Sociologie vs zoologie - Des défenses contre l’éléphant

Extrait de la nouvelle revue Parades

paru dans lundimatin#151, le 25 juin 2018

Parades est une nouvelle revue qui paraît en ce début d’été. Le premier numéro, intitulé Trancher la ville se propose "d’ausculter l’état des Métropoles et des résistances transversales qui s’y dessinent. Croisement de textes « d’actualité » et de republications, d’entretiens et de photographies, la revue part de Nantes pour se faufiler dans les interstices d’autres Métropoles – on se retrouve dans le métro de Lyon, dans les rues de Rennes, dans le centre-ville de Caen...".

Nous reproduisons ici l’entretien de Pierre Douillard-Lefevre, publiée sur papier dans Parades. Le sociologue y retrace les stratégies politiques, urbanistiques, économiques et culturelles de la ville de Nantes ces 30 dernières années.

« Dans le cadre du Voyage à Nantes, une installation particulièrement cynique a été proposée : un immense drapeau noir flottant au vent à l’intérieur du théâtre Graslin, en référence à l’anarchisme de la fin du 19e et à ses poseurs de bombes.
C’est génial, c’est la ville orwellienne par excellence, c’est un double discours permanent, ce qui permet de garder un électorat socialiste qui fréquente ces expos-là, qui lit L’Insurrection qui vient mais qui ne vient jamais dans la rue et ne se rend pas compte à quel point est en train de s’installer un ethos sécuritaire et répressif. »

Jeudi 5 juillet, à partir de 19h, se tiendra une soirée de présentation de la revue à La Dérive, à Nantes.

Il est par ailleurs possible d’obtenir un exemplaire pour dix euros en écrivant à revueparades@riseup.net.

D’un côté, la Métropole ressemble absolument à un musée, de l’autre elle ressemble absolument à un chantier. Le musée et le chantier forment les deux faces d’une même impossibilité d’user, d’habiter.
Thèses sur Lille 2004

Parades : Nous aurions aimé repartir avec toi de cette hypothèse du renversement de l’espace ouvrier qu’a été l’Île de Nantes en un espace culturel. Il nous semblait qu’au travers des recherches que tu as menées sur la transformation de la ville de Nantes tu pourrais nous parler de ce rachat de la ville par l’art.
Pierre Douillard-Lefevre  : Il faut d’abord comprendre l’histoire de la ville de Nantes et avoir en tête que jusqu’en 1986 c’est une ville ouvrière. À partir de 86 c’est la fermeture définitive des Chantiers Navals, là où l’on se trouve, au Café des Docks, sur l’île de Nantes, juste à côté des Machines de l’Île. Il faut se représenter la situation à l’époque ; on peut même faire une histoire des sens : des bruits de tôle, des milliers de mecs habillés en bleus de travail qui fabriquent des paquebots qui font parfois la taille d’immeubles... On entend l’alarme – qu’on entend encore le mercredi d’ailleurs – on lance d’immenses bateaux dans la Loire et on entend les alarmes qui retentissent. À midi ce sont des milliers de personnes qui vadrouillent sur l’île, qui vont en face bouffer quelque chose... C’est une ville où il y a une présence ouvrière dans le centre ville, il faut bien se représenter ça. Et en fait, l’île de Nantes – au moins pour la partie ouest – ce n’est pas un lieu où les gens habitent, mais un lieu de travail. Il y a des grues noires, de la pollution, des usines... Et évidemment cette industrie navale qui produit ces gros navires et qui emploie des milliers de personnes sont au cœur de la ville. La mairie veut d’ailleurs aujourd’hui refaire de l’île de Nantes un pôle central. Mais à l’époque ce cœur est ouvrier. Et où vivent-ils ces ouvriers ? Beaucoup d’entre-eux vivent à Chantenay – quartier breton d’abord, puis quartier ouvrier –, beaucoup vivent aussi dans le centre-ville, dans des mansardes louées à la bourgeoisie, comme on le voit dans Une chambre en ville, le film de Jacques Demy. La classe ouvrière alors vivait et était visible dans la ville.

Et donc, ça commence dès les années 1960-1970, il y a les chocs pétroliers, le début de la crise économique, et on observe une sorte de rationalisation : une partie des chantiers du Bas-Chantenay déménage, l’activité se centralise sur l’île de Nantes, les effectifs se réduisent petit à petit, et à terme – sous Mitterrand – il y a une extinction progressive des Chantiers Navals et un déplacement vers Saint-Nazaire. Dans les années 1980, des luttes assez dures se mettent en place, menées par la CFDT et la CGT des chantiers, contre la fermeture. Cela ne permet pas d’enrayer le processus, mais encore à ce moment là, des manifs ouvrières habillées en bleus de travail marchent en centre-ville, retournent des véhicules de gendarmerie, se battent un peu à la préfecture, montent des barricades, etc. Tout ça jusqu’en 86, c’est très récent – et c’est trois ans avant que le PS arrive au pouvoir à Nantes.

À partir de 86 donc, on se retrouve avec des entrepôts, des halles... avec une île en friche. Toute la partie ouest est une espèce de no man’s land, assez chouette en même temps. Là où sont aujourd’hui les Machines par exemple, c’était un grand terrain de graff, jusque dans les années 2000, avec de la végétation sauvage, des jeunes qui venaient picoler, se balader, bref, une zone totalement non marchande, en pleine ville. Quand le PS arrive au pouvoir, trois ans après cette désindustrialisation, qui est un gros choc économique et démographique, les élus parlent de « réinventer la ville », de « retrouver un nouveau créneau ». À partir de ce moment, l’identité ouvrière et fluviale de Nantes – dont les armoiries sont encore le bateau – va être complètement balayée. On oublie le caractère portuaire de la ville, et Jean-Marc Ayrault parie alors sur la culture. Dès 1989 et son arrivée au pouvoir, il dit que « la culture doit être insérée dans l’économie ». Comme ça, c’est clair. Mais c’est de gauche, c’est sympa la culture ; Jack Lang avait lancé quelques années auparavant la Fête de la Musique, par exemple. Et tout de suite, des activités sont lancées dans les friches des anciens Chantiers Navals. Les Allumés d’abord, une série de festivals culturels – entre 90 et 95 – assez ambitieux d’ailleurs : chaque année, la thématique est concentrée sur une ville (Barcelone, Saint-Pétersbourg, Buenos Aires, Naples, Le Caire, et La Havane – qui sera avorté). C’est le début du sextennat Ayrault, Jean Blaise est recruté comme numéro un de la culture à Nantes, et on est encore un peu fou, on fait la fête dans la rue, on picole beaucoup, et toute la nuit... c’est pas encore la culture complètement aseptisée comme celle que propose le Voyage à Nantes, on est pas encore face à une métropole complètement policée comme aujourd’hui. Mais on est déjà dans la réappropriation culturelle des espaces ouvriers. Phase de transition.

Puis, début des années 2000, une fois que Nantes s’est forgée une image culturelle et qu’on a un peu oublié son passif de bastion ouvrier, on commence à inventer des grands projets. Et l’île, c’est vraiment un laboratoire de l’urbanisme métropolitain nantais, parce qu’on va installer des gros projets culturels pour être emblématiques de la ville de Nantes : l’éléphant mécanique, le carrousel des mondes marins, etc. Et c’est réussi : aujourd’hui, on le voit sur toutes les images touristiques, le symbole de la ville n’est plus ni le bateau ni le port, mais l’éléphant.

Et cette culture là – qui s’est installée sur vingt ans – elle a servi de tête de proue à l’aménagement urbain. Après les initiatives culturelles, « ludiques » comme ils disent, il y a une espèce de rationalisation de la fête : on va installer sur le quai des Antilles une série de bars, de boîtes de nuit, ce qui permet de désengorger et d’apaiser le centre-ville historique en concentrant la jeunesse et la fête sur l’île. Et surtout, au moment où l’on parle, fleurit une forêt de grues pour construire la « prairie aux ducs », des dizaines d’immeubles hideux et absolument sans âme. Maintenant qu’on a valorisé l’espace, on peut fabriquer des appartements bourgeois – si laids qu’on se demande qui voudra bien y habiter. Cent-vingt-mille mètres carrés d’espaces à aménager où l’on construit à tours de bras, parce que le projet de la Métropole c’est d’atteindre un millions d’habitants d’ici à 2030.

Ce paradigme culturel semble être le bras désarmé du pouvoir. Il semble si puissant parce que, à l’inverse de plein de stratégies – visibles, vulgaires –, la culture n’est pas quelque chose de facilement attaquable. Il n’est pas facile de se positionner contre ce truc-là. Et à Nantes, c’est quelque chose qui joue en effet à plein régime.
En France, Nantes a un peu été à l’avant-garde de ce modèle-là. Une citation pour commencer. C’est de Jean Blaise en 2017 : « Nous avons prouvé que l’art peut être une ressource, comme du pétrole. Le Voyage à Nantes est une mise en scène de la ville ». Ça c’est intéressant. Quand on n’a pas vraiment de ressources, comment valorise-t-on un espace ? On utilise la culture. C’est précisément ce qu’il s’est passé à Nantes. Et l’île constitue un modèle, à la fois pour d’autres villes, mais aussi pour d’autres partie de Nantes. Prenons Chantenay, ancien quartier ouvrier, dont la gentrification est déjà bien entamée. Mais on y trouve encore des zones d’habitats populaires, notamment dans le Bas-Chantenay. où il y a aussi encore une grande friche – la carrière Misery – qui sert de terrain de graffiti, ou qui héberge par moment le vagabondage. Et la maire Johanna Rolland s’inspire exactement de ce qui a été fait sur l’île pour rénover et réhabiliter le quartier du Bas-Chantenay : elle veut y installer un énorme projet à plusieurs millions d’euros qui ressemble un peu aux Machines de l’île, l’Arbre aux Hérons. La communication de la municipalité est très claire : « on va valoriser une friche par la culture, en y installant un super truc artistique et touristique ». Mais en fait, autour de cet Arbre aux Hérons, elle cherche à tout réaménager, et à construire un « grand pôle résidentiel et commercial ». En bordure de Loire, des familles populaires vivent encore, coincées entre les dernières friches et les dernières usines : elles vont en être chassées à la première occasion.

Ce genre de projet, c’est un aménagement comme un autre qui se pare des atours de l’art pour attirer le tourisme et les investissements qui vont avec. Exactement comme ce qu’il s’est passé sur l’île : le modèle est facilement exportable à toute la ville. Et on peut déjà imaginer que les choses se passeront de la même manière à Saint-Nazaire [1], quand la Métropole se sera étendue jusque là – on peut d’ailleurs penser que ça a déjà commencé. Donc oui, la culture est un outil de valorisation qui permet de satisfaire l’électorat socialiste. Dans les villes de droite, on procède un peu différemment. Ce qui est intéressant, c’est aussi qu’aujourd’hui j’ai l’impression qu’on est encore entré dans autre chose. Ayrault avait fait de la culture son empreinte. Johanna Rolland mise plutôt sur la start-up nation, la smart city, le numérique. Là où Ayrault aurait légalisé et subventionné des squats artistiques par exemple, Rolland envoie les flics pour les déloger : le temps n’est plus à la folie douce. C’est une nouvelle étape de l’aménagement, avec tous les trucs mortifères qui vont avec la métropole du 21e siècle. Et l’électorat du PS en 1990 vote Macron en 2017 et veut être connecté.

La preuve de cela, c’est Jean Blaise qui la donne. Édouard Philippe, alors qu’il était maire du Havre a demandé conseil à Blaise pour développer sa ville, portuaire et ouvrière. Le parallèle avec Nantes est facilement fait. Et Jean Blaise de déclarer : « Entre Philippe et Rolland, sur le plan de l’ambition culturelle, il n’y a aucune différence ». Peut-être peut-on espérer être de moins en moins dupe de ce genre de stratégie culturelle et marchande.

Et il y a peut-être une autre éclaircie à percevoir dans ce changement de vision municipale. Jusque dans les années 1990, les personnes qui se politisaient dans les manifs étudiantes ou autre pouvaient espérer des postes au Parti Socialiste, dans les instances de la ville, etc. Ce n’est plus le cas, la politique est technicienne, elle n’est plus militante. Il y a de moins en moins d’intégration de la critique. La conflictualité est nue. Et ça, ça peut peut-être ouvrir à quelques chose d’intéressant et de séduisant.

Imaginons maintenant un trajet sur l’île qui partirait de la pointe du quai des Antilles et de la grue jaune, pour aller jusqu’au Lieu Unique, en passant par les Machines, la nouvelle école des Beaux-Arts... Un tel parcours n’est pas anodin, et dit des choses de l’aménagement de la ville, de son ampleur, des stratégies municipales...
Commençons par la fin du parcours. L’ancienne usine LU infusait vraiment Nantes : tout le quartier Champ de Mars vivait avec l’odeur de la biscuiterie, en permanence, pendant près d’un siècle ; c’était par ailleurs une industrie plutôt féminine, avec des luttes spécifiques. En 2000, la municipalité décide d’en faire un lieu de culture, désormais très important à Nantes. Pour commencer, il y a eu le « Grenier du siècle » : des familles, des écoliers venaient y déposer des objets, des lettres qui ne seraient ouvertes qu’en 2100. Ça a été l’acte de naissance du Lieu Unique. Une des deux tours de l’usine est reconstituée à l’identique – on trouve encore des matériaux bruts à l’intérieur, qui témoigne du passé ouvrier du lieu, c’est très PS ça – pour devenir un centre culturel labellisé scène nationale depuis.

Et ça, ça se fait à proximité direct du quartier Champ de Mars, donc, lieu craint dans les années 1980, lieu de bastons et de squats. Sur cette zone, on a davantage affaire à de l’aménagement bourrin : on y a installé le Lieu Unique, une Cité des Congrès, de gigantesques sièges de banque, le stade Marcel Saupin a fermé pour devenir un truc horrible... Là, c’est exactement la même chose : les supporters du FC Nantes, jusqu’au milieu des années 80, ils étaient dans la ville. L’ambiance change bien sûr totalement dès lors que le stade est relégué en périphérie – et l’éloignement sera encore plus clair avec le déménagement de La Beaujoire. Enfin, il y avait encore une espèce de plèbe, quelque chose de grouillant, qui était tangible dans le centre. En quelques années, la population de ce quartier a donc radicalement changé.

L’île de Nantes elle-même n’est pas un espace uniforme. Deux zones se distinguent – pour le moment – assez clairement. Passé le rond-point de la République, on change de ville : à l’ouest le Hangar à Bananes, les Machines, le quartier de la Création et tous ces immeubles en construction ; à l’est, une ville encore en partie en friche, des habitations plus modestes, des restes d’industries... Mais petit à petit, l’espace est colonisé, et on voit mal comment l’est de la zone pourrait résister aux processus en cours.
Il faut imaginer des aménageurs qui voient le monde comme un monopoly ou une simcity. Ils ont pris une carte de Nantes et ont bien remarqué que le centre de la ville se situait sur l’île – même si historiquement ce n’est pas le cas et qu’il n’y a jamais eu trop d’habitations sur cette zone. L’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, c’était la même histoire : il faut éviter que la ville soit survolée par les avions pour avoir les mains tout à fait libres en terme de construction.

Et donc, sur l’île de Nantes, sont prévues énormément d’infrastructures centrales : le CHU, le MIN, une nouvelle ligne de tram qui la traversera d’est en ouest... Avant cela, les syndicats avaient été installés sur la zone, libérant ainsi l’ancienne bourse du travail en plein centre historique et bourgeois. Tout cela s’est fait très vite, au début des années 2000 : les syndicats déménagent donc ; simultanément le tribunal quitte son bâtiment néoclassique du centre-ville pour une horreur concentrationnaire sur l’île. On centralise culturellement et institutionnellement, avant de centraliser un maximum d’habitants. Les Beaux-Arts, c’est aussi un élément de centralisation de la ville sur l’île : l’ancienne école était en plein cœur de Bouffay, et elle se déplace ici. Le projet est clair : installer les riches dans le centre historique, et faire venir des « jeunes cadres dynamiques », des étudiants sur l’île – avant des populations encore plus haut de gamme ?

Autre argument : quand tu construis, tu te retrouves en haut d’un classement, celui des villes les plus attractives – le nombre de logements neufs et la stimulation du bâtiment est un des critères. Nantes est de fait très bien placée. C’est aussi pour ça que Nantes Métropole lance des projets en permanence. Mais des acheteurs, il n’y en aura pas éternellement, il n’y aura pas un million de Parisiens qui viendront acheter des logements neufs à Nantes... Et tout ça risque de se casser la gueule dans les années à venir.

En fait, on peut en effet penser que tout est fait pour que Nantes soit une sorte d’excroissance de Paris. On a le TGV – et en deux heures on est à la capitale –, la ville est sympa, calme, verte, culturelle... Tout est fait pour que les Parisiens pouvant se le permettre aient envie de vivre ici plutôt qu’à Paris.
Le TGV a en partie été mis en place pour ça. Typiquement, on fait des villes alentours des sortes de villégiatures pour riches parisiens. C’était aussi ça le rêve de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes : dans leurs têtes, Nantes allait devenir le pôle du Grand-Ouest... bon, petit à petit, leur rêve est en train de s’effondrer un peu. On verra. À ce propos, il faut faire un focus sur le projet « EuroNantes Gare », à l’est de la ville. Derrière la gare, et jusque dans le quartier Doulon, ont été construits des immeubles de bureaux, des logements extrêmement chers, etc, mais c’est totalement sans âme. Donc on verra, mais on peut penser que ce sera un échec. Enfin, pour l’instant, ce qui est sûr, c’est que c’est une zone vide, fantomatique. Et de toute façon, la ville construit trop. C’est un modèle économique irrationnel : chaque année – c’est l’urbanisme municipal qui le dit – il faut six mille logements neufs, pour atteindre le million d’habitants en 2030, pour devenir une métropole qui rayonne à l’international... Cette vision, elle est tellement coupée du réel : on applique des schémas préétablis, c’est comme un jeu de monopoly, vraiment. Dans les villes qui ont fait ça – en Europe du Sud principalement –, des bulles immobilières ont explosé, et on a connu des crises économiques.
Revenons un instant sur la « transition culturelle ». Quand tu es dans les étages de la nouvelle école des Beaux-Arts, dans les anciennes halles Alstom et que tu peux presque toucher les poulies et l’armature métallique ; ou sous les nefs – au niveau des Machines – et que tu vas voir des concerts organisés par la ville dans ce paysage industriel, il y a une chose qui apparaît très clairement. Sont mises face à face, ou plutôt côte à côte la culture et le passé ouvrier de la zone. Et puis, à côté de l’éléphant, dans l’image que se donne désormais Nantes, il y a aussi la grue jaune d’ailleurs. Il est intéressant cet accouplement, sur un logo, de l’industriel et du culturel.
Il faut parler de muséification. Le PS arrive à intégrer la critique beaucoup plus efficacement que la droite qui va l’affronter frontalement. Ayrault a fondé sa baronnie en subventionnant tout ce qu’il était possible de subventionner d’assos culturelles, antiracistes. Tout un terreau militant a été blindé de subventions. Et par exemple, sur l’île de Nantes un grand bâtiment a été sauvé, vestige authentique du passé industriel de la ville – même si c’était les bureaux des patrons et des administratifs des Chantiers Navals. Mais ce bâtiment est resté intact, contrairement à tout le reste des chantiers à l’époque. Et à l’intérieur ont été installé, dès les années 1990, le Centre d’Histoire du Travail, les associations tenues par les anciens de la Navale, le Centre interculturel de documentation... La force du PS, ça a été ça : simultanément, la culture et ce témoignage toujours déjà muséifié et neutralisé. Car en parallèle, le PS écrase systématiquement les luttes actuelles. On pourrait multiplier les exemples : le Conseil Général organise régulièrement des réunions sur mai 68, sur les luttes ouvrières de 1986, des films sont subventionnés... mais par contre, il s’agit de ne surtout pas lutter aujourd’hui. La lutte, c’est pittoresque. Point. Et les personnes qui s’investissent dans toutes les assos et collectifs subventionnés – je pense notamment à la maison des arts et des techniques – ont souvent conscience de ça : « à la fois on est en conflit avec la mairie, à la fois elle nous laisse utiliser ce vestige des chantiers, témoignage qu’on veut préserver »... C’est fort, parce qu’à terme, la municipalité se crée une sorte de clientèle. Et une clientèle, on en fait ce qu’on veut. Petit à petit le territoire de certaines assos est grignoté : des immeubles se construisent partout autour, une barge gastronomique s’est montée au beau milieu de l’esplanade des chantiers qui devait pourtant rester telle quelle – clairement un aménagement de classe, la soirée d’inauguration était organisée par le Medef 44. Le rapport de force se réduisant localement, ce lieu devient une sorte de réserve indienne. Et que se passera-t-il quand cette génération d’anciens ouvriers de la navale ne tiendra plus le peu d’espace et de mémoire qu’ils avaient réussi à faire survivre ? Neutralisation d’abord, destruction ensuite, voilà le processus.
On observe donc une intégration latente et diffuse de l’histoire pour la faire parler différemment. C’est efficace : l’histoire ne semble plus être autre chose qu’esthétisme et folklore.
Tout ce qui a trait aux classes sociales est supprimé, il n’y a plus d’agonistique à Nantes. On le voit concrètement à chaque lutte, à chaque manifestation, dans le déploiement policier et sa violence. C’est intéressant car cela correspond bien à la trajectoire des élus de la ville. Jean-Marc Ayrault, lorsqu’il était encore maire de Saint-Herblain, se disait « socialiste autogestionnaire », dans la lignée de ces chrétiens de gauche un peu anticapitalistes des années 1970. Yannick Guin, conseiller histoire-culture, très proche de Jean-Marc Ayrault, qui a écrit un livre sur la Commune de Nantes, qui se disait anar pendant longtemps... et beaucoup d’autres – y compris d’anciens situs nantais – maintenant proches du macronisme, si ce n’est pire. Ceux qui sont enclins à envoyer deux-cents CRS pour évacuer l’ancienne école des Beaux-Arts occupée par des exilés ce sont les mêmes qui se battaient à l’époque contre la police. Et ils sont prêts à justifier ça : c’est une dissonance cognitive assez impressionnante que l’on ne retrouve pas chez les gens de droite. Cette neutralisation via l’aménagement du territoire, ce refoulement de toute dimension agonistique, ça suit aussi le fil de toute une génération de dirigeants socialistes.

Ce qui est vraiment fascinant à Nantes, c’est qu’il peut y avoir une Angela Davis, invitée officiellement par la Métropole, au Lieu Unique – avec séance photo en compagnie de Johanna Rolland – tenant des discours extrêmement offensifs sur le racisme d’État, et dans la même semaine, l’expulsion violente d’un squat ouvert par des exilés. Il peut y avoir une exposition sur les luttes d’il y a cinquante ans à Nantes présentée pas des élus socialistes larme à l’œil, et dans le même temps, la répression féroce d’une manif étudiante. Encore un exemple. Dans le cadre du voyage à Nantes, une installation particulièrement cynique a été proposée : un immense drapeau noir flottant au vent à l’intérieur du théâtre Graslin, en référence à l’anarchisme de la fin du 19e et à ses poseurs de bombes. C’est génial, c’est la ville orwellienne par excellence, c’est un double discours permanent, ce qui permet de garder un électorat socialiste qui fréquente ces expos-là, qui lit l’Insurrection qui vient au Lieu Unique, mais qui ne vient jamais dans la rue et ne se rend pas compte à quel point est en train de s’installer un ethos sécuritaire et répressif. Tout à la fois : la baronnie socialiste, la clientèle associative de gauche ; et parallèlement un écrasement concret de toutes les résistances sur le terrain.

C’est exactement la même chose qui se passe quand l’hôtel Radison Blue s’installe dans l’ancien palais de justice, ou quand il y a des teufs et des expos organisées légalement dans la prison tout juste fermée...
C’est juste, et c’est précisément l’objet de mon travail. Je me focalise sur les anciens espaces agonistiques que sont l’ancienne bourse du travail et l’ancien tribunal. C’est captivant. Dans la même séquence politique, juste après l’arrivée de Johanna Rolland à la mairie, on a un faux squat artistique qui est ouvert dans la rue Désirée Colombes (rue de l’ex-bourse du travail), qui s’appelle Villa Occupada – faisant directement référence aux luttes espagnoles, avec une dimension politique très forte. Dans ce faux squat, des milliers d’euros sont donnés à des artistes-graffeurs inféodés à la mairie pour faire la décoration. On trouve des fresques zapatistes, des slogans anti-aéroports alors que la lutte fait rage à Notre-Dame-des-Landes, une imagerie maoïste, anti-flics. Et simultanément, un grand squat baptisé le « Radison Noir » (en référence à l’hôtel de luxe) est expulsé. La Villa Occupada a attiré des dizaines de milliers de spectateurs de gauche très contents de voir ça, indifférents bien sûr à l’expulsion des vrais Villas Occupadas de Nantes. Concernant la prison et le tribunal c’est la même chose : le tribunal devient un hôtel de luxe ; l’ancienne taule est maquillée de culture, transition avec son devenir de quartier résidentiel le plus cher de la ville. En quelques années on passe d’un quartier punitif et carcéral, d’un espace de conflit répressif donc, à un quartier haut-bourgeois, avec un spa, un hôtel de luxe, et des lofts sécurisés hors de prix.

Mais ces lieux ont une histoire, et le pouvoir ne l’oublie qu’à moitié. Par exemple, en 1985, le tribunal et sa cour d’assise sont pris en otage par Georges Courtois, bandit nantais notoire. Au moment où l’hôtel de luxe ouvre dans ce même endroit, il y a encore un impact de balle dans une des colonnes, et les patrons de l’enseigne invitent Courtois et la presse, pour faire des photos devant l’hôtel. La réappropriation, elle est permanente : les illégalismes et le banditisme sont neutralisés par la marchandisation de leurs objets.

Ces processus de gentrification, ces mouvements de neutralisation se déploient depuis des années, ils sont très profonds, et extrêmement forts. À tel point que l’on peut parfois désespérer de les voir s’effondrer. Selon toi, est-il encore possible de lutter contre le processus ? Et quelle pistes peut-on déjà entrevoir ?
Rien n’est désespéré. Le constat est triste, mais je pense qu’en sciences sociales, il faut toujours essayer de tracer des lignes qui pourraient casser les rouages de ces processus, car sinon, cette recherche n’apportera rien à notre camp et aux personnes opprimées.

Il y a une chose récente à ne pas oublier : on est quand même ici dans un territoire qui a mis en échec un énorme projet d’aménagement, l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Il faut prendre de l’énergie dans ces victoires. Concrètement, il y a plusieurs champs dans lesquels agir. Il y a d’abord le domaine juridique : la contestation experte. Par exemple, il y a des associations à Nantes – je pense à Forum Patrimoine – qui emmerdent la mairie depuis des années parce qu’elles ne la laissent pas bâcler les fouilles archéologiques, préalables obligatoires à tout projet d’aménagement. Mais, et c’est particulièrement vrai avec la mairie de Johanna Rolland et ses technocrates sans imagination, là où on peu se battre efficacement je pense, c’est en étant inventif, précisément. Par exemple, pour ce qui est du projet d’Arbre aux Hérons dans le Bas Chantenay, la mairie répète ce qu’elle a fait sur l’île. Leur modèle est grippé, il ne marche plus, plus personne n’y croit. La force du mouvement anti-aéroport ça a été ça : être là où on ne l’attendait pas, être créatif et multiforme – faux mail de Vinci pour faire faire chuter l’action en bourse, déployer des trésors d’imagination dans la lutte en ville, bloquer physiquement le projet, etc.

Cette question, elle va vraiment se poser bientôt à Nantes : que fait-on pour lutter contre le projet du square Daviais ? Contre le projet du Bas Chantenay ? Il y a sans doute moyen, en s’inspirant de l’imaginaire mobile de la ZAD – sans le reproduire exactement, ce n’est ni enviable ni possible dans la ville – de faire quelque chose, de se réapproprier des espaces, d’être un grain de sable bien placé dans la machinerie métropolitaine. De toute façon, ce modèle ne pourra pas tenir indéfiniment. Ça va s’effondrer. Il faudra être là à ce moment-là, et commencer dès maintenant à réfléchir et à agir de la manière la plus imaginative possible. Déployer une sorte d’archipel dans les villes, créer des espaces de conflictualités, truffer la ville de détournements, continuer de se moquer des dispositifs culturels et répressifs mis en place, tisser une toile qui permette de s’émanciper au maximum des rapports marchands, des rapports de pouvoir...

[1Notons ici que le Voyage à Nantes a déjà largement dépassé les frontières de la ville pour s’étendre à tout l’estuaire de la Loire et au vignoble nantais – où Jean Blaise cherche d’ailleurs à investir de nouveaux espaces : un belvédère gigantesque et superficiel surplomberait la zone de Pont Caffino à Château-Thébaud, et le Liveau, à Gorges, se transformerait ainsi en un pont transbordeur aussi méprisable qu’inutile.

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