrouve Sardine.
« J’l’ai pas donné. » et là, j’éclate en sanglots, à la fois de joie pour lui avoir tenu tête mais aussi pour libérer ma réelle frousse.A ce moment arrivent quatre marocains, dont une fille. Un seul des quatre parle quelques mots de français. Il paraît qu’ils ont volé quelque chose. Ils sont à la rue. On les menotte tous au banc devant la cellule des hommes. Je n’arrive pas à les voir, je prête l’oreille. Ils sont interrogés violemment par deux grands baceux qui ne lésinent pas à les taxer de « sales arabes », de « saletés » et j’en passe. Un des ados est emmené dans la salle de fouille devant notre cage, il ne doit pas avoir plus de quinze ans vu sa taille. Je vois un des policiers enfiler des gants bleus en latex. La porte se ferme.
« — Baisse ton pantalon ! Baisse-le j’te dis !
Le garçon se débat, il crie : « Pourquoi ? Non...Non ! »

J’entends alors une volée de coups s’abattre sur lui. Il le supplie d’arrêter. Je me mets à gueuler et à tapper contre les vitres. En vain. Je me sens comme témoin d’une scène de torture de la Gestapo. En ressortant, le petit saigne près de l’oeil, sur la tempe, et marche avec peine. Une sorte de démence se lit dans son regard, il jure en arabe, hurle qu’on le lâche.

Nous sommes sorties à ce moment là de notre cellule avec Sardine et menottées au même banc que les nouveaux arrivants. Le jeune marocain gagne notre ancienne place. Nous attendons d’être déférées au Dépôt, nous, les objets trouvés. Pendant ce temps, la même scène se répète pour chacun des marocains (sauf la fille) : des cris, des coups, des cris puis des coups.

Le baceux qui a frappé le premier se rend devant sa cellule. « Alors, comment il va le nabot ? » Un flic le fait sortir, le présente à l’homme de main. Il prend le visage du jeune homme entre ses deux doigts, le tourne en l’inspectant comme un vulgaire morceau de viande.
« — Ca va, je pensais qu’il serait plus amoché. Il a une bosse et arrive à marcher. C’est déjà ça. »

Les coups de vingt heures sonnent. Quatre policiers viennent pour moi. Je suis détachée du banc pour être remenottée, les mains dans le dos. Dans la voiture, je regarde les passants et essaye d’attirer le regard de certains. Un me regarde, me fait un geste de compassion. Arrivées au TGI flambant neuf nous devons passer une multitude de sas dont les portes restent encore défectueuses. La suite de l’histoire n’est pas exotique : je resterai quelques 16 ou 17 heures dans une cellule insonorisée à dormir, chanter … en attendant de voir mon avocat et la proc’.

Je sortirai avec une feuille m’annonçant mon procès, prévu dans 5 mois.

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