Temps et fragmentation - Patrick Condé

« Pourquoi un Parti ? »

paru dans lundimatin#165, le 12 novembre 2018

Il y a une double temporalité à laquelle la fragmentation en acte des formes de vie autonomes se heurte : celle de l’Economie et celle de l’Etat libéral-total (dont Grégoire Chamayou a décrit récemment la précieuse généalogie dans La société ingouvernable). Ces deux totalités en effet ne se superposent pas, bien qu’elles marchent de concert l’une avec l’autre.

Nous entrevoyons ainsi que la fragmentation du monde, telle que J. Rafanell i Orra notamment l’envisage, affronte en réalité deux instances de la totalité. L’une est déjà fragmentaire, c’est celle de l’Economie, dont la domination « ne crée nullement un monde uniforme » mais produit une série de « morcellements et fragmentations politiques » selon Jérôme Baschet (qui se réfère lui-même au sous-commandant Marcos parlant de « globalisation fragmentée » plutôt que de mondialisation, Defaire la tyrannie du présent) – gouvernementalité privée et libre (sans ingérence ou presque) de l’entreprise. L’autre totalité s’incorpore dans l’Etat fort, ou autoritaire, qui ne cesse d’étendre sa police et son contrôle sur les « populations » qu’il s’efforce de ramener constamment dans le rang de la valorisation et du travail – gouvernementalité publique d’un Etat lui-même voué à fonctionner comme une entreprise privée, l’Entreprise-France.

Double conflit. D’un côté fragmentation des formes de vie autonomes contre la forme de vie hégémonique du capital elle-même fragmentée dans ses formes de production et de consommation (il n’y a plus une seule forme, mais de multiples formes impliquant de multiples temporalités de la soumission, du travail en entreprise jusqu’à l’ubérisation). De l’autre soustraction des multiplicités communisantes à l’emprise de l’Etat qui n’a plus besoin de se déclarer fasciste pour être total (mais qui recourt aux fachos si besoin, lorsqu’il ne maîtrise plus sa propre puissance de désintégration sociale - Bolsonaro au Brésil, mais déjà F. Hayek copinant avec Pinochet nous rappelle Chamayou…). Quand on parle de décomposition grandissante du capitalisme en ses assises, c’est en vérité l’aiguisement de sa ou ses contradictions majeures qu’il travaille chaque jour à surmonter et maîtriser. On ne pariera pas sur son auto-effondrement sans risquer d’être complètement à coté de la plaque (comme on avait largement sous-estimé la force singulière de Macron et de son plan).

Double conflit au sens où le temps des formes de vie n’est pas celui de la lutte, ces deux temps ayant toutes les peines du monde à s’accorder puisqu’ils ne peuvent en eux-mêmes trouver leur synchronie. Le temps des formes de vie est long. D’un côté, il réclame, là où l’expérimentation a lieu, une relative bienveillance de la part des autorités qui les accueillent comme migrations/sécessions du dedans (les Communes ne sont pas folles, elles ne s’implantent pas « librement » dans la Beauce). De l’autre, quand ce sont des occupations du territoire entrant en conflit violent avec les projets d’infrastructure, le temps des formes de vie est constamment menacé par le recouvrement de la temporalité de la lutte au même endroit, dans laquelle l’agenda gouvernemental cherche à s’imposer pour briser le conflit (Notre Dame des Landes).

Tandis que le temps des luttes (non détachable désormais de son inscription dans le territoire dans sa notion élargie, non exclusivement géographique, Zad ou entreprise, ou fonction publique ou,…) est encore voué à des échanges subtiles entre stratégie et tactique, que l’une et l’autre soient maintenues distinctes, ou au contraire que la stratégie soit absorbée dans la tactique (héritage opéraiste). Toujours est-il que si aujourd’hui on ressent de toutes parts une forme d’impasse dans l’affrontement, une fois relevé son potentiel indéniable, c’est que ces deux temps – des formes de vie et de la lutte - en appellent à un troisième qui, non pas manque (le manque se référant toujours au regret d’une totalité perdue en effet), mais se cherche. Pour dire que la figure de l’ennemi commun est loin de suffire à rassembler le temps commun diffracté de l’opposition qui lui est faite.

Pour le dire de la façon la plus désarmante de simplicité, Jérôme Baschet laisse parler Rosalita, enseignante au Chiapas : « Nous avons trois temps. Le temps exact, ou l’heure exacte, est l’un de ces temps. Le temps exact, c’est le temps de la montre, le temps du commerce (…) Mais pour nous il existe l’heure juste, ou le temps juste, qui est le temps de la communauté et de la nature (…) le temps juste ne peut pas se subordonner au temps exact. Si cela arrive, la communauté souffre, elle se défait (…) Mais en plus de tout cela, nous les zapatistes, nous avons l’heure nécessaire, ou temps nécessaire, qui est le temps de la révolution. Ici, nous vivons ces trois temps. Ainsi est l’autonomie que nous vivons et luttons ». Et Jérôme Baschet de commenter : « le plus remarquable est l’ajout d’un autre temps, assurément le plus intriguant des trois : le temps nécessaire, celui de la lutte… (celui-ci) se situe à l’interface entre la temporalité de la communauté et celle du monde avec lequel elle oblige à entrer en contact. En tout cas la lutte a ses exigences propres et ses rythmes spécifiques, ce qui suggère que le combat pour la construction de l’autonomie engage une temporalité neuve, qui n’est ni celle, abstraite, du capitalisme, ni celle, traditionnelle, de la communauté ».

Ne peut-on convenir que la difficulté présente ici, « chez nous », tient au fait que depuis les années 70 on a trop longtemps confondu ces deux temps – temps des formes de vie de la communauté et temps de la lutte, dans la réappropriation du temps de la politique, contre l’ancienne conception linéaire et eschatologique portée par la forme-Parti adossée à une séquence de la lutte des classes ? « Vivre et lutter au pays » ou là où l’on est, dans un retour « sur terre » et non à la terre, est une injonction qui contient toute l’équivoque de la confusion possible entre ces deux temps. Equivoque que l’on entendait résoudre ou compenser par la conscience du besoin de ne pas « se contenter » de créer la Commune ici ou là comme alternative, mais aussi de porter le pète par des incursions ponctuelles, violentes à hauteur du conflit surgissant sur la scène officielle de la politique (les réformes des gouvernements du et par le capital). Entrer en sécession et affronter, le communisme déjà là et l’insurrection, deux possibles indissociables.

Mais voilà que s’insurge lui-même ce troisième temps au cœur même de la double temporalité décrite ci-dessus, pour exiger le dépassement (dialectique ? non dialectique ?) des multiplicités ou du multiple sans l’Un qui confortait jusque là le désintérêt qu’on lui portait (ou l’incapacité de le penser et de le construire). Face à la pure multiplicité sans Un du marché, dotées de ses propres institutions dispersées en réseau, qu’on a pu appeler l’anarcho-capitalisme, compensée, entretenue et protégée par la mise au travail et l’hyper-contrôle des corps des sujets de l’économie par l’Etat, apparaît maintenant une injonction du temps qui se répète ici ou là sous des formes encore tâtonnantes à partir des multiplicités de l’autonomie.

Ainsi Jérôme Baschet pose-t-il la question essentielle : « Dans quelle mesure est-il possible de repenser la notion de révolution, ou de dynamique révolutionnaire, au-delà du régime moderne d’historicité qui lui a donné naissance ? Et si l’on récuse la réitération d’un modernisme révolutionnaire tantôt attiédi, tantôt exalté, comment alors concevoir une ou des temporalités révolutionnaires ? (…) Dès lors, le rejet de toute anticipation, la détestation de l’espérance, l’affirmation du présent contre le futur ne semblent plus de mise ». D’où J. Rafanell I orra, en écho, semble franchir un cran au dessus : « la question qu’on doit se poser, à nouveau, est celle de la création d’un parti révolutionnaire. Le Parti intransigeant, incompossible, qui relie les forces de nos affections. Ceci n’est pas un programme mais la composition d’un plan ». Ailleurs encore il met les pieds dans le plat en se risquant à nommer ce Parti « le Parti des multiplicités, ou Parti des communistes », comme pour en dessiner l’horizon sans prescrire (deux interventions sur lundimatin).

Jusqu’à quel point les multiplicités peuvent-elles s’accorder avec une de leurs extrémités figurées ici sous forme d’oxymore « le Parti des multiplicités » ? Celui-ci pour dire si je comprends bien, surtout pas le retour de l’Un subsumant le multiple, mais l’organisation visible/invisible, exposée mais secrète (la conspiration) d’une instance qui afficherait une certaine unité malgré tout des multiplicités en tant que Parti, au-delà et même contre l’idée de réseau (elle-même totalisante). Mais alors quelle unité et unité de quoi ? La question reste ouverte par l’oxymore. Elle se resserre un peu plus en revanche si l’on envisage le Parti des communistes, subtile affirmation qui tranche à l’horizon déjà présent ET futur d’un communisme affranchi de sa doxa (le vieux régime d’historicité linéaire pointé par Baschet, celui du progressisme attaché au développement infini des formes productives). Le Parti des communistes multiples, des multiples façon d’engager ici et maintenant les voies plurielles du communisme des communes. Est-ce la bonne entente de cette forme-parti nouvelle ? D’aucuns diront : mais alors si c’est l’articulation plus dense du maillage (et non du contre-réseau) des communes entre elles, pourquoi éprouver le besoin de créer un Parti ?

La question ne peut s’entendre, à mon sens, que si l’on dépasse de fait la contradiction plombante entre multiplicités et unité (avec les vieilles casseroles de la convergence des luttes, de l’unité d’action), pour s’acheminer vers un rapport nouveau entre le temps et les actes. L’unité en question ne serait plus celle de l’unité d’action, mais des actes qui chaque fois réclameraient d’être partagés le plus possible dans une offensive non réactive, soustraite à l’agenda des réformes gouvernementales. La multiplicité des temporalités révolutionnaires qu’annonce Baschet n’est-elle pas la multiplicité des actes qui déploient un temps concerté dans la lutte contre l’hydre capitaliste, temps concerté indiquant nécessairement des cibles ou terrains pour lesquels il faudrait chaque fois viser juste (sans réduire la question à l’urgence d’une stratégie) ? Or ce n’est pas comme maintenant les formes de vie d’une part, et les offensives ponctuelles avec affrontement avec les flics d’autre part. Sinon, il n’y aurait pas besoin de ce troisième temps d’un Parti révolutionnaire nouveau (différent du Parti imaginaire qui entendait à sa façon assumer l’offensive).

Le Parti à venir est-il alors seulement celui qui « relie la force de nos affections » ? Je me souviens d’un aphorisme de Blanchot : « Quand tout est dit, ce qui reste est le désastre, ruine de parole, défaillance par l’écriture, rumeur qui murmure : ce qui reste sans reste (le fragmentaire) » (L’éciture du désastre). Ici la ruine accuse un déficit plus grand que l’amoncellement, comme si l’Ange de l’histoire avait les ailes en feu. Si l’on transposait hardiment vers la défaillance par la politique : rumeur des récits multiples, qui enfle et désenfle au gré du vent soufflant plus ou moins fort sur les braises. L’arbitraire, le hasard, la disposition à la rencontre comme injonctions de révoltes a-logiques (mais non pas illogiques) qui ne cherchent plus forcément à en découdre dans l’argumentaire d’un tort absolu, à faire entendre deux sens opposés sous un même mot. Un en-deçà de la mésentente, reste sans reste oui, la conspiration. « On a assez expliqué le capitalisme ! », le travail par exemple fait d’abord l’objet d’une détestation, d’un murmure hostile, pressenti comme mise à mort avant d’être perçu et témoigné sous un angle critique (salariat, distinction nécessaire avec l’activité). Politique des affects, des capacités d’affecter et d’être affecté. Autopoièse de la politique en sa fin.

Ou en son début ? Le Parti des communistes. Je prends l’appel au sérieux, même si je mesure que nous, un certain « Nous » le plus divers (non plus totalité, etc), en sommes encore présentement à « se constituer en forces et non pas en Front » (Rafanell I Orra). Il serait vain en effet d’anticiper des questions qui ne peuvent pas encore se poser clairement, faute de forces pour les vérifier. Mais si le serpent ne doit pas se mordre la queue, on supposera que « le Parti qui vient » (sans doute un peu plus et un peu moins que l’ensemble des singularités quelconques réunies en un temps T), l’espace-temps qu’il ouvre à son horizon immédiat et non reporté au lointain déterminent grandement la façon dont les forces se constituent et (se) composent. Ce n’est pas du tout une remise à demain, dans « l’attente-des-conditions-réunies-pour que ». Il n’y a pas par exemple d’antériorité de l’enquête pour déterminer la justesse de l’agir, et inversement. Mais il y a sans doute une tension vers la construction d’un paysage de lutte, tel que le langage en détermine largement la venue ou l’ouverture.

La disposition à la rencontre comme éthique de la relation, dans laquelle la relation prime sur les éléments qu’elle met en rapport, les métamorphosant et les altérant au profit d’une autre forme d’existence soulevée par l’enquête, ne rend pas compte du saut que représente le fait de dire « communistes ». Dire « communistes » n’est pas anodin, et d’une certaine manière appelle à trancher dans les multiples revisitations de ce que le signifiant « communisme » préserve de combativité. Ce n’est plus à l’évidence opposer sur le vieux mode disqualifiant communisme et anarchisme, si c’est un saut hors du signifiant. Mais ce n’est pas non plus réduire le « peuple » des Communes à leurs artisans et habitants actuels, associant sur le mode performatif (telle l’éphémère Commune de Tolbiac pour les étudiants) des luttes qui ailleurs sont encore syndicales bien qu’elles tendent à déborder le cadre syndical (les infirmier(e)s des hopitaux, les cheminots de la SNCF,…). De même on doutera que les réfugiés dans leur détresse forment la dernière figure possible de « l’avant-garde du peuple », peuple de la vie nue comme le voudrait Agamben. Les actes de solidarité envers les réfugiés, la traque par la police des réfugiés et de leurs soutiens permettent-ils vraiment d’annoncer cela ? Là encore, l’ennemi commun n’est-il pas sur-estimé dans sa capacité passive/active à rassembler contre lui ? S’agit-il enfin de créer des Communes de lutte où l’on voit des cheminots venir en aide aux étudiants occupant leurs facs, aux zadistes, avec un retour de solidarité des ces derniers vers les premiers ? Mais cela se produit déjà.

Pourquoi un Parti ? Et un Parti des communistes (par exemple) ? C’est avec beaucoup d’attrait, et non d’un septicisme critique, que je relance la question (en espérant l’avoir bien entendue), à laquelle il est sans doute trop tôt pour répondre. Mais peut-être en vue d’une échéance prochaine de rencontre qui afficherait : « Tout le monde aspire au communisme »… ?

Patrick Condé

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