Saisons - Nouvelles de la zad

Nouvel ouvrage du collectif Mauvaise Troupe

paru dans lundimatin#114, le 24 septembre 2017

Depuis le 7 septembre, le nouvel ouvrage de la Mauvaise Troupe, “Saisons – nouvelles de la zad"(104 p., 6 euros, aux éditions de l’Eclat), est disponible en librairie.
La quatrième de couverture :
« “Nous sommes là, nous serons là”, tel est le serment scandé à Notre-Dame-des-Landes un certain 8 octobre. Nous étions 40.000, bâton en main. Un an après, le serment tient. Face aux menaces sans cesse réitérées d’expulsion de la zad, face à l’incertitude, il tient. Et nous sommes toujours là.
Si la victoire contre les forces de l’ordre venues expulser la zad en 2012 fut éclatante, celle qui les a gardées éloignées tout au long de l’année 2016 fut plus discrète. Pourtant il y eut des batailles, de celles qui tiennent la guerre à distance. De janvier 2016 à l’été 2017, les manifestations épiques ­succèdent à la construction sans fin d’un territoire à inventer autant qu’à défendre. Les “nouvelles” condensées dans ce dernier ouvrage de la Mauvaise Troupe, entre récit, conte et fiction, relatent ces six saisons dans le bocage. »

Printemps 2017

Auguste blanquette : « Nous ne sommes pas des mercenaires »

Où l’implication croissante de différentes sections syndicales dans la lutte anti-aéroport laisse à penser qu’une nouvelle composante y est en gestation. Où celles-ci, rassemblées au sein du collectif syndical contre l’aéroport, invitent l’ensemble du mouvement à défiler à Nantes le 1er mai. Où la nouvelle équipe présidentielle annonce qu’une loi travail surpassant celle de 2016 sera promulguée dès l’été par ordonnance. Où la nomination des médiateurs en juin gèle la situation sur le terrain pour six mois supplémentaires.

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Voici leurs voitures. Ils ont la demi-heure syndicale de retard. Quelques hésitations, puis ils renoncent finalement à s’engager dans la piste qui couvre les cent derniers mètres. Ils se garent comme ils peuvent, sur le bas-côté de la route cahoteuse, entre l’entrée d’un champ et un tas de pneus. La silhouette de celles ou ceux qui sortent côté haie disparaît au milieu des berces et des œnanthes safranées qui envahissent les fossés. Les bras chargés de bouteilles et de pâtisseries, ils s’attendent tous avant de s’aventurer vers la cabane. Ils sont une trentaine, progressant de front sur toute la largeur du chemin, entre les cerisiers et les framboisiers. Plusieurs fois, ils marquent le pas. Les yeux de certains d’entre eux semblent dévorer ce qu’ils perçoivent : le fil à linge où sèchent des vêtements de bébé ou les branchements électriques peu orthodoxes le long du poteau d’EDF ; autant d’indices, partiels, de la vie qui se mène ici.

Nous sommes quelques habitants de la zad, peut-être un peu moins nombreux qu’eux, agglutinés, gobelets à la main, autour de la table d’extérieur dont le plateau massif est solennellement recouvert d’une nappe mauve. Les bonjours et présentations d’usage revêtent un caractère plus guindé que d’ordinaire en ces lieux, mais quelques vannes bien senties viennent rapidement alléger l’atmosphère. La rigidité disparaît à mesure que les premiers doigts plongent dans les bols d’amuse-gueules et se saisissent des verres de muscadet. Lorsque le collectif syndical débarque à la zad, c’est toujours un événement. Il faut dire que ses animateurs les plus assidus amènent chaque fois avec eux de nouveaux camarades avides de découvrir cette zone de l’intérieur.

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Muscadet et préjugés

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À quoi ça ressemble un syndicaliste contre l’aéroport ? Par quelle alchimie politique des sections CGT en viennent-elles à soutenir cette lutte ? Qu’est-ce qui les attire dans ce qui se fait à la zad ? La rencontre n’avait à priori rien d’évident, entre la sensibilité écologique des uns et la tradition productiviste des autres. Entre une génération politique ayant pour pilier une saine méfiance face à toute Organisation, et des encartés adeptes des drapeaux et casquettes. Pourtant les communiqués percutants de certaines sections ont fait bouger les lignes. Leurs mots justes et clairs ont mis à mal l’image simpliste, souvent employée en faveur du projet, d’un monde du travail demandant à tout prix de nouveaux emplois. Mieux, ils ont ouvert un passage pour qu’entre les sigles et les postures, dans les brèches des pratiques et des luttes, se tissent de ­véritables liens de camaraderie.

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« J’avais l’image de vous comme des gens vivant dans la forêt hors du monde, pas forcément en lutte. Je me disais : si j’y vais ils vont me dire “toi tu es dans le système, fais comme nous, déserte”. Côté ACIPA je ne connaissais personne, c’est des réseaux qui sont pas forcément les mêmes que la CGT. »

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Il ne nous remet pas, évidemment, pourtant il nous est familier. On le repérait toujours dans les manifestations du printemps dernier, car il ne dérogeait jamais au port d’élégantes liquettes à carreaux. Nous l’avions surnommé « Chemise », faute de connaître son prénom. Affublés pour la plupart de k-ways et de masques à gaz, l’identification ne pouvait être réciproque. Il était toujours à l’avant du défilé syndical, juste derrière le cortège de tête. Régulièrement, la police tentait de nous séparer, il encourageait alors les chasubles rouges à avancer dans les lacrymogènes et retenait certains agités de leur service d’ordre qui auraient bien voulu dicter aux jeunes la bonne manière de manifester. On avait déjà échangé quelques paroles quand les mouvements de foule nous en avaient laissé le temps. Quelques frêles passerelles de complicité jetées entre des mondes, dans le brouillard. Il est venu avec une camarade qui travaille à la Ville, enfin, à Nantes Métropole comme on dit maintenant.

« Je suis arrivée à Nantes en 2001, je travaillais à la porte de Sainte-Luce, on avait les avions qui nous passaient au-­dessus sans cesse ; je travaillais avec une opposante de longue date à l’aéroport. Au café, tous les matins, elle nous bassinait avec Notre-Dame-des-Landes. C’était la première fois que j’en entendais parler. Ma première réaction ça a été de me dire : “c’est des paysans, ils veulent garder leurs terres, c’est leur intérêt particulier au détriment de l’intérêt général”, moi au départ j’étais là-dessus. Puis avec les avions au-dessus de la tête, je me disais que ce serait aussi bien qu’ils aillent à Notre-Dame-des-Landes. Les années passent un peu, je me pose quelques questions jusqu’en 2012 et l’opération César. Là il y a eu une émission de Daniel Mermet qui m’a fait basculer. Je suis venue ici au moment de la manif de réoccupation et j’ai laissé mes contacts. »

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Elle avait ensuite relancé plusieurs fois la zad par mail pour susciter une rencontre, mais personne ne lui avait répondu, parce que la CGT, parce que Nantes Métropole, parce que pas le temps de s’occuper de ça, preuve que les à priori ne sont pas à sans unique. L’un d’entre nous fronce les sourcils. « Tu es à la CGT Nantes Métropole ? Ce ne serait pas toi qui as écrit le communiqué après la manif du 22 février  ? » Elle hoche la tête. Et lui de la serrer dans ses bras. « Mais tu te rends compte ? Il faut que je t’embrasse. Tu te rends compte à quel point c’était important pour nous ?  » C’était en 2014, mais chacun s’en rappelle encore. « C’était un des seuls textes qui ne critiquait pas les débordements, qui disait qu’en manifestant sagement en 2010 pour les retraites on n’avait rien obtenu et que la casse pouvait aussi peser dans le rapport de force.  » Elle tempère : « Oui, mais je critiquais aussi la destruction des abribus, parce que c’est un service public que paye le contribuable. »

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Pâté de foie – CGT Nantes Métropole

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Le jus de la treille délie les langues et les questions pleuvent : les cabanes, la victoire de 2012 contre les gendarmes, le statut des terres, les nombreux outils de l’atelier, les ruches… Elle, elle connaît déjà tout ça, alors on rentre voir si les cuisiniers n’ont pas besoin d’aide. Sur la grande tablée tout est déjà positionné : un bataillon de terrines de foie, alanguies sur quelques feuilles de laitue, attend les convives. Son regard glisse de la table à la cuisine, s’arrête sur le lave-vaisselle avant de finir sur le mur qui lui fait face : de part et d’autre de la fenêtre, deux cadres abritent de grandes photos en noir et blanc. La première a été prise lors d’une manifestation dans le bocage : un cortège vu de dos s’y étend le long des constructions insolites de la route des chicanes, tandis que divers outils agricoles dépassent au-dessus des têtes des manifestants. Sur la seconde, trois jeunes hommes, les visages dissimulés derrières des foulards, sortent en courant d’une boutique fraîchement dévastée dans une rue de Gênes.

« Les mecs du nettoiement, après les manifs du printemps dernier, ils étaient plutôt contents de voir les graffitis, les mots d’ordre qui avaient été écrits. Y’en a un qui me disait : “je traînais les pieds pour aller effacer, quand on lisait les slogans ça nous faisait plaisir.” Bon, comme je disais tout à l’heure, la casse des abribus ça grinçait un peu plus… Par contre les vitrines de banque tout le monde s’en foutait, bien au contraire, le message était très clair. Tout le monde le pense tout bas, personne ne s’est jamais plaint des banques cassées. J’ai même causé avec un collègue maçon-paveur qui, quand il travaillait à remettre les pavés du tram, mettait un peu moins de mortier en disant “au cas où”. »

Progressivement les uns et les autres nous rejoignent à l’intérieur, s’attablent et commencent à tartiner de bon cœur. Les cuistots s’impatientent et hèlent les indécrochables de l’apéritif. Comme gênée par une image inexacte qu’elle aurait dessinée, elle poursuit :

« Attention, la zad ça reste un gros tabou au syndicat, même si l’union départementale s’est prononcée en faveur de la lutte. Quand tu parles de la zad, t’as l’impression de dire un gros mot, tu parlerais d’un inceste dans une famille ce serait du même tonneau. Et puis chez les collègues syndiqués, il y a souvent la peur de s’éparpiller, d’oublier la lutte syndicale en s’engageant sur trop de fronts en même temps. C’est déjà difficile au sein de Nantes Métropole de se parler entre services : le nettoiement et la voirie, l’informatique, on ne se voit jamais au quotidien alors va leur parler de Notre-Dame-des-Landes… L’idée de solidarité n’est pas si évidente dans ce contexte. Pour te donner un exemple, moi cet hiver j’ai appris la grève des éboueurs par les journaux… »

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Blanquette de veau – CGT A.G.O.

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« Non ! AGO pas A-G-O, on veut se distinguer de l’Aéroport du Grand Ouest alors on dit AGO d’un seul bloc. » C’est le dernier groupe à s’asseoir à la tablée, toute une bande ; ils ont raté l’entrée, ils se rattraperont sur la blanquette. C’est déjà ce qui était au menu l’autre jour, quand ils sont allés tous ensemble au mariage d’un des leurs. « On voulait amener le drapeau du syndicat devant la mairie ! » Ils ne travaillent pas dans les mêmes boîtes, mais ils bossent tous sur la plate-forme aéroportuaire de Nantes-Atlantique. Certains font le plein des avions, un autre est bagagiste. « On syndique même les pompiers et les loueurs de voitures, c’est pas un syndicat d’entreprise, c’est un syndicat multipro, un OVNI au sein de la CGT.  » Ils ont commencé à une vingtaine en 2011 quand Vinci a repris la concession de l’actuel aéroport, six ans plus tard ils sont une centaine. Ils ont des tee-shirts rouges avec un logo blanc, une sorte d’avion avec des plumes et une tête d’oiseau. « C’est un faucon pèlerin, il est en vol stationnaire et surveille tout ce qui se passe sur la plate-forme.  » Pourquoi sont-ils contre le transfert à Notre-Dame ?

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« On dit “délocalisation” et pas “transfert” parce que si ça arrivait, Vinci ferait des appels d’offres. Ils prendraient les moins chers, donc pas sûr que ma boîte serait dans le lot. Et comme ils disent que l’aéroport sera moderne et automatisé, tu comprends bien que ça met tous nos emplois sur la sellette. Et même en admettant qu’on garde notre job, on a construit nos baraques, nous ! Dans la D2A, la zone industrielle de l’aéroport, sur les deux mille travailleurs, 70 % vivent au sud de la Loire. Ça veut dire qu’on devrait faire 40 kilomètres chaque matin pour aller bosser, en passant dans les bouchons du pont de Cheviré. »

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C’est le 31 mars 2016, à la fin du cortège syndical contre la loi travail, alors qu’ils tiennent un stand de hot-dogs, qu’ils rencontrent pour la première fois des habitants de la zad. Ils sont en plein rush, une grève des bagagistes est prévue le lendemain : ni une ni deux, ils invitent les jeunes squatteurs à les rejoindre sur le piquet.

« Ceux de la zad sont venus avec nous pour bloquer le rond-point qui mène à l’aéroport pendant 5 ou 6 heures, ils ont amené du pain et des fromages, ils ont été très bien accueillis. C’est une date forte pour nous, pas seulement à cause de la grève, mais parce que, par hasard, c’était aussi notre crémaillère ! C’est ce jour-là qu’on a eu les clefs de notre local syndical, ça faisait cinq ans qu’on était dans un préfabriqué… »

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Les occasions de se revoir ne vont pas manquer ce printemps-là ; le 26 mai, c’est toute la zone industrielle autour de l’aéroport, Airbus compris, qui est bloquée au petit matin. Un de nos cuistots était de la partie : «  C’était superbe, tout le périphérique était embouteillé, les gens se garaient n’importe comment sur les trottoirs, les pistes cyclables, ils marchaient au milieu des voitures comme dans un film apocalyptique.  » Depuis les braseros il était possible d’admirer ce défilé insolite : les pilotes et hôtesses encostumés, les voyageurs en retard encombrés par de volumineux bagages, et les hommes d’affaires excédés. Au bout de quelques heures cependant, les piquets devinrent filtrants, puis furent carrément levés dans l’après-midi. Le lendemain, le blocage du dépôt pétrolier de Donges, qui durait depuis dix jours, fut levé à la première apparition des CRS. Les immenses barricades ne furent pas défendues, et les grévistes se retirèrent sans résistance.

« Il faut comprendre les risques pour les travailleurs, nous par exemple on travaille dans une zone réservée. On a un badge d’accès valable 5 ans. Tous les cinq ans tu dois refaire une formation et ton dossier va à la préfecture, si tu as un casier, ils te donnent pas le badge, tu peux plus bosser à l’aéroport. »

Ce sont pourtant bien ses barricades intraitables et ses victoires improbables qui les ont fascinés dans l’expérience de Notre-Dame-des-Landes. Et ils restent eux-mêmes attachés à l’idée d’une réelle combativité ouvrière, incarnée, entre autres symboles, par la mise en pièce de la chemise du DRH d’Air France. Ils s’étaient d’ailleurs rendus tous ensemble à Roissy pour y soutenir leurs collègues.

Clafoutis – CGT Vinci

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Alors qu’on sauce les derniers plats, en bout de table, un homme lève son verre comme pour un toast : « C’est ceux-là qu’on a amenés au CE, le PDG il était fou !  » Quand la CGT Vinci se rend à des réunions avec la direction, elle prend « sa vaisselle » comme elle dit, en l’espèce des gobelets recyclables estampillés du logo « non à l’aéroport ». Il nous montre sur son smartphone une photo avec les verres en premier plan et derrière, ce qu’on imagine être des cadres du groupe en conférence. « On l’a publiée dans notre journal !  »

La CGT Vinci constitue à n’en pas douter le soutien le plus inattendu à cette lutte contre un aéroport que ses adhérents sont censés construire. Ce qu’il faut de remise en cause du chantage à l’emploi pour annoncer comme ils l’ont fait qu’ils « ne sont pas des mercenaires », nous avons peine à le mesurer. Cette affirmation fait mouche : dernièrement s’y est ralliée, par un vote à la quasi-unanimité, toute la Fédération Nationale des Salariés de la Construction, du Bois et de l’Ameublement de la CGT.

« Nous, notre premier contact ça a été avec le comité de soutien de la région parisienne, quand ils sont venus manifester devant le siège de Vinci. On est sortis à leur rencontre, on leur a proposé de monter avec nous voir le PDG. Ce jour-là des journalistes nous ont questionnés sur l’aéroport. On s’est rendu compte qu’on n’avait pas de position collective sur Notre-Dame-des-Landes ; mais étonnamment elle s’est prise très vite. Ça nous a amenés à remettre en cause le travail que Vinci nous fait faire, cette idée de l’emploi avant tout et du productivisme. On veut bosser pour des projets dont on va être fiers, des hôpitaux, des logements sociaux. C’est plus possible de te dire que ton travail va détruire la planète. Pour l’aéroport on a envisagé diverses méthodes d’action ; le premier temps, c’est le “devoir d’alerte” : si quelqu’un est sollicité pour faire des travaux quels qu’ils soient, sur la zad ou dans ses alentours, il doit prévenir la zad ou l’ACIPA, ou alors nous prévenir nous et on se chargera de faire suivre. Puis il faut dire quels sont les travaux, où et quand ils auront lieu, etc. Le deuxième temps, c’est le “droit de retrait” : tout salarié a le droit de refuser un travail pour cause de danger grave et imminent. Et ici sur la zad, venir faire des travaux dans un contexte d’affrontements et d’évacuation, c’est un danger. »

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Son discours avait enthousiasmé la foule massée devant la grande scène du rassemblement du 8 octobre. Au fil de l’automne, alors que peu à peu les menaces d’expulsion s’éloignaient de Notre-Dame, elles se déplaçaient vers le camp de migrants de Calais. Quand SOGEA, une filiale de Vinci, fut pressentie pour « nettoyer » les lieux, la CGT annonça qu’elle allait mettre cette stratégie de retrait en œuvre. La boîte dut se retirer. Une autre entreprise vint finalement faire le sale boulot ; impossible de savoir son nom : pour sauver son image et éviter d’éventuelles représailles, elle opéra sans aucun logo, avec des engins de chantier de location.

Une question nous brûle les lèvres : et le piratage informatique ? En novembre dernier, les actions Vinci avaient dégringolé suite à un faux communiqué de l’agence Bloomberg concernant la révision des comptes de la multinationale. Les hackers avaient ensuite publié cette revendication anonyme : « La forêt de Notre-Dame-des-Landes a elle-même senti le béton reculer et ses occupants ont fêté ce nouveau coup porté directement dans la bourse de ce monstre de béton. » L’aspect spectaculaire et improbable de cette action nous avait séduits. Lui, ce qu’il a retenu, c’est la tête de ses collègues quand ils ont appris la nouvelle.

« Si les actions chutent c’est une perte aussi pour les salariés. Certaines caisses d’épargne retraite obligatoires auxquelles on cotise sont capitalisées sous forme de placements financiers. On a toujours dénoncé cette forme “d’intéressement” à la bonne marche de la boîte, mais là ça nous a donné des arguments supplémentaires pour dire aux collègues : “vous voyez bien que c’est dangereux.” »

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Café

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Le repas tire à sa fin, la vaisselle s’entasse et les fumeurs se massent en petite grappe sur le pas de la porte. Les trois énormes cafetières italiennes attisées par le bleu du butane sifflent un accord mineur.

« Il faut comprendre les conditions de travail dans lesquelles certains bossent. Ceux qui font le ménage des avions, par exemple, ils sont payés à la tâche, s’ils attendent un nouvel appareil pendant une heure, ils ne sont pas payés pendant ce temps-là… Il y a une grande souffrance au travail. Tu te rends compte que les gens s’éclatent pas du tout, moi non plus je m’éclatais pas. Mais après j’ai découvert le syndicat, et là ça m’éclate, en fait. Mon boulot sur la piste c’est pour m’occuper, pour manger, mais le syndicat, ça c’est la vie. Mes camarades c’est devenu des amis, vraiment, on va manger les uns chez les autres et tout… Par contre mes amis de l’extérieur, d’avant, j’ai plus grand-chose de commun avec eux. »

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Un couple fait son apparition sur le chemin, ils viennent du hangar voisin où un silo doit être déplacé.

« On a besoin d’une dizaine de bras, là, c’est possible de nous donner un coup de main pendant deux minutes ? »

Naturellement tout le monde veut prêter main-forte, « ça fera une promenade digestive ». Le temps de se brûler les lèvres en avalant le café et nous voilà partis.

« Quand je viens et que je travaille à la zad, parfois on bosse des heures sans pauses, sans rien. Des fois je me dis, qu’est-ce que j’aimerais bien travailler avec autant de passion dans mon boulot ! Ça a du sens ce qu’on fait. Tu n’écris pas trois pages pour demander l’autorisation de faire un truc. T’attends pas la décision d’un chef de projet qui n’arrivera que dans six mois. T’as besoin de ça, tu le fais, tout le monde est ensemble autour. Tu passes pas par des procédure A procédure B que tu sais même pas à quoi ça sert. Après tu as aussi les rapports de groupe qui sont pas ­toujours évidents mais… Moi ça me fait du bien quand je viens ici, de voir les mobilisations, les actions ; au syndicat tu portes quelque chose de cent fois moins ambitieux, on te regarde avec des yeux ronds et on te dit : “on n’y arrivera pas”. Puis “on n’a pas le droit”, ah oui ça surtout ça, “on n’a pas le droit”. La direction dit qu’on n’a pas le droit, mais bon si on fait que ce qu’elle nous autorise, on n’avancera jamais. »

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En contemplant les cellules à déplacer, ils disent : « Vous, vous prenez vos vies en main. » Ils nous croient libres parce qu’on serait capables de moissonner le blé et de pétrir le pain, de passer du houblon à la bière, de bâtir des hangars avec le bois de nos coupes. On s’interroge, peut-être des fois nous enflammons-nous un peu dans notre manière de raconter ce que nous faisons ici… Car au quotidien, nos réalisations nous paraissent parfois balbutiantes au regard des possibilités que cet espace nous offre et des capacités de renversement auxquelles nous aspirons ; au regard également de la force du monde industriel qui nous fait face.

Eux, ils y travaillent, dans ce monde, et c’est précisément cette différence, non pas tant de points de vue que de lieux de lutte et de vie, qui rend nos échanges si savoureux. Ils nous en dévoilent les rouages et les failles. Surtout, ils y conservent des liens avec une multitude de vies sans doute plus « normales » que les nôtres, mais sans le basculement desquelles aucun bouleversement conséquent ne semble imaginable.

« Un, deux et trois ! » Nombreux comme nous le sommes, l’énorme cylindre de métal se lève sans effort. On avance en effectuant de petits pas chassés. « Ça ressemble un peu à un plinn ! » Ils ne sont guère familiers des danses traditionnelles bretonnes, pourtant, à l’occasion du 1er mai, nous en avions inventé une ensemble pour donner de l’allure au cortège syndical contre l’aéroport. La forme de la chaîne avait été un peu modifiée pour l’adapter au rythme d’une manifestation. Chaque danseur, tenant un bâton en référence au 8 octobre, frappait le sol avec. Le choc du bois sur le bitume a rythmé le défilé, lui conférant une gaieté dont il est trop souvent exempt.

Encore un effort et le silo est en place, le paysan du cru nous rejoint avec une caisse de bouteilles poussiéreuses. À l’abri du soleil, près de la salle de traite, les discussions deviennent très pragmatiques. « La plupart des paysans d’ici seraient chauds pour aider quand il y a des grèves. La seule chose c’est qu’il faut assurer le ramassage des produits dans les fermes. » On se met à échafauder les plans d’un réseau de ravitaillement prêt à soutenir les piquets de salariés. L’idée fera son chemin. En attendant, nos invités, arrivés d’un bloc, repartent au compte-gouttes, de pomme, de prune, selon les goûts.

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