Tarnac : un procès très attendu.

En toute bonne logique : le procureur éructe, la défense agresse, la juge joue juste. La possibilité d’un déraillement reste ouverte. Compte-rendu des trois premières journées d’audience.

Cauchemardos - paru dans lundimatin#138, le 19 mars 2018

La justice n’aura donc pas attendu le mois de novembre : l’anniversaire des arrestations, les 10 ans ! C’est ce 13 mars 2018 que s’est finalement ouvert le procès de l’affaire dite de Tarnac – village dans lequel une partie des prévenus a été arrêtée et où ils furent un temps suspectés de s’organiser, dans l’ombre des tourbières, à des fins criminelles. Huit personnes sont jugées devant le tribunal correctionnel de Paris, non pour terrorisme comme l’espéraient les principaux acteurs du dossier (l’équipe d’enquêteurs de la SDAT menée par Bruno Mancheron, le procureur Jean-Claude Marin, le juge d’instruction Thierry Fragnoli, le directeur des renseignements de l’époque Bernard Squarcini, la Ministre de l’intérieur puis de la justice Michèle Alliot-Marie, Alain Bauer, le criminologue qui murmure à l’oreille des premiers Ministres, etc.), mais pour divers chefs d’inculpation.

L’ambiance dans la salle des Criées ne pouvait qu’être « particulière », ce 13 mars 2018. Du fait, d’une part, de la médiatisation de l’affaire : ils sont rares les procès en correctionnelle à attirer, si longtemps après les faits, autant de caméras et de plumes. Si la presse accorde tant de place au dossier "Tarnac", c’est notamment parce qu’il permet, à peu de frais, de juger de « dérives », que l’on peut « en même temps » considérer révolues. Regardez-donc ce qu’était la politique sarkoziste ! Macron, nous en préserve… Jugez ce pathétique « emballement médiatique » de novembre 2008 ! Nous disent les éditorialistes d’aujourd’hui, d’alors et de demain.

On peut même se saisir de l’occasion pour critiquer l’antiterrorisme... des années 2000. Justement parce qu’il ne viendrait à l’idée de personne de critiquer celui d’aujourd’hui (quelques 13 novembre sont passés par là). On peut encore s’acheter facilement une conscience de gauche ou une déontologie, en raillant ce que l’on fit de l’une comme de l’autre il y a dix ans. "Tarnac" est un sujet, si ce n’est vendeur, au moins facile et fascinant.

Le caractère peu ordinaire de cette audience tient aussi à l’ampleur du dossier qui y est traité. Des années d’enquête, 5 juges d’instructions produisant 28 000 pages. Et cette bible pour quoi ? Pour que doive être revu, durant 3 semaines (!), l’intégralité de ce « travail », tant il est devenu évident (même à la Justice) qu’il était pour le moins orienté. Il est devenu impossible aux suiveurs, et mêmes à la plupart des acteurs, de ce procès, de saisir les tenants et les aboutissants de l’enquête. Les journalistes sont perdus (au point de devoir venir à l’audience avec un livre – celui de David Dufresne – datant de ...2012) ; le procureur est renvoyé à la relecture du dossier à chacune de ses rares interventions ; la juge tente de faire bonne figure, épaulée de trois (!) assesseurs. Tout le monde en est conscient : on ne connaîtra jamais la vérité de l’affaire de Tarnac, c’est-à-dire ce qui s’est joué ces jours de novembre 2008 dans les cabinets ministériels et dans les bureaux de la SDAT. Le fait que le tribunal ait accepté que les enquêteurs puissent témoigner par visioconférence et de manière anonyme a définitivement enterré le mince espoir que ces trois semaines nous permettent d’y voir plus clair.

Nous avons donc ici 8 prévenus. Dont deux seulement sont accusés d’avoir saboté une voie de chemin de fer (ou plutôt la caténaire qui alimente en électricité les TGVs) grâce à un fameux crochet en fer à béton, que les experts convoqués par le tribunal ont jugé « parfait ».

S’il y a pourtant une chose dont il est aisé de se souvenir à propos de "Tarnac" c’est que les arrestations ont eu lieu dans la foulée de ces sabotages, afin (disait-on) de mettre hors d’état de nuire leurs auteurs. C’est une question qui a été peu traitée dans la presse au moment où s’ouvrait le procès : pourquoi Elsa H., Bertrand D., Manon G., Christophe B., Mathieu B., Benjamin R. ont été pendant 10 ans sous instruction et se retrouvent aujourd’hui devant le tribunal ? Les deux premiers (officiellement) pour leur participation à une manifestation ayant dégénéré à Vichy (« association de malfaiteurs »), les deux suivants pour possession de cartes d’identités perdues ou volées et de fausses factures (« recel de faux documents »), les deux derniers pour « refus de se soumettre au prélèvement d’empreintes génétiques ». Le dernier délit est quasi-comique puisqu’il est provoqué par la mise en garde à vue. Les deux autres doivent être relevés pour ce qu’ils sont : une manière de boucher les trous d’une affaire qui, dès le départ, fuyait de toute part.

5 de ces 6 personnes n’ont initialement pas été arrêtées pour les faits suscités,, mais bien parce qu’on les accusait d’avoir participé aux sabotages. Sur la base notamment de la surveillance vidéo de leurs habitations et de l’étude a posteriori de leurs déplacements (grâce aux téléphones portables), la SDAT, disait avoir mis la main sur 3 équipes de saboteurs. Sauf qu’il n’a pas fallu plus de quelques heures pour que cette construction se révèle intenable. Les uns pouvaient prouver que s’ils étaient partis en pleine nuit, c’était à une fête d’anniversaire. Les autres que s’ils étaient sur les routes du Nord de la France, c’était dans un car de voyage à destination d’Amsterdam. Même les accusateurs les plus acharnés (le procureur Marin, le juge Fragnoli) n’ont pas réussi à maintenir les accusations de sabotage contre ces prévenus-là. La fiction « terroriste » nécessitait un « groupe » (une association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, comme on dit au parquet) et donc le maintient des chefs d’inculpations "annexes". La qualification « terroriste » a fini par disparaître, ces accusations sont restées…

Qu’est-ce qui sera fait durant l’audience de ces résidus de l’accusation de terrorisme - que la requalification (et le non-passage aux assises) tente de faire oublier ? Seront-ils balayés ("ce n’est plus le sujet"), ou parasiteront-ils les débats ? Et notamment celui sur le sort des deux autres prévenus : Julien C. et Yildune L. Sont-ils finalement les deux seuls saboteurs de cette affaire (et il faudra alors accepter qu’une partie du dossier est solide, quand l’autre - concernant l’existence d’un groupe - n’est que pure élucubration) ? Ou sont-ils les deux seuls accusés (parce que désignés comme « chefs ») qu’on ne pouvait décemment pas libérer sans poursuites (sous peine de décrédibiliser définitivement l’appareil antiterroriste français) ?

JOUR 1

Ce 13 mars à 14h, ce que le public attendait de connaître ce n’était pas le contenu des tous premiers débats. Mais plutôt à quel genre de spectacle il allait devoir assister durant trois semaines. Et quels rôles allaient endosser les acteurs. Sinon comment expliquer qu’on ait autant parlé, à propos de cette journée inaugurale, de l’incident de la barre de céréales ?

Cette première audience a pu être décrite comme finalement sans surprise : avec des prévenus « insolents », « en guerre contre la justice », quoiqu’un peu « lycéens potaches » ; un procureur isolé [ses copains refusant de lui tenir compagnie en venant témoigner], raillé, voire quasi-insulté par les accusés comme par le public ; une juge « maîtresse d’école » reprenant les impertinents quand on la croit débordée ou passive ; des avocats incisifs, et des journalistes critiques envers la procédure. Que les choses se passent ainsi, ce n’était pourtant pas si évident. Ça ne l’était pas il y a dix ans, quand on promettait les assises et la prison à ces terroristes. Et ça ne l’est pas plus maintenant. D’ailleurs, que rappelle le tribunal, quand il veut mettre la pression sur la défense, et ainsi accélérer les débats ? Qu’il faudrait montrer plus de respect envers l’institution judiciaire ? Non. Que :

Les peines encourues sont loin d’être négligeables. 5 ans de prison pour association de malfaiteurs. 5 ans pour recel de vol. Les refus de prélèvements ADN sont punis d’1 an d’emprisonnement.

La façon dont se déroulent les échanges n’est pas donnée, ni figée. Elle est l’objet d’un constant rapport de force entre la défense (notamment les inculpés) et la machine judiciaire (notamment le tribunal). La façon qu’ont les accusés d’intervenir de manière intempestive est le résultat d’une bataille incessante (et donc pas le fruit de la désinvolture), qui parfois les enferme dans une attitude prévisible, ou qui tout du moins se laisse caricaturer. Il est donc hâtif d’écrire que « les Tarnacs » auraient trouvé, lors de cette première journée, leur stratégie et leur arme (la "dérision").

Toujours est-il que l’intérêt suscité par l’attitude des prévenus et de leurs soutiens durant cette première journée d’audience a partiellement occulté son contenu. Cette après-midi devait correspondre à une mise en jambe extrêmement procédurale, mais le tribunal a du encaisser les première attaques de la défense. Celle-ci avait en effet fait parvenir une liste de 60 (!) témoins qu’elle voulait voir cités. La plupart des convoqués n’ont pas été "touchés" par l’huissier, ou se sont dérobés (« je ne pourrais me rendre à l’audience en vue d’un planning chargé ») comme Michèle Alliot-Marie. Concernant les principaux accusateurs : le ministère public sera de toute façon représenté par le procureur Christen (qui est un ancien procureur antiterroriste et qui a eu en charge ce dossier de Tarnac – ça tombe bien) ; le témoin sous X, qui fut pendant de nombreuses années une pièce centrale du dossier, a été suffisamment discrédité pour qu’il soit désormais arrangeant de ne pas le voir se pointer sur l’île de la Cité (la défense détient de toutes manières une vidéo dans laquelle il avoue n’avoir que signé une déclaration rédigée par les enquêteurs) ; les policiers, eux, témoigneront.

Les enquêteurs ont obtenu de pouvoir intervenir anonymement, malgré les vitupérations de Me Assous (l’un des avocats de la défense) qui aime à rappeler que leurs noms sont de toute façon connus. Ainsi celui du principal enquêteur de la SDAT : Bruno Mancheron, signataire du PV D104 (une des pièces les plus contestées du dossier), puisqu’il a porté plainte pour diffamation, justement contre Me Assous.

Après une longue délibération à huis clos, le tribunal a donc décidé que les fonctionnaires seront, durant le procès, cités à l’aide de numéros (1,2,3,4,5), et s’ils doivent être entendus, le seront via un dispositif vidéo maquillant leurs voix et visages. Une décision « dans la lignée de toutes celles qui ont été prise durant l’instruction », selon Mathieu B., c’est à dire le refus systématique d’une confrontation entre les prévenus et leurs accusateurs de la SDAT [1].

On ne se bouscule pas pour venir témoigner au procès de Tarnac, mais il va bien falloir essayer, bon gré mal gré, de retracer le fil de toute cette affaire. C’est donc le dossier d’instruction, qui servira, pour cette première journée d’audience, de point de départ (notamment la cote 01). Et voilà ce à quoi s’échinera le tribunal durant cette après-midi inaugurale : s’expliquer et nous expliquer comment les 8 prévenus se retrouvent, près de 10 ans après leurs garde-à-vues, dans le box des accusés.

A l’origine de toute cette affaire on trouve, selon la défense, deux personnages qui ne viendront pas témoigner et à propos desquels on ne saura certainement jamais grand chose. Il s’agit de deux espions, l’un, français, Christian Bichet (voir L’espion qui blogguait sur Mediapart) obsédé par Julien C. et une partie de ses amis (au point qu’il les suspecta longtemps, sans être suivi par sa hiérarchie, d’être à l’origine des exactions signées par le mystérieux groupe AZF, dans les années 2000) ; et Mark Kennedy, obsédé tout court, qui « oeuvra » pendant de nombreuses années dans les milieux anarchistes européens pour le compte de la police londonienne.

Il convient de s’arrêter deux minutes (ce qui est bien peu étant donné son rôle dans cette affaire) sur le cas de M. Kennedy. Comme l’a rappelé la défense ce mardi, “la France est le seul pays qui continue de rendre justice à partir des allégations d’un homme contre lequel de nombreuses plaintes pour viol ont été ouvertes en Angleterre”. Et dont le service a été dissout à la suite d’une enquête parlementaire (en Angleterre toujours). La juge se défend de considérer les informations de l’infiltré anglais… Sauf que le point de départ de toute le dossier est un récit de la radicalisation de Julien C. et de ses amis, auquel Mark Stone/Kennedy a largement contribué. Ce dernier s’est d’ailleurs vanté, à l’étranger, d’être à l’origine des arrestations du « groupe Tarnac ». La défense maintient que le juge d’instruction et la SDAT se sont appuyés sur les informations de Mark Stone/Kennedy, tout en en dissimulant l’origine.

Par exemple : les enquêteurs prétendent avoir compris que Julien C. et Yildune L. avaient participé à une réunion anarchiste lors de leur voyage à New York, grâce à un faisceau d’indices - par exemple parce qu’ils n’avaient pas fait de visite touristique durant 8 jours d’affilée (selon les tickets de musée en leur possession). Information accréditée par l’audition d’un certain H., un américain choisi comme au hasard dans une liste de numéros de téléphone retrouvée dans les affaires des supects. Julien et Yldine étaient à cette réunion, de même que ce H. Quel hasard.... Fragnoli avait ces informations via Mark Kennedy et le FBI (qui a avoué travailler avec ce dernier) mais continuait de faire semblant du contraire.

L’affaire de Tarnac contient un grand nombre de tiroirs. Un partie d’entre eux ne seront pas ouverts. D’abord parce que nous sommes ici dans un tribunal – et seulement pour 3 semaines. Ensuite, parce que, non sans hasard, peu d’acteurs et spectateurs de ce procès comprennent les enjeux de tous ces « détails » (la juge a d’ailleurs remercié la défense pour son effort de pédagogie – car elle-même n’arrive pas, ou ne souhaite pas établir une lecture claire de la chronologie de l’affaire). Enfin, parce que ce « double-fond » du dossier, nourri par le renseignement (anonyme) a été systématiquement validé par l’instruction et couvert par le « secret défense ». C’est ce qu’affirme en tout cas Me Assous : « avec le système proposé par l’accusation on ne peut que perdre : puisqu’ils ont tous les droits ils peuvent tout valider ». Malgré tout, la défense a construit une hypothèse quant à la genèse du dossier, que l’on pourrait résumer ainsi : « le parquet ouvre une information judiciaire parce que des écoutes illégales ont été découvertes au Magasin Général de Tarnac [la fameuse épicerie tapie dans l’ombre], écoutes demandées à l’origine en urgence dans le cadre de la lutte contre le crime organisé. »

Pour clore la journée et après avoir délibéré à huis-clos, la juge a annoncé qu’elle acceptait un "déplacement sur les lieux" du sabotage, demandé depuis 9 ans par la défense. Prévenus, avocats, juges, procureurs et greffières seront acheminés en car le 23 mars pendant que les policiers suivront en voiture, probablement cagoulés au vu de l’anonymat qui leur a été accordé. La présidente s’est d’ailleurs empressée de présenter cette "concession" comme une "fleur" faite à la défense : « de mémoire de juge, on n’a jamais vu cela en correctionnelle ». Il s’agissait probablement de faire oublier l’anonymat accordé aux policiers. Le procureur a feint de son côté d’être heureux d’aller prendre l’air.

JOUR 2

Cette nouvelle après-midi reprend là où l’on s’était arrêté la veille : les « origines » de l’affaire de Tarnac. Pêle-mêle : l’achat d’une ferme collective, certaines déclarations en garde à vue, ou encore, pourquoi Julien C. et Yildune L. ont eu l’idée saugrenue de se rendre aux Etats-Unis en traversant la frontière à pied plutôt que d’accepter de donner leurs données biométriques à la première puissance mondiale.

Alors que la juge récapitule les résultats d’une enquête Tracfin sur les conditions d’acquisition d’une ferme conspirative (le Goutailloux), les interventions des prévenus se multiplient jusqu’à devenir intempestives. Non, Julien C. n’a pas apporté les 3/4 du capital, il s’agissait d’Aria T. qui avait longtemps travaillé comme comédienne à la télévision Suisse et de Gabrielle H. qui avait reçu un important dédommagement de la SNCF après avoir été violemment blessée par un train des années auparavant. Les photos du bâtiment prises au téléobjectif à 3km de distance, Benjamin R. les qualifie d’absurdes : "On voit bien que le but c’est de construire un regard. Tout le monde pouvait prendre en photo la ferme depuis la route qui passe juste devant à 20 m". Le montage juridique "étrange" ? Il s’agissait de s’assurer que toutes les parts de la société immobilière (propriétaire du Goutailloux) soient possédées par une association, afin que personne ne puisse un jour récupérer son argent individuellement et mettre à mal l’entreprise collective. A propos des déclarations en garde à vue, les prévenus s’agitent et commencent à s’énerver lorsque la présidente, sûre d’elle, affirme qu’aucun aveu n’y est extorqué sous la contrainte. Mathieu B. la prend à partie et lui demande si elle sait comme se déroulent 96h de garde à vue antiterroriste. Bertrand D. silencieux depuis la veille se lève et raconte : "pendant les garde à vue, il n’y avait pas de questions et de réponses, les policiers feignaient de discuter avec moi et au bout d’une heure, ils rédigeaientt leur propre résumé de nos échanges et me mettaient la pression pour que je les signe, ce que j’ai fait. Mais à aucun moment ce qui est contenu dans ces PV n’a coïncidé avec ce que je leur disais. Ils ajoutaient ou retiraient ce qui les arrangeait."

A propos du passage de la frontière américaine, Julien C. est appelé à la barre :

Pour prendre les choses un peu en amont. J’ai vécu 6 mois à New York juste après le 11 septembre 2001. Il est vrai que ma politisation s’est faite dans le cadre du mouvement anti globalisation. Donc les contacts à l’étranger c’est quelque chose de banal pour moi depuis la fin des années 90. En 2001 il n’y avait pas encore le passeport biométrique. C’est le problème d’appréhender les choses sous l’angle de la suspicion, sans voir l’évolution des institutions, l’évolution de la gouvernementalité. A partir de 2004, les Etats-Unis exigent un passeport biométrique pour entrer sur leur territoire. À ce moment-là, un ami philosophe, Giorgio Agamben, annule ses cours là-bas et annonce qu’il ne se rendra plus dans le pays car il refuse de se soumettre au fichage biométrique. Pour nous, c’était une espèce de pied de nez : oui nous refusons ce type fichage - et les révélations de Snowden des années plus tard n’ont fait que nous donner raison -, mais on ne va pas non plus s’interdire de voyager. C’est la différence entre une position philosophique et une tentative pratique. A posteriori, et vu les ennuis qui ont découlé de ce voyage, peut-être que c’est Agamben qui avait raison.

Le problème, en effet, c’est qu’Yildune et Julien vont se faire pincer à leur retour au Canada. Ou plutôt leurs sacs-à-dos, qu’un de leurs amis achemine en voiture (pendant qu’eux passent la frontière à pied). Le contenu de ces sacs va être saisi, fouillé et photographié par la police canadienne qui finira par prévenir le FBI, qui alertera la police française. A partir de ces éléments, tous ces fins limiers déduiront que le couple avait participé à une "réunion anarchiste secrète". C’est en tout cas l’histoire que le dossier raconte. Mais on devine depuis (cf. la journée précédente) qu’un certain Mark Stone/Kennedy (l’espion anglais) a joué un rôle fondamental dans cette histoire. Car c’est bien lui qui donne l’information au FBI de la tenue d’une « réunion anarchiste » - que Julien C. qualifie plutôt d’« échanges politiques entre des gens qui participent au mouvement anti globalisation ».

Julien C. : Évidemment que ces surveillances et donc le contrôle de douane, sont le fruit des activités de Kennedy qui travaillait pour 11 services secrets. Ce qui se passe à cette frontière, c’est pas par hasard, évidemment que nous sommes filés, les gens qui nous filent nous perdent. A la frontière il leur reste le conducteur de la voiture et le mec qui nous a hébergé.

Le contenu de ces bagages va être exploité, a posteriori, par les diverses polices impliquées. Une photo de Time Square (prélevée parmi mille photos touristiques) est peut-être un indice de leur participation à un projet d’ « attentat » (une grenade d’exercice sera effectivement lancée sur le centre de recrutement de l’armée américaine à Time Square alors que Julien et Yildune sont rentrés en France depuis longtemps).

Julien C. : La photo de Time Square est la plus banale qui soit. Lorsque plus tard une grenade au plâtre éclate, le procureur de New York dit ‘on est sur une piste c’est des anarchistes’ (ce mec a reçu, grâce à l’intervention d’Alain Bauer, la légion d’honneur sous Sarkozy. ) Le FBI qui vous file, la DGSI qui vous aime pas trop, un RG délirant qui a promis votre tête, là vous vous dites : je suis au bout de ma vie.

Une liste de course [« tube, ficelle, frontale, acétone, scotch, gant 25000w »] retrouvée dans ces valises, révèle selon l’accusation, des préparatifs pour de futurs sabotages sncf.

Julien C : Il faut toute la capacité posthume des services de renseignement pour y voir une liste de préparation pour des dégradations. A chaque fois qu’ils citent cette liste ils enlèvent les mots ‘barbour, livres, essai’.

La présidente cite donc les autres listes de courses trouvées.

Julien C. : Bouteille de gaz ! Donc là, on a le scénario d’un attentat à la bouteille de gaz. Thermomètre de boulanger ! Un attentat dans un lieu très chaud. Je confirme que Fragnoli a placé d’immense espoir dans cette liste. L’ensemble du sac nous avait été rendu, il ne manque rien : mais les douanes ont tout photographié.

Alors que l’enquête préliminaire pour faits de terrorisme est ouverte le 16 avril 2008, les policiers attendent le 15 juillet pour accomplir leur premier acte d’enquête. L’urgence absolue des écoutes et la saisine du parquet antiterroriste ne semblait pas si... urgente. Les surveillances commencent donc au milieu de l’été, il s’agit d’aller mettre des caméras dans les arbres pour photographier les habitants du Goutailloux. Le 30 juillet 2008, un renseignement anonyme (!) avertit qu’un membre important de la mouvance anarchiste italienne vient depuis Paris jusqu’à Limoges pour rencontrer Julien. Il s’agit de Marcello Tari (auteur du livre Autonomie). À la rentrée, la surveillance se resserre sur Julien C. qui, très étrangement, ne possède pas de portable et est observé en train d’emprunter ceux des passants (par exemple un juge...) ou en se rendant régulièrement dans des cabines téléphoniques (il en existait encore) ou des cyber cafés. La juge cite quelques surveillances.

Elle relève que certains accusés ont des surnoms. Ce qui rend certains compte-rendus d’écoutes téléphoniques assez surréalistes.

En octobre 2008 lors d’une surveillance dans le métro, Julien C. , accompagné d’Aria T. qui sera elle-aussi mise en examen avant de bénéficier d’un non-lieu, se « montre particulièrement méfiant ». « Il se met en attente pour voir qui est là, attend la fin de la sonnerie du métro pour sortir, ce qui rend notre sortie impossible. Ou à l’inverse il sort sur le quai et remonte au dernier moment dans la rame. » Ce jour-là la police va le perdre.

Julien C., ironique : On n’est pas vraiment dans un contexte dans lequel on se dit ‘non, non y’a pas de surveillance, y’a pas d’anciens fachos qui arrivent à la tête des ministères...’

Il rappelle les arrestations « antiterroristes » d’alors, pour possession de fumigènes (le procureur Olivier Christen représentait déjà le parquet dans cette affaire). Il rappelle la circulaire Dati : qui enjoignait les parquets à faire remonter à l’antiterrorisme toutes les affaires impliquant la "mouvance anarcho-autonome" (même les affaires de tags).

Julien C. au procureur : aujourd’hui vous défendez cette politique ?

Olivier Christen : oui, évidement.

Julien C. : Vous êtes vraiment indivisibles. Ce qui est remarquable c’est que la police antiterroriste ce sont des amateurs patentés. Et je voudrai raconter ce qui n’apparaît pas dans les procès-verbaux. Les agents ne laissent pas apparaître quand vous les grillez, par orgueil professionnel. Un jour en sortant de la station de métro, je tombe sur Stéphanie S. (agent de la SDAT) déguisée en inspecteur gadget et qui, à un mètre de moi, parle au revers de sa parka. A ce moment-là vous ne vous dites pas, tiens il y a quelqu’un qui sort de Saint-Anne et qui croit qu’on peut parler à son manteau. Ce qui est incroyable c’est que Stéphanie n’est pas grillée une fois à ce moment là mais deux fois d’affilé. Alors que selon toute la littérature consacrée, si un agent se fait griller un autre doit impérativement prendre sa place.

Le procureur Christen, qui était jusqu’à présent particulièrement silencieux, va finir par prendre la parole. Sur ce point, l’enjeu pour l’accusation publique est de taille et il le sait. L’interprétation des comportements des « cibles » n’est pas du tout la même s’ils se savaient tous surveillés et suivis ou si des policiers invisibles ont réussi à les espionner pendant des semaines sans attirer leur attention et cela, jusqu’à la fameuse nuit des sabotages. Il en va, dans le fond, de toute la narration construite atour de l’affaire de Tarnac mais aussi de celle qui sous-tend le travail policier. Soit les agents de police sont des supers héros qui grâce à leur haut degré de discrétion et d’intelligence établissent des surveillances et des procédures sans failles, malheureusement gâchées par l’incurie et l’incompétence de la justice. Soit les policiers sont des branquignols, obligés, pour obtenir des déferrements, de livrer de faux témoignages et de bricoler des éléments de preuves. Il paraîtrait que tout spectateur de la moindre audience de comparution immédiate serait en mesure de spoiler la réponse.

M. Christen : Je pense que monsieur Coupat est un excellent conteur, je pense qu’il n’a jamais repéré de surveillance et la suite de la procédure le prouvera… [suspens]

Me Assous : Je ne peux pas vous laisser dire ça monsieur le procureur, sauf si vous acceptez de dire que certains procès verbaux sont faux, puisque des policiers s’y plaignent régulièrement que Coupat les repère. Vous allez requérir la relaxe ?

M. Christen : On en débattra plus tard...

Des caméras sont aussi mises en place devant les domiciles de plusieurs futurs mis en examens. Notamment près de la ferme du Goutailloux à Tarnac (caméras placées dans les arbres, mais aux images difficilement exploitables). D’autres personnes de leur entourage sont mises sur écoutes. Aucune n’apporte d’éléments probant à l’enquête.

Et puis arrive la manifestation de Vichy. Enfin, dans ce procès, on en vient à reprocher un délit particulier à des personnes particulières ! Il s’agit en l’occurrence de s’être entendus pour faire dégénérer une manifestation contre la tenue d’un sommet européen sur (ou contre) l’immigration à Vichy. Première question donc : qu’ont fait les prévenus dans ce cortège ? Des agents de la SDAT ont procédé à une surveillance au sein de cette manifestation, à partir de laquelle ils essayent de prouver que Julien C. (puisqu’ils ne l’ont pas vu commettre de dégradations) « menait » en réalité l’émeute. L’accusation est appuyée par des images vidéos de piètre qualité, censées notamment montrer que Julien C. aurait attaché une corde à une barrière de police, afin que d’autres manifestants puissent la faire basculer.

Deuxième question : les prévenus s’étaient-ils organisés pour faire tourner l’événement militant à l’émeute ? Ce genre de faits reste difficile à établir, même à partir de surveillances policières et d’éléments saisis en perquisition (encore une fois une liste de course, évoquant des masques blancs). L’accusation sur ce point se fonde donc principalement sur les déclarations de certains accusés en garde à vue.

Le caractère risible de ces accusations, comparé en tout cas aux moyens mis en œuvre pour les fonder (des agents de l’antiterrorisme infiltrés dans une manifestation, des gardes à vue de 96h, etc.), offre l’occasion aux prévenus de renverser momentanément l’accusation.

JOUR 3 : ET L’ON EN VINT FINALEMENT AUX SABOTAGES…

Quel est le mobile du crime, pardon, finalement du délit, qui consiste à arracher la caténaire d’une ligne de train en faisant en sorte que le pantographe de la locomotive emporte un crochet fabriqué en fer à béton et préalablement déposé sur ces fils électriques suspendus ? On a pu lire par le passé et dans la presse que ce genre de sabotage pourrait avoir un lien avec un ouvrage intitulé l’Insurrection qui vient, qui prônerait, outre la révolution, le blocage des flux métropolitains (par exemple ferroviaires), et dont la paternité (bien qu’il soit signé par un mystérieux "comité invisible") fut attribuée à Julien C. et certains de ses amis.

Pourtant durant cette troisième journée, consacrée aux sabotages, ni le tribunal, ni le ministère public n’évoqueront l’Insurrection qui vient. Ni d’ailleurs le moindre mobile. Alors même qu’ils ne semblent pas vouloir considérer que ces sabotages puissent avoir un rapport avec la lutte anti-nucléaire.

Les sabotages ont en effet été revendiqués dès le 8 ou 9 novembre (cachet de la poste ne faisant pas foi), dans une lettre qu’il n’est pas difficile aujourd’hui de trouver sur l’internet. Les auteurs évoquent le passage d’un transport de déchets nucléaires dit “train CASTOR”, de la France à l’Allemagne, les 7 et 8 novembre.

La revendication n’a pas été prise au sérieux, or le tribunal et la défense divergent sur les raisons du total désintérêt de l’enquête pour cette lettre. La juge considère en effet que les sabotages, côté Français, n’ayant pas été effectués sur le parcours du train CASTOR, ils ont peu de chance d’avoir quelque chose à voir avec le transport de déchets nucléaires. [Mais alors quel est le mobile ?] La défense lui rappelle que ce type de sabotage ne pouvait pas être effectué sur le trajet du train CASTOR, sa locomotive n’utilisant pas de pantographe, justement pour éviter les sabotages. Il y eut en effet par le passé de très nombreuses actions « au crochet » en Allemagne, en lien avec la contestation anti-nucléaire. La technique de fabrication de l’arme du délit est d’ailleurs facilement trouvable sur l’internet – les gendarmes recommandent le site de RADIKAL.

Julien C. : Cette histoire de revendication allemande c’est le forfait d’origine des enquêteurs. Il n’a jamais été question pour eux de chercher les auteurs des faits, mais seulement d’attribuer maladroitement les faits à des coupables désignés.

Le prévenu enchaîne en endossant, péniblement dit-il, le rôle d’enquêteur. Il développe une hypothèse alternative, impliquant de fantasmatiques antinucléaires allemands. Afin de prouver que, non, tous les chemins ne mènent pas à sa propre culpabilité. Mais qu’ils n’ont tout simplement pas été empruntés par la SDAT, qui avait pour seul but de faire condamner « le groupe de Tarnac ».

La juge fait de nombreuses références à une affaire de « terrorisme », impliquant la « mouvance anarcho-autonome » : l’affaire dite « de la dépanneuse » (dans laquelle des personnes furent notamment jugés terroristes pour le simple transport de fumigènes artisanaux). Et ce pour 3 raisons : dans cette affaire, l’un des inculpés fut accusé d’avoir saboté (par incendie) une voie de chemin de fer en 2006 ; de plus, on a saisi un « bréviaire » italien expliquant, parmi d’autres manières de « saboter le monde », comment fabriquer un crochet et le poser sur une caténaire avec une perche ; enfin l’incendie de la dépanneuse avait fait l’objet d’une revendication jugée fantaisiste (une revendication corse). Donc : les français aussi peuvent saboter des lignes de train, les allemands n’ont pas le monopole de la technique du crochet, et les revendications fantaisistes, ça existe.

Assous : Je peux vous trouver 200 revendications non-fantaisistes et vous les amener pour demain si vous voulez.

On en vient à une question importante : ces sabotages peuvent-ils être qualifiés de travail bien fait ? Pour y répondre, deux experts (l’un en électricité, l’autre en matériel ferroviaire) sont convoqués. Ils relèvent tous les deux l’ingéniosité, voire la perfection du dispositif utilisé. Ils précisent que le meilleur moyen de poser un tel crochet sur une caténaire est d’utiliser une perche en plastique, et ce sans avoir besoin de protection particulière (et notamment de gants 25000W, qui de toute façon n’existent pas).

Il leur est enfin demandé si le passage d’un seul train (le tgv « ouvreur », qui circule à vitesse réduite avant les trains de passagers pour vérifier que la circulation est possible) suffit à activer le dispositif, et à empêcher toute circulation ultérieure. C’est un point important puisque les policiers qui prétendent avoir été sur place durant la nuit des sabotages font une description (un peu louche) du passage de ce premier train à l’endroit où le crochet aurait été posé.

Encore une fois c’est la parole des policiers qui prétendent avoir été en filature ce soir-là qui est mise en cause. Plus tôt dans la journée, leur prétendue présence sur les lieux avait été contestée par la défense, qui s’étonne qu’aucune antenne de téléphonie mobile n’ait « relevé » la présence de portables (et donc de leurs usagers) dans le secteur à ce moment-là. Ou qu’il n’ait en tout cas pas été possible d’avoir les « logs » des antennes qui auraient concernées. Pour le procureur, la zone, à Dhuisy où eu lieu le sabotage qui attire toute l’attention est l’une de ces fameuses « zones blanches » (non couverte par les réseaux de téléphonie mobile). Pourtant la défense possède les coordonnées GPS d’antennes de téléphonie à proximité...

La question de cette filature nocturne et des éventuels bobards policiers sera abordée durant la 4e journée.

[1Sous-direction anti-terroriste, service de police judiciaire voué à la lutte contre le terrorisme.

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