Standing Rock vs. Tigerswan - Part. IV

Le maintien de l’ordre à la DAPL se généralise au pipeline de Mariner East 2, en Pennsylvanie.

paru dans lundimatin#111, le 17 juillet 2017

Nous publiions les semaines passées deux traductions d’articles parus sur The Intercept (ici, et , relatant les pratiques particulièrement douteuses d’agences de sécurité privées dans le cadre de la répression du mouvement d’opposition à la construction du Dakota Access Pipeline (DAPL). Cette semaine, nous vous présentons le troisième article de cette série, exposant les liens complexes, mais avérés, entre ces agences de sécurité privées et les forces de l’ordre.

Après des mois de tactiques militaires et contre-insurrectionnelles pour contrecarrer et subvertir l’opposition au DAPL en Dakota du Nord et du Sud, Iowa, Illinois, la compagnie de sécurité privée TigerSwan supervise désormais la surveillance d’un autre projet : le pipeline controversé de Mariner East 2 [NdT : dit aussi « ME2 »]

Comme le DAPL, Mariner East 2 appartient à Energy Transfer Partners [ETP]. Le pipeline et censé parcourir 563 km, transportant de l’éthane, du butane et du propane à travers l’Ohio, la Pennsylvanie et la Virginie de l’Ouest jusqu’à une plateforme multimodale près de Philadelphie, dans le but de transférer les produits sur des marchés domestiques et internationaux. Les rapports internes de TigerSwan qu’a pu lire Intercept suggèrent que l’entreprise a une présence en Pennsylvanie depuis au moins avril.

Le 1 er avril, le pipeline de Mariner East 1 [ME1] - qui parcours un chemin parallèle à celui proposé pour le ME2 – renverse 20 tonneaux d’éthane et de propane près de Morgantown, Pennsylvanie. Le jour de l’accident, un email -fourni à Intercept via un contractant de TigerSwan – révèle que l’entreprise de sécurité privée surveille alors les médias sociaux pour voir si la brèche se transforme en point de ralliement pour les opposants au pipeline.

« Jusqu’à présent, l’incident n’a PAS trouvé un écho public » écrit ainsi un agent de TigerSwan. Ce à quoi James Reese, fondateur de TigerSwan, lui répond : « nous devons surveiller les médias sociaux afin d’empêcher [illisible] à propos de la fuite. »

Il est clair que la compagnie surveille alors depuis des mois les réseaux sociaux des opposants au DAPL, analysant la presse couvrant la lutte. Dans la centaine de rapports de situation fuités, il est quotidiennement fait référence à des efforts de contre-information pour produire et distribuer de la propagande favorable au pipeline.

TigerSwan a visiblement transporté ses pratiques en Pennsylvanie. Ce ne sera que des semaines plus tard que le public apprendra la fuite de gaz naturel liquide, hautement explosif. Selon une source proche des opérations de TigerSwan, l’entreprise avait alors pour tâche de faire en sorte que personne n’apprenne l’accident. Les voisins proches du site ne furent pas prévenus avant le 20 avril, lorsque Sunoco – qui a récemment fusionné avec ETP – confirme à un média local l’existence de la fuite.

Ainsi, tandis que les opposants au DAPL se tournent vers la lutte contre ce nouveau pipeline, les tactiques répressives déployés conte eux migrent également. De plus, l’entrée de TigerSwan dans la lutte contre le ME2 correspond à l’arrivée de projets de lois pro-pipeline supportant le projet en Pennsylvanie – centre de l’essor de la fracturation hydraulique [NdT : technique pour produire du gaz de schiste] – et proposant d’augmenter les amendes et comparutions associées avec les actions anti-pipeline.

Manifestation, le 4 février 2017, à Chicago.

Les rapports de situation de TigerSwan montrent que dès le début février, alors que la police d’état se prépare à évacuer le premier camp monté contre le DAPL au Dakota du Nord, la firme de sécurité surveille également la possibilité que l’opposition se tourne vers les luttes locales contre d’autres pipelines, incluant le ME2 et un autre projet d’ETP : le Rover Pipeline, en Ohio. « Récemment, les activistes Illinois ont commencé à passer, politiquement, d’anti-DAPL à anti-pipeline » raconte un rapport de situation daté du 21 février. « Ils ont commencé à partager des informations sur de multiples projets de pipeline au travers du pays. Il n’y a pas eu de mention du projet de Mariner East ou de Rover, mais il existe un effort actif pour continuer la dynamique de lutte contre les constructions et opérations des pipelines ».

Les archives publiques montrent également un intérêt croissant de TigerSwan dans les zones où d’autres projets d’ETP ont lieu.

Ainsi, en novembre dernier, TigerSwan obtient une licence de commerce en Pennsylvanie, Ohio et Virginie de l’Ouest, trois états traversés par le ME2. Le 1er juin, TigerSwan obtient également une licence pour opérer en Louisiana, où ETP construit également de Bayou Bridge Pipeline, qui connectera le Dakota Access Pipeline et transportera l’huile de schiste dans les terminaux d’exportation en direction de la mer du Golf.

A propos de ce dernier projet, lors d’auditions menées par le Département des Ressources Naturelles de Louisiane en février, le président du conseil consultatif de TigerSwan, James « Spider » Marks, général-major retraité, parle favorablement de la construction du pipeline, sans révéler son association avec TigerSwan. Il publie également une tribune libre dans le Lafayette Daily Advertisers [NdT : quotidien local], disqualifiant les « agitateurs anti-énergie » s’opposant au projet :

« Aucun habitant de la Louisiane ne veut vivre sous les mêmes conditions que les habitants du Dakota du Nord – avec des manifestants violant la propriété privée, interrompant le trafic local et injectant de la peur et de l’inconnu dans leur vie quotidienne. » écrit le retraité de l’armée. « Une rapide approbation du projet de Bayou Bridge, cependant, nous prémunirait de cet état de fait ».

En mai, Marks écrit une autre tribune, cachant toujours ses véritables liens avec TigerSwan, cette fois-ci pour le site internet de news de Pennsylvanie : PennLive. Tribune dans laquelle il enjoint ses lecteurs de « se méfier des professionnels de la manifestation anti-pipeline » qui transformèrent Standing Rock en un « théâtre infortuné faits de violences et de bains de sang. »

« Beaucoup, parmi les mêmes agitateurs professionnels qui fomentèrent le chao en Dakota du Nord, déploient à présent leur effort au pipeline de Mariner East 2, en Pennsylvanie » écrit Marks. « Ces orchestrateurs ne cachent pas leurs intentions de transformer le Camp de White Pine – une petite mais grandissante zone protestataire dans le comté de Huntingdon – en prochain terrain d’affrontement ».

Energy Transfert Partners décline tout commentaire, écrivant à Intercept que l’entreprise « ne discute pas les détails de la sécurité, faite pour assurer la protection de nos employés et des communautés dans lesquelles nous vivons et travaillons ». Dans un autre email envoyés à Intercept via un compte TigerSwan, un représentant anonyme de l’entreprise se refuse à commenter ses efforts de surveillance des réseaux sociaux mais dit : « bien sûr que nous surveillons les réseaux sociaux, et ce dans n’importe quel type de situation », « avec l’arrivée de nombreux bots sur twitter et ces organisations qui diffusent, sur internet, des calomnies outrageantes et diffamatoires, non seulement contre les entreprises américaines mais aussi contre les forces de l’ordre au niveau local, étatique et fédéral, nous ne ferions pas vraiment notre métier si nous nous abstenions de faire cela [NdT surveiller internet] ». Marks refuse également tout commentaire. Cependant, la semaine dernière, TigerSwan retweeta un commentaire caractérisant sa tribune sur PennLive comme «  une tribune de TigerSwan ».

  • Les opposants au projet ME2 affirment avoir remarqué une hausse de surveillance autour du tracé du pipeline, ces derniers mois. « Ils sont en train de nous faire sentir que nous sommes constamment menacés et surveillés » dit Elise Gerhart.

Elise et ses parents, Ellen et Stephen Gerhart, font campagne contre le ME2 depuis deux ans et accueillent sur leur terres le camp de White Pine, 11 hectares situés à côté du terrain du ME2, dans le comté de Huntingdon. Ils y organisent trois sites de protestation contre le défrichage du terrain en vue de la construction du pipeline. À mesure que celle-ci s’approche, Elise dit que des voitures banalisées se garent la nuit, le long de leur allée, pointant des faisceaux lumineux sur le camp. En outre, des hélicoptères survolent fréquemment leur terre, à basse altitude, une tactique familière des protestants de Standing Rock.

Selon StateImpact Pennsylvania, un porte-parole de Sunoco et ETP -réunie en une toute nouvelle fusion – nie avoir demandé des survols de la propriété des Gerhart. Dans le sud-est du comté de Delaware, Pennsylvanie, Eric Friedman, président d’une association locale de propriétaires, affirme que plus la résistance la résistance au projet devient importante, plus les résidents ont l’impression d’être surveillés. Le collectif de Friedman est très préoccupé par le fait que le pipeline transportera du gaz naturel liquide et pressurisé en plein milieu d’une population suburbaine dense, à proximité d’écoles et de maisons de retraites. Par ailleurs, le mois dernier, une des écoles a commencé des exercices de manœuvres d’évacuations d’urgences pour se préparer à une possible explosion de pipeline. En outre, une étude commissionnée par une coalition locale pour la sécurité de la communauté a prévenu que les pires conséquences d’une potentielle brèche incluent l’amorce d’une « boule de feu avec un rayon d’explosion de 325 mètres ».

Les récents mois ont vu également, de la part des administrateurs Facebook de groupes d’opposants au pipeline, une multiplication de demandes « d’ajout » par des individus « ayant des questions ». Friedman suspecte « qu’ils sont là et usent des mêmes types de tactiques », se référant aux agents de sécurité privée. « Mon avis est qu’ils font dégénérer les choses en fonction de la résistance qu’ils rencontrent ».

Alors que les voitures banalisées et les étranges demande Facebook ne peuvent pas directement être reliés à des contractuels de la sécurité privée, les efforts documentés de TigerSwan, pour ETP, dans la répression du mouvement NoDAPL soulèvent cependant des inquiétudes de la part des opposants au ME2.

« Un an auparavant, les gens ne réalisaient pas que l’entreprise qui usait ce type de tactique en Dakota du Nord était la même que celle qui se propose pour construire le pipeline ici. Il n’y avait pas beaucoup de conscience de la situation ».

Tronçon de pipeline qui sera usé pour la construction du site de Mariner East 2, dans la ville de Silver Spring.

En Pennsylvanien comme en Dakota du Nord, les administrations locales jouent également un rôle important dans la pression exercée sur les opposants.

Le 4 mai, le sénateur de l’état, Scott Martin, hébergea un forum confidentiel entre les administrateurs du comté de Lancaster et les officiels du Dakota du Nord, chargé du maintien de l’ordre contre le NoDAPL. Le jour suivant, citant les coûts liés aux manifestations du Dakota du Nord, Martin distribua un mémorandum cherchant des soutiens pour un projet de loi qu’il prépare et qui tiendrais les individus comme « civilement responsables pour les coûts en liens à la manifestation », qu’ils soient « accusés d’émeutes », ou « de nuisance publique » ou « impliqué dans l’accueil d’une manifestation ».

Martin représente beaucoup pour le comté de Lancaster, foyer du Lancaster Stand, un camp de lutte situé sur une propriété privée dans laquelle les organisations ont promis d’utiliser le terrain comme base pour des actions directes contre le pipeline d’Atlantic Sunrise lorsque les travaux débuteront.

Ce n’est pas la première législation anti-manifestation introduite dans l’état. Le sénateur Mike Regan a récemment introduit des mesures définissant un nouveau type de félonie : « introduction illégale des infrastructures critiques ». L’appellation peut-être prise pour des choses aussi simples qu’« essayer de rentrer dans une zone contenant une infrastructure critique, sachant que la personne n’a pas la licence ou le privilège de le faire ». Une personne réussissant à rentrer dans un tel endroit avec « l’intention » d’endommager ou de détruire des équipements, ou même simplement d’empêcher le travail en cours, est menacé de deux ans de prison et d’une amende-minimum de 10 000 dollars. Tout comme la personne prise « en train de conspirer » avec les autres intrus. Les « infrastructures critiques » sont définies comme incluant de nombreux types d’infrastructures d’huiles et de gazes. La loi devait passer le mois dernier devant un comité judiciaire à valeur décisive pour un vote, mais a été annulé au dernier moment.

Comme le journal Raging Chicken Press, de Pennsylvanie, le rapporte : le langage du projet de loi reflète celui qui a été récemment approuvé en Oklahoma, pénalisant les manifestants/manifestations contre les industries d’huile et de gaz. En effet, on trouve une certaine tendance à la législation anti-manifestation. Plus d’une dizaine d’états ont ainsi adoptés ce genre de mesure, ciblant des manifestants contre les infrastructures du pétrole en Colorado, Dakota du Sud et du Nord.

Cependant, même sans nouvelle législation, les opposants au ME2 font faces à de fortes pénalités.

En mars 2016, alors que les contracteurs de Sunoco commencent à abattre des arbres, le shérif du comté de Huntigton arrête Ellen Gerhart dans sa propre propriété lorsqu’elle tenta de prévenir l’équipe d’abatage que sa fille, Elise, était dans un arbre dangereusement proche de ceux qu’ils abattaient. Deux autres opposants au pipeline sont arrêtés ce jour-là. L’un d’eux, Alex Lotorto, est alors détenu 3 jours sous une caution de 200 000 dollars. Gerhart, une éducatrice spécialisée à la retraite, sera arrêté à nouveau plus tard, dans sa propriété. Selon une note publique qu’elle a donné au Département de la Protection Environnemental, elle a été détenue en isolation pendant 3 jours, sans accès à un avocat.

Si les charges contre elle furent abandonnées, Sunoco n’en resta pas là, et requit qu’un juge de Pennsylvanie permette aux forces de l’ordre d’arrêter des intrus sur les terres prévues pour le passage du pipeline – même si celles-ci appartiennent à la personne arrêtée [1]. Ainsi, le 28 avril, dans une décision peu banale, le juge George Zanic, du comté de Huntingdon, a ordonné l’émission de ce qui est connu comme un « bref de possession », ce qui permet aux autorités d’arrêter les Gerharts pour violation de propriété privée dans leur propre propriété privée.

23 avril 2017, logistique de la construction du pipeline appartenant Sunoco/ETP pour le ME2

Parallèlement, dans le comté du Delaware, les litiges entre les propriétaires et l’entreprise s’accroissent. En mai, après que quelques pieux – qu’une équipe de sondeurs d’ETp avait placé – aient été enlevés la nuit, un superviseur du projet et représentant de Sunoco envoi un email à un avocat de l’association locale des propriétaires disant : « à cause de cet acte, les sondes devront être refaites et cette fois-ci, la surveillance de la propriété sera faite par les autorités locales ». Il rajoute « l’équipe professionnelle des sondeurs a planté les sondes à l’intérieur des limites du projet et n’a violé aucune propriété privée »

Cependant, Eric Friedman contredit cette version et affirme que les bâtons ont été placés sur des sites appartenant à l’association des propriétaires. « La simple idée que les agents de Sunoco appellent les forces de l’ordre pour protéger leurs intrusions sur les propriétés privées me donne l’impression d’une régression importante » dit-il.

« Je prends sa volonté d’utiliser la police contre nous comme une menace ». « Cela montre qu’il a été, jusqu’à un certain degré, en contact avec la police d’état de Pennsylvanie et nous menace de l’activer contre nous ».

Le lieutenant Jame Hennigan, de la même police d’état, en charge de la zone dans laquelle a lieu la dispute, écrit à Intercept que la police : « répond à toutes les demandes de service. Nos membres prennent les décisions adéquates si des crimes sont commis. ».

En Dakota du Nord et Iowa, TigerSwan partageais régulièrement des informations avec les forces de l’ordre. Le bureau du shérif du comté de Huntingdon, le comté des Gerharts, ainsi que le département de police de la ville de Caernarvon (dans laquelle la brèche du Mariner East 1 a eu lieu), n’ont pas tenus à commenter ou répondre aux questions d’Intercept, à propos d’une possible collaboration avec la sécurité privée.

Friedman, quant à lui, espère que les forces de l’ordre travaillerons avec les résidents plutôt que les représentants du pipeline. « Nous vivons ici, nous sommes vos voisins, nous sommes les mêmes que vous [NdT : SIC !] » dit-il. « Ces personnes, au contraire, ne le sont pas, ce sont des étrangers et vous devriez travailler pour nous. Nous sommes vos électeurs [Ndt : SIC] » rajoute-t-il.

[1NdT : Il semble pertinent d’expliquer un peu plus la situation. La construction du pipeline n’a pas eu encore lieu mais sa route a été tracée sur une carte. Le traçage de cette route traverse des propriétés privées qui n’ont pas encore subies d’expropriations. Cependant, ces terres sont rendues « en servitude », qui est le droit pour une entité étrangère d’agir sur la terre qui ne lui appartient pas. Ainsi l’entreprise ETP peut abattre des arbres sur une propriété privée qui n’est pas la sienne au nom de cette servitude. Cependant cela pose un paradoxe juridique lorsqu’on s’oppose à la servitude : on ne peut être accusé de violation de propriété privée, ni même d’empêchement de travaux car ceux-ci doivent être consultatif en théorie. Qui plus est, la personne empêchant les travaux peut difficilement se faire arrêter sans un mandat car elle se trouve dans sa propriété privée, la police ne pouvant y entrer que selon des règles très spécifiques. Cela empêche donc, en théorie, les forces de l’ordre d’agir immédiatement. La solution kafkaïenne trouvée par l’administration est de faire un « bref de possession », qui normalement est utilisé dans le droit américain pour forcer les expulsions, les saisis et doit avoir pour condition un délai conséquent annoncé auparavant. Ainsi le « bref de possession » est normalement utilisé pour les choses et les litiges entre locataire et propriétaire. Ici le juge a agi comme si ETP était le méta-propriétaire de la terre déjà possédée par les Gerharts. C’est une décision très contestable et inédite.

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