Tataouine, Résistance jusqu’à la victoire

Le sud tunisien toujours en grève

En Route ! - paru dans lundimatin#107, le 5 juin 2017

Tataouine, c’est cette image d’épinale : une cité du sud-est tunisien aux maisons troglodytes, que les hordes de touristes, descendus des cars de tours opérators, avaient coutume de visiter avant le soulèvement de 2011. C’est aussi le lieu qu’a choisi Georges Lukas pour tourner la suite de sa trilogie Stars Wars, et où les fans vont visiter les studios construits pour l’occasion. Mais pour tout film, il y a un envers du décors.

Tataouine c’est aussi les champs d’exploitation d’hydrocarbures, ses usines de retraitement, ses habitants contraints à y travailler pour des salaires misérables, sans que les revenus colossaux générés cette exploitation ne profitent jamais à la région. Comme l’explique l’article, c’est ce sentiment permanent de depossession de ses richesses, d’humiliation face au pouvoir de la capitale et des grandes villes de la côte sahelienne qui pousse régulièrement ses habitants à se soulever.

Depuis fin mars et l’appel lancé par la coordination des jeunes de Tataouine, la ville est le théâtre d’une grève générale durement réprimée par Tunis, et où ouvriers et habitants s’organisent pour tenir face à la repression.

Un soulèvement dans le sud tunisien n’est jamais anodin car il a toujours préfiguré dans l’histoire tunisienne un embrasement plus général. On se souvient de la grève de 6 mois à Redeyef en 2008, dans le bassin minier de Gafsa. Grève qui avait été durement reprimée, mais avait sérieusement ébreché le pouvoir de Ben Ali. Le reste du pays était à l’époque resté tétanisé par le niveau de la repression des grévistes du phosphate et de leurs familles. C’est pourtant bien l’écho de cette grève qui a préparé le début de la vague des printemps arabes commencée fin 2010 à Sidi Bouzid, petite ville maraîchère du centre tunisien, encore.

Lundi Matin a reçu cet article qui nous donne des nouvelles du mouvement en cours à Tatouine. On y découvre comment les grèvistes s’organisent et la force que les habitants tirent du lien particulier qu’ils entretiennent avec ce territoire. En Route ! le relaie ici avec plaisir.

La région du sud demeure depuis plus d’un siècle méprisée par les différentes formes de pouvoir. L’exploitation à outrance et le faible niveau d’infrastructure en sont seulement la conséquence. On y produit des hydrocarbures permettant l’implantation de compagnies pétrolières ou de gaz canadiennes, italiennes. Cette exploitation ne profite jamais aux habitants de la région, mais à une élite tunisoise et sahélienne qui en tire profit. Il est monnaie courante que les gens du sud et du centre tunisien constituent de la main-d’oeuvre docile et bon marché. C’est le cas à Kasserine ou Redeyef avec l’exploitation du phosphate. Mais cette logique à l’oeuvre amène avec elle son lot de désastres et de révoltes.

Chômeurs, travailleurs, freaks, partis de tous bords en ont assez d’une réalité qui ne correspond pas à leurs désirs. En plus d’une question économique, c’est une question territoriale qui touche les habitants. Le sentiment d’être dépossédé d’un endroit où on habite est une donnée importante pour comprendre ce qui motive les gens du Sud à lutter. Evidemment il y a un discours genéral qui tend à criminaliser les investisseurs étrangers qui viennent exploiter les terres et les habitants. Mais c’est aussi la mise au banc des habitants du territoire qui est en cause. Cela ne saurait évidemment être possible sans l’appui et la collaboration des quelques tunisois et sahéliens qui se partagent à quelques uns le gâteau de ces juteuses affaires. Et quelques tunisiens l’ont bien compris.

Le sud mais aussi le centre du pays sont des régions qui portent une histoire particulière de lutte et de révoltes. Quelques exemples : en 1864, dans un contexte d’augmentation de la mejba, où cet impôt est dédoublé, les tribus sortent d’une perspective strictement locale et se lient avec d’autres tribus pour organiser leur révolte. De 1881 à 1889, les tribus font face aux colons français. De 1952 à 1954, la lutte armée des fellagas précipite la fin du protectorat.

Fellagas à la frontière algero-tunisienne en 1955.
Fellagas à la frontière algero-tunisienne en 1955.

En 1984, c’est le soulèvement et les « émeutes du pain » dans tout le pays, mais qui avaient commencées dans le centre. Ici, la persistance du lien historique avec les luttes passées s’explique aussi par le fait que le sentiment d’appartenance tribale, ou un puissant lien avec la terre habitée, n’a pas complètement disparu. Malgré le fétiche de l’état très puissant en Tunisie, ce rapport particulier au territoire a une consistance bien plus politique dans le sud et le centre que dans le reste du pays. D’où la défiance et la méfiance historique de ces régions quant au pouvoir tunisien, très centralisé.

Depuis quelques mois déjà, un mouvement social est en cours à Tataouine, initié à la base par l’UGTT locale (l’unique syndicat tunisien) et la coordination des jeunes de Tataouine. Tout commence avec le licenciement de 24 ouvriers et le refus par la direction de les réintégrer. S’ensuit en signe de soutien et de protestation l’installation d’un campement dans le désert à El Kamour au Sahara .

Camion citerne detourné au campement d’El Kamour.
Camion citerne detourné au campement d’El Kamour.

« Nous nous sommes installés sur ce site depuis dimanche. Il s’agit d’un emplacement stratégique utilisé par les sociétés pétrolières pour faire passer leur production. Nous sommes là pour bloquer ces camions et pour faire pression sur le pouvoir et les décideurs de ces mêmes sociétés ». On peut y voir apparaitre une banderole au milieu de la cinquantaine de tentes où est marqué en arabe « Tataouine Résistance jusqu’à la victoire ».

Au campement d’El Kamour.
Au campement d’El Kamour.

En ville des sittins se mettent en place, soutenus par les habitants du coin. Des stocks de ravitaillement et de l’argent sont envoyés dans le désert en soutien au campement qui prend de plus en plus d’ampleur.
Le gouvernement, inquiet de perdre ses investisseurs, tente de déstabiliser ce mouvement en le diabolisant. Les mythes sur la présence de Daech ou de « milices étrangères » derrière le mouvement ne prennent pas. La stratégie de la terreur mise en place par le gouvernement n’a aucun effet.

Au même moment à Kebili, pas loin de Tataouine, les travailleurs d’El-Faouar ont fermé les vannes de gaz des deux compagnies Winstar et Perenco, dont les employés ont quitté les installations. L’armée intervient alors pour assurer le bon fonctionnement des compagnies dans tout le Sud du pays. Les sittineurs de Tataouine seront à plusieurs reprises repoussés. Les travailleurs des compagnies de gaz de Kelibi aussi.

Manifestation contre les militaires sur le site de la compagnie Winstar.
Manifestation contre les militaires sur le site de la compagnie Winstar.

Les habitants de Tataouine viennent soutenir les luttes lancées par les travailleurs, se joignent au mouvement et lancent des marches la nuit en soutien à leurs camarades et compères.

En Route vers El Kamour !
En Route vers El Kamour !

Dans ce contexte de tension grandissante est venu s’ajouter, le 22 mai, la mort d’un manifestant écrasé par une voiture de police. Le ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle, Imed Hammami, s’en déresponsabilisera aussitôt, préférant mettre en cause le mouvement social et son danger envers la paisibilité des citoyens. La victime aurait été « poussée et écrasée par les autres manifestants en route pour mettre le feu au poste de police de la région. » Cependant cette fiction n’opère toujours pas. Ce jour-là, on comptera plus d’une cinquantaine de blessés du côté des manifestants à Tataouine : asphixie, fractures.

La dépossession des habitants de leur territoire au moyen de l’exploitation des énergies naturelles annonce des luttes asymétriques. Où le sud tunisien ne se retrouve plus seulement confronté à la police comme c’était le cas avec Ben Ali, mais aussi à l’armée, sous le règne de l’état d’urgence. Elle appelle alors dans les temps qui viennent à l’inventivité pour faire face à un rapport de force déséquilibré.

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