Serge Quadruppani - Sur l’île de lucifer

[Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#164, le 8 novembre 2018

Serge Quadruppani est un écrivain multicarte. S’il est essentiellement connu de nos lecteurs pour ses ouvrages « politiques », ses tribunes subversives et ses débats houleux avec la Police nationale, il est aussi auteur de romans noirs. Son dernier livre, Sur l’île de lucifer vient de paraître aux éditions Snag, on y croise d’inquiétants zadistes, une sorcière qui fait parler les morts, un curé haïtien, une exilée chilienne... Tout cela sur fond de meurtres aussi mystérieux qu’inquiétants.

Nous en publions ici quelques bonnes feuilles.

— Qu’est-ce que t’as à nous regarder comme ça ? demanda Marion en souriant enfin, d’un sourire forcé découvrant ses canines. T’as jamais vu de vampires ?
— Approche un peu qu’on te morde ! intima Marie, lèvres retroussées, avec un geste du bras pour l’attraper par le cou.
Tom se déroba, pivota sur ses talons, se laissa glisser au bas de la berge et, sautant de pierre en pierre, traversa la rivière.
Depuis l’autre rive, il se retourna pour regarder les filles qui se rhabillaient. L’envie de pleurer était toujours là.
— Où tu vas ? demanda Marion, par dessus le bruit de l’eau.
— Qu’est-ce qu’on dit à ta mère si on la voit ? s’enquit Marie.
Il répondit d’un haussement d’épaule et se lança à l’assaut de la pente, dans l’ombre opaque des épicéas dont elle était plantée avec une régularité militaire. Quelques mètres plus haut, il contourna un buisson de ronces et n’entendit plus la Vieille. Un chien déboula, se jetant dans ses bras.
— Kant !
Pattes appuyées sur sa poitrine, l’épagneul fourra le museau dans son cou, lui lécha la joue, le nez. Tom joua quelques instants avec lui, sans lui demander ce qu’il faisait là. L’enfant savait bien que, quand il disparaissait, sa mère lui envoyait le chien, et que c’était le signal qu’il ne devait plus tarder à rentrer, sinon elle allait s’inquiéter. Quand ils se furent bien roulés tous deux sur le sol tapissé d’aiguilles et comme il s’arrêtait pour reprendre haleine, Tom s’aperçut qu’il respirait normalement, son nez avait repris sa fonction de tuyauterie vitale. Il inspira un grand coup. Avant de retourner à la maison, il avait envie de grimper jusqu’à la crête pour voir où en était la coupe.
Le garçon s’élança, Kant à sa suite et au fur et à mesure qu’il montait, les appels des merles moqueurs, des fauvettes babillardes et des pies voleuses disparaissaient, avalés par une vaste rumeur qui ne cessait d’augmenter jusqu’à envahir tout l’espace, jusqu’à pénétrer dans les corps comme une lourde et insistante présence. C’était un ronronnement puissant et régulier mêlé de brusques sifflements alternant avec des séquences de craquements, le tout ponctué de temps à autre de l’avertissement sonore du véhicule de chantier qui recule. Bientôt le garçon arriva en haut du versant et, déboulant entre deux ronciers, se trouva devant un vaste espace où, deux jours plus tôt, s’étendait la forêt. À présent, presque tous les arbres avaient disparu, tout était par terre, entre les amas de branchages et les trous d’eau, le sol n’était plus qu’une étendue labourée de traces de pneus géants et parsemée de protubérances qui faisaient comme des bubons sur une peau ravagée par la maladie : les souches des arbres tranchés.
La Skorpio était à l’œuvre.
Scorpion, mais aussi frelon énervé, mille- pattes venimeux, perce-oreille affamé, l’en- gin, avec ses huit roues et son corps articulé, motrice oblongue, cabine de pilotage bombée, semblait un insecte géant comme dans ces films de monstres que Tom et les jumelles regardaient en cachette sur l’ordinateur. Kant se colla aux chevilles du garçon qui observait, fasciné, la bête mécanique s’avançant vers le der- nier bosquet rescapé. Au bout de son long bras articulé comme une patte happeuse de mante, se balançait ce qui, aux yeux de l’enfant, évoquait BB-8 dans La Guerre des Étoiles, ou mieux encore l’un de ces droïdes Astro-Mécano de la deuxième génération, je ne sais pas si vous voyez, en tout cas un de ces robots gentils et ronds qui font rire.

La chose au bout du bras mécanique s’était collée à la base d’un très haut pin Douglas, elle l’avait pris dans ses bras en un geste qui semblait plein d’affection. Puis une lame surgit de sous le droïde et, avec un implacable sifflement, trancha net le tronc. Le bras et le robot montèrent vers le ciel et l’arbre avec. Ensuite, toujours en l’air, le robot changea de position, le pin se retrouva suspendu à l’horizontale, avant de filer en arrière comme s’il voulait échapper à l’étreinte. Mais il y eut un nouveau sifflement, la partie qui avait fui avait été sectionnée, c’était devenu un billon qui tomba au sol. Tandis qu’une autre portion de tronc reculait, le gentil robot se faisait aussi éplucheur, branches et branchettes giclaient et ainsi de suite, chaque tronçon chutait, écorché vif, au côté des autres.
En quelques minutes, d’organisme vivant reliant le profond du sol au ciel, l’arbre était passé à l’état de tas.
L’abatteuse recula en couinant puis s’avança vers un autre Douglas, le robot scieur descendit à son pied, l’étreignit. Mais la lame ne siffla pas. Le moteur baissa de régime. Deux minutes passèrent dans l’immobilité de la machine. Scrutant la cabine, Tom vit que le conducteur parlait dans son portable. Quelques instants encore, et le robot relâcha son étreinte, revint se balancer plusieurs mètres au-dessus du sol. Le moteur fut relancé, l’engin recula, tourna et s’éloigna en se dandinant à travers la coupe, suivant une trajectoire en biais qui le ramenait, Tom le savait, vers la route. Bientôt, l’abatteuse ayant franchi une butte, il ne la vit plus. Pendant quelques minutes, la rumeur du moteur persista puis se tut d’un coup. Quelques minutes encore, et lui parvint le bruit d’une voiture qui s’éloignait. Tom s’engagea à découvert.
Il n’avait pas fait trois pas qu’il entendit un claquement. Il connaissait ce bruit, qui lui était familier en période de chasse.
Un coup de feu.
Deux minutes après, dans un creux du terrain, Tom découvrit le corps.
As du téléchargement, il avait assez vu de films gores pour reconnaître le cadavre d’un homme à qui l’on vient de planter un pieu dans la poitrine.
Tétanisé, le garçon fixait le mort. Il inspira, expira plusieurs fois, bruyamment, par le nez. Son regard ne pouvait se détacher de la poitrine inondée de sang. « La poitrine », pensa-t-il. Le sanglot qu’il avait réprimé tout à l’heure face aux filles éclata.
La sensation d’une énorme catastrophe le prenait à la gorge, et il se sentait coupable.
Kant frotta son museau et ses oreilles contre la cuisse du garçon. Puis il s’avança, renifla la dépouille, revint aux pieds de Tom, leva la tête et dit : — Il est temps de rentrer à la maison.

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