« Téma le ciel »

C’est là que le cauchemar commence. Nous sommes alors sur le boulevard de l’Hôpital. Face à nous, plusieurs rangées de CRS, mais surtout, le canon à eau.

paru dans lundimatin#191, le 13 mai 2019

Alors que nous avions déjà publié un récapitulatif du match Qui a gagné le 1er mai ? rédigé par un promeneur, ainsi que quelques notes sur un changement d’époque de Serge Quadruppani, un lecteur nous a transmis cet autre récit du 1er mai qui a attiré notre attention.

[Photos : Nnoman1]

« Les événements purs - une insurrection, l’apparition d’une amitié, l’irruption d’un amour - ne permettent pas uniquement à une époque ou a une existence d’approfondir sa propre puissance, mais, étant quelque chose qui fait faire un saut à l’Histoire et à la vie même, créent aussi un dehors et composent un ciel, un ciel nocturne dans lequel les événements les plus intenses sont les étoiles. »- Marcello Tari

Depuis hier, les images de ce 1er Mai ne partent pas. Impossible de les chasser, de penser à autre chose. Impossible de dormir aussi. Et l’impression, depuis que je suis revenu de la manifestation, d’être incroyablement seul face à cela. Comment parler des violences policières de ce 1er Mai à une personne qui n’y était pas ? Les mots n’y suffisent pas. Et les images, si l’on dit qu’elles en valent mille, n’y suffiraient pas non plus. Mais comment ne pas en parler, alors que la situation l’exige ? Ecrire, c’est aussi réparer. Se réparer, bien sûr, mais aussi réparer nos mondes. Signifier à toutes celles et ceux qui se trouvaient là, qu’iels ne sont pas seul.e.s. Parce qu’on était là, tout.e.s ensembles, et que “tout.e.s ensemble, on est plus fort.e.s”, comme le disait un slogan scandé en c(h)oeur, le 20 avril, dans la nasse de la Place de la République. Réparer la vérité, enfin, en brisant d’un coup de marteau la vitrine de la propagande gouvernementale et du consensus médiatique. Faire naître l’éclat d’une étoile sur la surface lisse du mensonge.

Hier, je retrouve en début d’après midi quelques ami.e.s. Être présent.e.s ce jour-là relevait pour nous de l’évidence. Attaques de plus en plus violentes des derniers conquis sociaux, ravage de la planète par le capitalisme, monté des formes de pouvoir autoritaires et néo-fascistes, durcissement sécuritaire. En fait la liste est bien plus longue, mais on la connait. Ces constats sont de plus en plus largement partagés. Le cortège est bigarré. Du noir, du jaune, de toutes les couleurs. De tous les aĝes et des tous les horizons. Une joie diffuse, des sourires sur tous les visages. Une ambiance plaisible malgré la forte présence policière à tous les carrefours, silencieuse et menaçante.

Je ne sais plus à quel moment cela commence. Le cortège n’avance plus, et comme nous sommes face à la pente, nous ne pouvons rien voir de ce qu’il se passe devant. La siuation est confuse et flottante. On se dit d’abord que le cortège va bientôt reprendre sa route. Ça traîne. Dix minutes passent, puis vingt, et puis je ne sais combien. Un nuage de gaz lacrymogène s’élève quelques centaines de mètres plus loin. On nous dit qu’il y a des affrontements devant le commissariat du 13e arrondissement. Bah ouais, logique. Nul.le ne l’ignore désormais, sauf peut-être Eric Hazan, que la police sera toujours notre ennemie.

Le cortège est coupé en deux. Impossible d’en savoir plus sur ce qu’il se passe devant, en dehors du fait qu’il y a des affrontements. Pour la police, il s’agit surtout d’empêcher le reste du cortège d’arriver, et de renforcer celles et ceux qui s’affrontent déjà. Il lui faut donc le couper en deux, en amont du commissariat, pour au moins en empêcher son avancée. Mais le cortège, têtu, refuse. Il veut continuer. La moindre de ses parties est solidaire du tout. Et c’est justement ce qui redoutent Macron et son gouvernement. Pendant plus d’une heure, les forces de l’ordre vont donc tenter de nous faire reculer, ne lésinant pas sur les moyens.

C’est là que le cauchemar commence. Nous sommes alors sur le boulevard de l’Hôpital. Face à nous, plusieurs rangées de CRS, mais surtout, le canon à eau. Aucune rue ne permettant de s’échapper, se faufiler, contourner, et rejoindre la première partie du cortège. Sur notre flanc gauche, la ligne 5 du métro d’abord, puis l’hôpital, au niveau duquel nous sommes alors. Nous faisons fasses à plusieurs charges, à chaque fois plus féroces, et souvent suivies de salves de gaz lacrymogènes. En jouant sur l’inclinaison de leurs lanceurs, les flics arrivent à arroser le toute la partie du cortège se trouvant sur le boulevard de l’hôpital. Il n’y a quasiment pas de vent. A plusieurs reprises donc, nous nous retrouvons noyé.e.s sous les gaz, et si la plupart d’entre nous sommes équipé.e.s contre les gaz, le nuage est tellement épais que tout le monde suffoque. Certain.e.s font des malaises ou sont pris.es de panique. C’est à ce moment là que, face à la violence des assauts policiers répétés, des manifestant.e.s essaient de rentrer dans l’enceinte de l’hôpital. Nous entendons des cris de panique. Des cris de peur. Comme on en a jamais entendu. Nous voyons le portail sécoué par la foule jusqu’à ce qu’il s’ouvre. Quelques personnes arrivent à rentrer à l’intérieur de l’hôpital. Mais les assauts continuent, et n’étant pas à proximité immédiate de l’hôpital, nous ne distinguons pas mieux ce qu’il se passe. D’autant que les assauts de la police continuent.

Plusieurs fois, nous ne pouvons rien faire d’autre que de reculer. Et le cortège étant également coupé plus loin en amont, sur le boulevard Saint-Marcel, il devient vite impossible de reculer plus. L’accès au nord du boulevard de l’Hôpital nous est également impossible. La foule devient si compacte que le moindre mouvement de panique pourrait s’avérer dangereux. L’étau se resserre de plus en plus. Tout le monde se masse au nord, du seul côté où ça ne gaze pas. On pousse aux coins pour essayer d’ouvrir une brêche dans la ligne. Avec en guise de réponse, les coups de matraque et grenades de désencerclement. Alors qu’au début de la manifestations, quelques bienheureux.ses entonnaient encore “ne vous suicidez pas, rejoignez-nous” en direction des lignes de flics, plus personne ne le chante. Ce sont les insultes qui pleuvent, aussi peu tendres que leur coups de matraque. C’est bien la moindre des choses.

Mais surtout, dans ces moments éprouvants, personne n’a été laissé.e sur le côté. La solidarité était le maître mot. Que l’on soit cagoul.é.e ou en gilet jaune, ou les deux, ou ni l’un.e ni l’autre, on savait que l’on pouvait compter sur les gens qui nous entouraient. Et même au fond de nos peurs, nos avons trouvé des éclats de joie. Dans les slogans et dans les chants, que tout le monde reprenait. Et un frisson, alors, traversait la foule. Une agence de la Caisse d’épargne est prise pour cible. L’action est saluée par les applaudissements nourris du cortège. Plus tôt ce sont les aides-soignantes de l’Hôpital des Gardiens de la Paix qui nous saluent chaleureusement depuis les baies vitrés, ou ce vieil homme, sur le boulevard Saint-Marcel, qui agite son gilet jaune depuis la fenêtre de son appartement. Et à chaque fois le cortège qui répond par des applaudissements nourris.

La nasse finit par s’ouvrir, et la voix vers la place d’Italie est à nouveau libre. Nous finissons le parcours, épuisé.e.s mais soulagé.e.s. Et toujours joyeux.ses. Notre détermination dépasse leur violence. Les chants résonnent, plus fort encore que pendant la manifestation. Je regarde, sur les gilets jaunes, les messages et les dessins faits au marqueur. Tous aussi inspirés qu’inspirants. Et je me dis que chaque gilet jaune est comme une étoile au milieu de la nuit. Téma le ciel.

Paris, 2 mai 2019.

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