Tout brûle déjà ; brûlons ensemble !

« Rendons-nous à l’évidence. Le salut n’est pas à demander à ceux qui l’éviscèrent. »

paru dans lundimatin#218, le 25 novembre 2019

Nous avons reçu ce texte anonyme depuis Bordeaux. Il nous a bien plu, le voici.

J’ai rêvé le chaos. J’ai rêvé l’embrassement des possibles et l’embrasement du catafalque qui berce nos torpeurs dans son éternelle tombée de l’ennui.

[Photo : Simon Réha ]

D’où vient-elle donc, putain, cette atroce immuabilité ? Comment Bordeaux, cette enclave bourgeoise gonflée comme un furoncle au milieu d’un visage vieilli, peut-elle encore être si propre, si calme, si lisse si plate, à l’heure où les colères se doivent d’exploser ? Comment échappe t-elle encore aux flammes, aux soulèvements permanents et aux canons des chants de bataille ? Une année d’un mouvement qui s’est accroché au pavé, le battant chaque semaine dans une indignation fluctuante bien que toujours féroce ; mais tant de décennies, tant de siècles de rage qui doivent à notre époque trouver un point de chute, toute une zone d’impact où faire flamber l’Empire...

Je l’ai rêvé, ce monde-tempête en perpétuels fracas, en ébullition frénétique. Je l’ai rêvé et le rêve encore tant la planète en a besoin. Jamais n’a été aussi vrai, aussi profondément prophétique, le dicton de sagesse : si nous voulons la paix, nous passerons d’abord par la guerre. Guerre totale, planétaire, de la nature qui se défend contre le monstre civilisationnel ; guerre émeutière, protéiforme, d’un monde gorgé de rage de vivre contre les pantins costumés qui le saignent à blanc.

Cette guerre a déjà lieu partout, et s’intensifie diablement dans l’immense sursaut révolutionnaire qui tambourine aux portes dorées des grands pontes. Tous les pays se lèvent. Les émeutes à Hong-Kong sont chaque semaine plus inventives, plus efficaces, plus enragées ; les combats au Chili fracassent le vernis pathétique du contrôle absolu que cherche à instaurer une répression inhumaine ; en Équateur, des manifestants déchaînés ont instauré un vrai rapport de force avec le gouvernement, forcé de reculer pour assurer un peu ses arrières ; tant d’exemples sont à donner, tant de révoltes naissent, que l’on peine à en faire le tour. En France, le premier anniversaire du mouvement des Gilets Jaunes a montré une furie toujours à fleur de peau. Furie sensible, limpide, colère exacerbée contre ce monde ignoble et les bureaucrates sans pitié qui jettent le Vivant au tombeau pour quelques milliards de plus. Les forces d’oppression, toujours plus surarmées, milices d’un État totalitariste qui n’a plus comme unique solution que de tirer dans le tas pour se faire craindre, ne peuvent plus endiguer la haine que l’on ressent pour l’horreur de l’époque. C’est l’heure où les bourreaux casqués se font poursuivre dans les rues et se terrent dans les laveries pour échapper au torrent de justice légitime qui vient les faucher dehors. C’est l’heure où les places publiques sont interdites par les puissants les jours de manifestation, par peur réelle de n’être pas capable de refouler le tumulte et de sombrer dans le néant de la destitution par la force. C’est l’heure où la police scientifique prélève des autocollants dans les rues pour y faire des analyses ADN, pendant que les grands criminels d’État se promènent en toute impunité. C’est l’heure où toutes les institutions se prostituent dans les langes puants de la surveillance de masse pour serrer toujours plus l’étau. Demain, la moindre démarche se fera par reconnaissance faciale via l’abomination ALICEM ; chaque trait de nos visages sera connu, enregistré, et ressorti de l’océan d’archives électroniques à chaque fois qu’une caméra saisira un bout de notre face, dans la cohue d’un rassemblement social. C’est l’heure où cette civilisation en bout de course ne se préoccupe plus d’entretenir le mensonge ridicule de l’ordre, du calme et du « business as usual ». N’y croient plus que les fous et les alliés de ce système infect.

Ceux-ci sont plus nombreux qu’on ne voudrait le croire. Ils s’ignorent bien souvent eux-mêmes, louvoient entre des lignes politiques si troubles qu’elles n’ont pas la moindre once de sens. Se disent de gauche mais légitiment la violence d’État en condamnant les « violences » du peuple, qui ne sont qu’une réponse à l’ultra-brutalité permanente de la société industrielle. Balaient les arguments adverses d’un revers de la main, d’un flatulent « Ouiiii, non mais bien sûr, mais voilà quoi tu m’as compris », sans se douter que leur hypocrisie ne dupe plus personne depuis un temps certain. S’opposer catégoriquement à toute forme de violence quelle qu’elle soit est certes louable, mais n’a pas de sens à l’époque où nous sommes. La pire de toutes les violences, celle qui torture, qui prend la forme d’un génocide planétaire, d’une extermination administrée de toutes les formes de vie sur Terre, qui plonge et maintient des milliards d’êtres, humains et non-humains, dans une misère galopante au bénéfice de pays riches, eux-mêmes éviscérés pour garantir la tranquillité des plus fortunés, cette violence-là, c’est celle du quotidien, du fonctionnement normal de ce monde, celle du « chaque-jour », celle des jours comme les autres. S’opposer honnêtement à la violence, c’est bien s’opposer à celle-ci, et pas aux bris de vitrines et de machines qu’entreprennent les âmes excédées et farouches. Qui défend le bien-fondé de cette civilisation et prône une résistance strictement pacifiste en rejetant le reste est en réalité le plus grand assassin, un tyran cachant sa noirceur derrière un masque d’humanisme.

Nous ne devons plus avoir peur du désordre. Il apparaît souvent paradoxal de prendre conscience que le véritable carnage, le véritable chaos, le véritable cataclysme, ne viennent pas des manifestations, des émeutes et des altercations avec la police, mais de l’inaltérable continuum d’absurdités dans lequel nous sommes engoncés et que nous percevons comme « la vie normale ». S’éveiller chaque matin avant le lever du soleil à la sonnerie d’un téléphone, ingurgiter quelques bouchées de divers déchets industriels pour tenir le coup, s’agglutiner dans des métros, des bus, des tramways, le regard vide collé contre la vitre embuée des flux respiratoires encrassés de pollution, laisser son cul prendre la forme d’une chaise toute l’année en tapant sur un ordinateur ou en copiant des pages et des pages de leçons, ou briser son dos, ses reins, ses rêves, dans des labeurs serviles engraissant les multinationales pour recevoir de quoi continuer, encore et encore et encore, la même ignoble mascarade ; le pire des tumultes ne vaut-il pas bien mieux que cet ordre, cette platitude, cette organisation mortifères ?

Encore une fois, ceux qui prétendent par humanisme s’opposer au désordre, au chaos, ne sont que les chantres d’un système dont ils ne voient que les plus doux aspects. Posez-vous cette question, si vous êtes de ce bord : si le calme règne tant dans votre beau quartier, n’est-ce pas que le trouble est en pleine éruption ailleurs ? Cela fonctionne à plus grande échelle : si l’Occident, souvent, est si tranquille, si développé, si « civilisé », n’est-ce pas que la guerre, la brutalité, les déprédations et les viols commis dans de lointaines contrées lui assurent une honteuse richesse et la paix des coupables ? Une connaissance osait me dire un jour que, s’il y a tant de problèmes, ce n’est pas la faute du système qui, lui, fonctionne parfaitement, mais celle des institutions qui n’apprennent pas à la population à s’en servir. Foutredieu. La misère toujours plus dévorante méprisée par l’indécente richesse, le capitalisme insatiable égorgeant l’existence pour du pouvoir et du profit, les innombrables cataclysmes écologiques et sociaux orchestrés par l’élite pour assurer la perpétuation de ses répugnantes dynasties qui ne disent plus leur nom, tout cela, et bien plus encore, serait-donc du fait de l’ignorance du peuple... Où avait-on la tête, lorsque l’on pensait être juste en militant contre ce monde et son fonctionnement ?

Ces discours honteux n’émanent que d’un même profil type, qui se décline à l’infini ou presque. Celui qui ne voit pas, ou qui refuse de voir, que sa tranquillité est conquise au prix des massacres que sa lâcheté le pousse à cautionner. Celui qui, dans quelques années, lorsque la dictature ne se cachera plus de franchir les limites, collaborera volontiers avec les milices étatiques si cela peut lui assurer la possibilité de continuer à prétendre que tout va bien.

Pour éviter de revivre ces moments peu glorieux, peut-être serait-ce mieux de prendre les devants. Artistes, camarades amoureux du beau, saviez-vous que, de toutes les flammes possibles, celles qui s’exhalent d’une grosse voiture de luxe incendiée par l’insurrection sont les plus esthétiques ? Elles ont ce je-ne-sais-quoi d’intense, de profond, de mystique, leurs volutes sont si pures que l’on dirait des rêves. Pourchassons ces beautés ! Qui dénonce les débordements vit quotidiennement dans le plus grave d’entre eux. N’accordons plus de temps à ces appels au calme, à ces injonctions à marcher au pas, à ces traîtrises éhontées de ceux qui se disent nos amis et alliés. Fracasser cet empire n’empêche pas d’organiser le renouveau d’après. Tout le monde a sa place dans la guerre actuelle. Il n’y a pas besoin uniquement de combattants, de bloqueurs, d’émeutiers, mais de tout le monde. Littéralement tout le monde, à condition qu’il soit lucide sur l’enfer qui nous bouffe.

À l’heure où la situation n’est simplement plus tenable, où les désastres empirent de partout, nous ne pouvons plus nous permettre de cloisonner les luttes. Il a fallu qu’un étudiant lyonnais s’immole devant un CROUS pour que nous nous réveillions. En réaction à cette horreur, de belles actions fleurissent : blocages des caisses et repas gratuits aux restaurants universitaires, manifestations, appels à la convergence... L’université Bordeaux Montaigne fait actuellement l’objet d’une occupation qui, espérons-le, semble déterminée à durer. Pourtant, une interrogation subsiste : pourquoi, encore et toujours, demeurer attachés à notre statut d’étudiants ? Pour quoi se battre, en fin de compte : pour des conditions d’études décentes, alors même que les universités sont des usines à salariés lobotomisés ? Pour le droit à s’asseoir toute la journée sur des chaises, à passer des partiels, obtenir un diplôme et trouver un emploi, quand le monde entier crève de ce fonctionnement atroce ? De rester ainsi attaché à cette éloge du statu quo qu’est la revendication étudiante, ce mouvement d’opposition farouche risque de s’engluer dans une mollesse qui lui sera fatale. Lutter contre la précarité, c’est lutter contre l’ensemble de ce système : contre l’idéologie du travail qui nous aliène au point où l’on chérit nos chaînes comme des droits fondamentaux, contre l’État totalitaire qui se profile avec toujours plus de netteté, contre le cancer urbain et technologique qui nous asservit d’autant plus qu’il nous rend dépendants, contre l’économie qui empoisonne nos existences et voit la Vie comme un marché à conquérir. Nous sommes, malheureusement, dans l’ère du « tout-ou-rien ».

Pour cette raison, il semble nécessaire d’abandonner ces haillons d’identités auxquels nous nous accrochons – étudiants, Gilets Jaunes et autres drapeaux sous lesquels nous sommes habitués à nous rejoindre. Si les blocages d’universités à Hong-Kong sont si merveilleusement grandioses, c’est parce qu’ils sont entrepris par des individus qui, à proprement parler, ne sont plus des étudiants, mais des résistants. Des êtres jetés corps et âme dans la lutte, dans cette guerre qui tonne déjà et qu’il nous faut mener malgré tous nos projets, malgré tous nos espoirs d’avenir, de paix et de stabilité. Nous n’avons plus à nous dire étudiants quand l’ensemble de cette société est à démolir, pour que ce que nous construisons ailleurs ait une chance de tenir sans être perpétuellement assiégé. Nous ne pouvons pas nous contenter de créer des alternatives (ou encore pire, de les demander) sans accepter la conflictualité inévitable qui naît toujours des initiatives mettant à mal les rouages de la Machine. Les négociations et les compromis sont un piège : je sais à quel point il est tentant d’arranger le plus de monde possible, à quel point il serait préférable de faire l’unanimité ; mais rendons-nous à l’évidence. Le salut n’est pas à demander à ceux qui l’éviscèrent.

Sortons de nos cases respectives, embrassons l’horizon des tourmentes qui s’amoncellent autour de nous, et plongeons tous solidaires dans ce chaos qui nous est promis.

Tout brûle déjà : brûlons ensemble !

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :