Sur un mur : « exerçons le hasard ! »

paru dans lundimatin#60, le 9 mai 2016

« Qui a un corps possédant un très grand nombre d’aptitudes,
la plus grande partie de son Ame est éternelle. »
Spinoza, Éthique, V, 39

Il est malheureux que des ami.e.s, et sur des questions somme toute assez confuses, en viennent à ne plus se comprendre. Certes « l’homme est le plus querelleur des êtres » (sourate XVIII, Coran) mais au regard des amitiés, la querelle est superficielle. Cherche-t-on la vérité ? : nous voilà jetés dans une guerre éternelle ; se contente-t-on d’exprimer nos présupposés ? : voici la paix rétablie pour un temps. Concernant la sempiternelle « question de la violence », nous ne pouvons choisir qu’une voie, la voie des présupposés.

AXIOMES

ϙ ϡ Ϫ ϱ

Axiome ϙ : Nous ignorons ce qui vient.
Note : Nul n’est prophète. Ce qui vient n’est peut-être pas fait pour nous plaire, ni peut-être non plus pour nous attrister. Espérer ou craindre est une maladresse qui diffère l’action et la retarde en dévotions passives et tristes. Seule la compréhension de ce qui a déjà eu lieu et de ce qui est maintenant en train de se faire importe à ceux et celles qui font reposer l’avenir sur leurs forces actuelles. Craindre ou espérer, c’est négliger de se compter soi-même comme terme du problème.

Axiome ϡ  : Nos aptitudes affectives, corporelles et intellectuelles déterminent l’état de la puissance à venir.
Note : nous ignorons ce qui vient, mais dès lors que nous nous comptons comme terme du problème, nous détenons un savoir performant de ce qui peut venir : intelligence affective des amitiés réelles, des parlures, des rites ; intelligence pratique des arts, des gestes et techniques du corps, des sens et de leur développement ; savoirs tactiques, théoriques, historiques, littéraires et scientifiques. Si nous ignorons ce qui vient, nous ne sommes pas condamnés à ignorer ce qui peut être.

Axiome Ϫ : Tout acte, geste, posture est un exercice, une discipline, un entraînement pour ce qui vient.
Note : Tout acte, geste, posture est une manière d’accroître ou de diminuer l’extension de nos aptitudes à transformer les situations effectives. Jeter des cailloux le plus loin possible sur la surface des eaux : devenir un casseur-lanceur de pavé. Construire des cabanes en forêt : fortifier de futures barricades. Pratiquer l’art urbain du parkour : ramper, fuir, disparaître lors des traques. Inversement : chaque ticket de métro est une concession, un exercice, une discipline qui réduit la force du bond, des vigilances, de la sagacité.

Axiome ϱ : Nous sommes d’ores et déjà disposés pour ce qui vient.
Note : Certaines de ces choses que nous vivons et faisons sont déjà exploitables par ce qui vient. Nous sommes d’ores et déjà virtuellement embarqués.

DÉFINITIONS

Définition 1 : Par « phénomènes alliés », j’entends tous les actes et toutes les pratiques effectives sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle et qui participent d’une lutte que nous reconnaissons. Ce sont des pratiques sur lesquelles il faut compter en deçà de tout jugement moral pour la simple et bonne raison qu’elles existent, qu’elles ont lieu, et qu’on ne les fait pas cesser par le coup de baguette magique de la bonne conscience ou de l’entendement a priori d’un stratège. Ainsi ce qui a lieu aura toujours lieu d’être.

Définition 2 : Par « violences abstraites », on entend ce qui est défini dans la scolie 2 de la proposition I, à savoir une insulte d’Adulte, d’État-Major, de Flic.

Proposition I :

Il n’y a pas de violences abstraites, toute violence est utile, essentielle et stratégique à titre de préparation, d’exercice, de discipline, ou d’entraînement pour ce qui vient.

Selon l’Axiome ϙ, nous ignorons ce qui vient ; juger les phénomènes alliés sur leurs inconséquences ultimes est donc prématuré. Or il existe un point de vue performant par lequel toute forme de « violence » alliée reçoit sa part de positivité adéquate et sa nécessité. Ce point de vue n’est ni celui que l’on pourrait prendre à partir d’une connaissance de ce qui vient, ni celui que l’on prend parfois à partir des catégories externes et médiatiques, ni celui du fin stratège aux prétentions d’État-Major. Ce point de vue n’est rien d’autre que celui qui compte avec les phénomènes alliés et leur nécessité par delà les devoir-êtres imaginaires d’une politique de pure parole. Ainsi, ce point de vue est celui de l’axiome Ϫ : tout acte, geste, posture, est un exercice, une discipline, un entraînement rendant virtuellement disponible ou indisponible à ce qui vient. Par conséquent, il n’y a pas de violences abstraites, toute violence (amie ou ennemie) est un exercice (de l’ami ou de l’ennemi) pour ce qui vient.

Corollaire : Le point de vue qui condamne à l’abstraction une attitude ou un comportement est le point de vue même par lequel cette attitude et ce comportement sont attaqués et diminués dans leurs valeurs symboliques. Parler de violences « abstraites », ce n’est pas y découvrir une abstraction interne et essentielle, c’est prendre intellectuellement un point de vue qui désamorce l’aspect par lequel ces violences ont de la réalité, de l’effectivité et génèrent, par affleurements, une stratégie d’ensemble immanente (et non pas une stratégie d’État-Major cf. proposition 1, scolie 2). En deçà de nos discours et de nos jugements, ceux et celles qui exercent une certaine manière d’agir acquièrent une certaine discipline pour l’exercice de pratiques à venir. Le courage, la fermeté et la générosité s’exercent comme le corps et l’usage du marteau.

Scolie 1 : Inutiles violences, violences sans but, gestes sans portée, absurdités des casses, beaucoup de bruits pour rien : telles sont les prétendues violences abstraites. Abstraites d’un contexte, abstraites d’une stratégie, abstraites d’une intention ou d’un programme. Violences, en somme, inorganiques, inefficaces, brutales, ponctuelles, ou encore : barbares, sauvages, aveugles.
Nous serions bien avancés avec ces « violences abstraites » si tout notre discours devait s’y résumer ! Heureux qui dénonce désormais l’éparpillement inconsistant d’une multitude de points ! Et pourtant : si nous pouvions être aussi efficaces dans la pratique que dans la pensée, nous trouverions, pour chacun de ces points épars et isolés, le tracé d’une constellation.

Scolie 2 : Mais il faut faire un point sur la mentalité qui nous refuse de telles constellations. Dès qu’est posée la « question de la violence », la voilà soumise à trois brutalités rhétoriques :

1. Brutalité paternaliste ou social-démocrate, par lequel les violences seraient :

non-démocratiques irréfléchies absurdes insensées immatures pulsionnelles bestiales

2. Brutalité cacique ou petit chef,

ponctuelles isolées inessentielles abstraites non-stratégiques inutiles

3. Brutalité correctrice

illégitimes condamnables mauvaises dangereuses nuisibles contre-productives

Ces trois brutalités expriment trois postures : posture d’Adulte, posture d’État-Major, posture de Flic. L’Adulte réduit à l’enfantillage ou à la pulsion toute la dimension pensante et réfléchie de l’acte, toute la maturité de l’actant. Il le soumet aux formes de la minorité : l’enfant, le fou, l’animal. L’État-Major - qui est en nous - désire faire de sa propre vision stratégique la seule stratégie à laquelle les aberrations doivent se soumettre. Son premier réflexe est de neutraliser l’inessentiel, d’abstraire les gestes de leurs significations possibles, de les marginaliser et isoler. Sa fonction, quant à ce qu’il ne parvient pas à intégrer à son programme, consiste à tout réduire au point négligeable, punctum metaphysicum : avortements, échecs, non-lieux. Son implicite est toujours rétrospectif : nous n’aurions pas dû faire cela… nous n’aurions pas dû faire ceci… Enfin, le Flic a pour fonction de réprimer les contrevenants aux jugements de l’Adulte et de l’État-Major, de passer à la coercition verbale et physique, à la mise en place d’un service d’ordre. Il repère les incontrôlables, les excités, les saboteurs.

Contre l’Adulte, l’État-Major et le Flic, il ne s’agit pas de faire l’enfant, le fou, l’animal, le saboteur, l’incontrôlable, l’énervé, il ne s’agit pas de revendiquer des actes avortés, des échecs, ou des non-lieux. Il s’agit de prendre le point de vue selon lequel nos actes prennent sens et effectivité : l’Adulte voit un animal, un enfant, un fou. Nous voyons un tacticien, un poète, une force. L’État-Major voit de l’inessentiel et des points, nous voyons des consistances et des constellations. Le Flic voit d’incontrôlables petits cons, saboteurs de mouvement et autres excités, nous voyons des surgissements prometteurs, des efforts déployés de corps libres, et des orchestrations sans chef de toutes nos puissances.

Proposition II :

« Exerçons le hasard. »

Selon l’axiome ϙ, nous ignorons ce qui vient. Mais selon l’axiome ϱ, nous sommes déjà embarqués et sous l’emprise de ce qui vient. Puisque, par l’axiome Ϫ, tout acte, geste, posture est un exercice, une discipline, un entraînement pour ce qui vient et puisque, par l’axiome ϡ, nous avons la puissance de déterminer ce qui peut advenir, il nous revient d’exercer le hasard.

Explication : a) Exercer le hasard comme on exerce un pouvoir, une puissance, une force. Pouvoir, puissance ou force des surgissements surnuméraires aux prétendues nécessités adverses : construire, élaborer des failles. b) Exercer le hasard, lui donner une règle, un aspect stratégique a posteriori, une constellation : dresser et discipliner le chaos.

Scolie : Les feux de joie n’ont pas cessé de brûler sur les places. Quoi qu’il arrive, partout, occuper et surgir est devenu une évidence : ZAD, Autoroutes, Rues, Ponts, Places, Immeubles, Théâtres, Cinémas, McDo, Supermarchés, Lycées, Universités, Maisons de Grève, Usines, Chantiers, Boulangeries (« on occupe même deux minutes » criait-on dans les cortèges). Continuons le début.


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