Saint-Denis : Rue de la République

Comment survivre à un assaut antiterroriste

paru dans lundimatin#51, le 7 mars 2016

Le 18 novembre dernier, le monde entier a pu suivre en direct l’assaut de la police contre un immeuble de Saint-Denis. Deux personnes liées aux attaques du 13 novembre y mourraient, ainsi qu’un membre de leur famille. Immédiatement, l’opération fut décrite comme hyper-violente, on parlait de 5000 balles tirées par la police. Il fallu par la suite sécuriser l’immeuble pour éviter qu’il ne s’écroule. Après quelques semaines, le récit officiel et dithyrambique des exploits du RAID prenait un coup dans l’aile lorsque les premières expertises établirent que les policiers s’étaient principalement tirés les uns sur les autres pendant de longues heures. [1] Au détour de quelques articles de journaux, nous apprenions aussi que des voisins avaient été blessés par la police, d’autres placés en garde-à-vue antiterroriste, et certains en centre de rétention [2]. Si les journaux noircissent encore des pages et des pages à propos des survivants du Bataclan, les habitants de Saint-Denis qui se sont retrouvés à la rue après avoir subi un assaut de plusieurs heures ainsi qu’un certain nombre d’humiliations n’intéressent pas grand monde. Des lecteurs de lundimatin sont allés les rencontrer.

Plus de trois mois après, alors que quatre immeubles concernés par l’opération de police ont été déclarés inhabitables, peu de choses ont changé et les anciens habitants attendent encore d’être relogés, ce qui leur avait été promis dans un délai de 15 jours. Hormis une somme dérisoire débloquée par la mairie (en moyenne 150 € par personne), la plupart restent sans indemnisation, ni un semblant d’excuse de la part des autorités. Les familles avec enfants patientent dans un centre d’hébergement d’urgence, tandis que les personnes seules ou sans papiers sont temporairement logées à l’hôtel (dont la direction a cependant annoncé la fermeture le 19 mars, « pour travaux »). Les titres de séjour promis aux habitants étrangers, nécessaire à leur relogement, se font attendre. Et seuls les habitants de certains immeubles du périmètre, désormais gardienné, ont pu y retourner pour récupérer des affaires personnelles.

Entre une manifestation de rue, un rendez-vous à la préfecture ou au Secrétariat d’État à l’aide aux victimes, les habitants ont créé un collectif. Ils réclament que les engagements officiels soient tenus : relogement et papiers pour tous, indemnisation, reconnaissance du statut de victimes du terrorisme (celui de victime de l’antiterrorisme n’existant pas…). Ce qui suit est un croisement d’entretiens réalisés avec des habitants. Des jeunes comme des vieux, des hommes et des femmes, avec ou sans papiers. Ils reviennent sur ce qu’ils ont vécu lors de l’attaque et sur la manière dont ils ont été traités et considérés jusqu’à aujourd’hui. Les prénoms ont été modifiés.

Comment ça s’est passé, pour vous, le 18 novembre ?
Ibra

« On a entendu une grosse explosion. On était 5 dans l’appartement, avec un enfant. On s’est allongés pendant des heures, dans le corridor et dans les toilettes. Il fallait pas s’approcher des fenêtres. Je frappais à la porte et disais à la police : « Je veux sortir, je vais descendre ! ». Mais eux : « Non ! » Ils n’arrêtaient pas de tirer, il y avait beaucoup de bombes, et à chaque explosion l’immeuble tremblait. Nous, on est sortis à 6 ou 7 heures du matin. (D’autres ne sont sortis qu’à midi, et pendant tout ce temps, la police ne leur disait rien : ils restaient dans l’immeuble). Ils nous ont fouillés, l’appartement aussi, puis on est sortis. La police nous a fait descendre par l’escalier. À ce moment un policier a tiré depuis quelque part, et un bout de métal (pas une balle) est entré en haut de mon bras. Je ne sais pas comment… [Il montre la cicatrice] Dans la rue, il y avait beaucoup de policiers. Ils nous ont fouillés une nouvelle fois, et j’ai dit que j’étais blessé à l’épaule. Le policier m’a dit : « C’est pas grave. Fais-toi un tampon en appuyant sur le bras, comme ça ». On a attendu 2 ou 3 heures dans la rue. On n’avait pas eu le temps de prendre des d’affaires : alors j’étais sorti en jogging. Après ça, je suis allé à l’hôpital ; j’y suis resté une semaine, avant d’aller au gymnase. »

Nasser

« Quand je me suis réveillé, d’abord je ne pensais pas que c’était une bombe, mais que quelqu’un avait jeté un gros pétard dans la rue. La police a dit : restez chez vous. De 4h20 jusqu’à 6h du matin, on est restés là, et ça tirait, juste au-dessus de ma tête. À ce moment-là, c’était clair et net que si tu allais à côté de la fenêtre, tu allais prendre une balle. Tu sais même pas qui tire, et sur qui. (…) Puis les flics sont entrés, pour nous faire sortir. Vous savez, c’est des policiers du RAID et de la BRI [3], tu peux pas faire confiance à des gens comme ça : tu sais pas avec qui tu parles, et ils auront raison de toute façon. Et nous on a rien fait, mais de toute façon on était dans la merde ! Ils nous ont fait descendre jusqu’au bout de la rue, on est restés là-bas jusqu’à 7 heures ; puis on est allés à la mairie, et au centre de santé médico-psychologique. Il y avait des gens blessés, et d’autres qui étaient vraiment malades : ils sont passés directement du 48 [rue de la République] à l’hôpital, parce qu’ils étaient trop stressés. Moi j’aimerais bien oublier ce jour, mais c’est un jour qu’on va jamais oublier ! [Rire] Ça va, je suis pas trop traumatisé, mais parce que je rigole aussi. Il y en a qui ont vraiment stressés, ils sont partis à l’hôpital le même jour. Il y a une fille ici [à l’hôtel], depuis ce jour-là elle ne vit qu’en prenant des cachets pour dormir : elle fait des cauchemars… Elle est restée presque 21 jours hospitalisée, au centre médical à Saint-Denis. Sans compter les 3 blessés par balles [4]. »

Hassan

« Pour palper un peu la tension de mort : tu te lèves et c’est fou, ça tire de partout, t’entends des cris, tu sais qu’il y a des morts. Les bruits sont effrayants, les silences sont effrayants, tout résonne, et l’attente… Tu entends par la fenêtre l’ordre de te plaquer au sol, alors les gens s’allongent par terre ou se cachent dans les armoires. Moi par mes origines algériennes, j’ai entendu parler des commandos de la mort (il y avait en Amérique du Sud aussi, un peu partout dans le monde). Et je me suis dit : peut-être que c’est un commando de la mort. T’as pas le droit de regarder par la fenêtre, t’as pas le droit de sortir... Alors si ça durait une demi-heure ou une heure… Mais ça dure 6, 7, 8 heures pour certains ! Puis y’a des lasers rouge partout, faut pas bouger, c’est dur. Tu sais pas ce que tu dois faire : tu dois collaborer ? Tu vas te planquer ? Parce que c’est pas habituel. Ça dure des heures et des heures, y’a des bombes, des grenades, des tirs… Tu sais plus ce qui se passe. »

Ali

« On dormait, il était 4h du matin. On a entendu des balles, on savait pas ce qui se passait. On s’est accroupis dans une pièce. Après j’ai téléphoné à la police, ils m’ont dit de rester chez nous. On était juste en face de l’appartement visé. Vers 5h30, j’ai allumé la télévision et j’ai su que c’était chez nous. Et puis de nouveau des rafales, j’ai rappelé la police, ils m’ont dit de ne pas bouger. Et voilà : la peur, la peur, la peur. On est sortis à 11h. Enfin « sortis »… : ils nous ont évacués. C’est difficile à raconter. Parce qu’on a 2 portes. Ils ont défoncé la première, j’ai dit « attention les enfants, les enfants ! » [Le policier] a dit « ouvrez ! ». Ils sont entrés, et il a dit « enlevez ça, la veste ! » Puis à ma femme, aux enfants : enlevez ça [la veste] ! » Puis il a dit : « Ouvrez la bouche ! » Avec le canon de l’arme dans la bouche. »

Le canon dans la bouche ?
« Oui ! Après ils ont fouillé l’appartement, ils nous ont mis dehors. Ensuite, ils nous ont emmenés à la police judiciaire de Bobigny, pour prendre l’ADN et poser des questions. Toute la famille dans un fourgon, moi et les enfants. »
Vous n’aviez pas le choix ?
« On savait pas ce qui se passait. Ils nous ont dit, « on va vous emmener dans un fourgon », mais on ne savait pas où. On croyait que c’était pour notre sécurité. On n’a pas posé de questions : il y avait toujours la peur, la peur… Donc on est partis à Bobigny. Certains ont été emmenés directement à la mairie, mais d’autres sont partis faire des interrogatoires, des photos, prendre les empreintes, l’ADN… Ça a duré longtemps, presque 4h.
Est-ce qu’ils vous ont dit que vous étiez en garde-à-vue ?
Non… Après les interrogatoires (« est-ce que vous connaissez les terroristes », etc.), on est sortis, on est allés à la mairie, puis au gymnase. »

Hassan

« Ça a été important pour nous, même inconsciemment, de se retrouver au gymnase. Ça a duré 8 jours. À la fin certains ne voulaient pas partir, parce qu’il y avait une méfiance terrible envers les autorités qui promettaient un appartement. On voulait un écrit nominatif avec une date, un engagement. La crainte était que l’hébergement d’urgence dure 1, 2, ou 4 mois, et puis qu’on nous mette dehors.

La vie dans le gymnase s’est super bien passée, contrairement à ce que j’aurais pu croire. Il y en avait qui étaient perturbés, mais ça se passait très bien dans l’ensemble. Et des gens qui vivaient pas ensemble avant, qui étaient habitués à avoir chacun leur espace quand même ! Là c’était ouvert, tout le monde dormait à côté des uns et autres, ça faisait plaisir à voir. On prenait nos repas tous ensemble, on discutait un petit peu de la situation, des revendications. C’était étonnant. Quelques frictions quand même, mais très minimes. »

Ali :

« On est restés hébergés 8 jours dans le gymnase : la galère, le froid. Nous, on était arrivés au 48 [rue de la République] depuis quelques mois seulement, donc la plupart des gens je ne les connaissais pas, jusqu’à ce qu’on se retrouve au gymnase. Mais dans ce gymnase, l’ambiance entre nous était vraiment bonne. C’était chaleureux, certains ont préparé des repas, un couscous. Des habitants de partout ramenaient des affaires, des shampoings, des serviettes. Il y avait une solidarité vraiment exceptionnelle. Le Secours populaire était à nos côtés aussi.

Il y avait des visites du maire, des adjoints. Vers la fin ils sont venus et nous ont dit : « Vous partez dans des résidences d’urgence, et dans des résidences provisoires, sinon… Vous avez pas le choix. » Le sous-préfet nous a donné un papier disant : vous êtes en hébergement provisoire jusqu’au relogement, sous 15 jours – dans 15 jours vous serez logés. Ça fait 4 mois qu’on attend. »

Nasser

« On est restés dans le gymnase 8 jours, puis on est venus ici. C’était comment ? [Rire]. Tu vois comment c’est un gymnase. Bah… Les premiers deux jours c’est froid, et les derniers 6 jours c’est froid aussi mais un peu moins. Au début les gens ne voulaient pas partir du gymnase, parce qu’ils voulaient pas tomber dans ce qu’on a maintenant [un hébergement d’urgence qui se prolonge, sans relogement]. Ils voulait aller directement du gymnase à chez eux. Mais ça fait trois mois qu’on est là [à l’hôtel], c’est pas évident. Moi je suis encore jeune, je peux bouger, j’ai des frères. Mais imaginez un vieux… »

Horia

« Au gymnase au départ, on avait des simples couvertures de survie. On était traumatisés, on n’était pas bien. Les enfants pleuraient, c’était pas beau à voir. On dormait tous ensemble, les enfants commençaient à changer de place, ils pleuraient toute la nuit, on dormait pas, il faisait froid. Ils allumaient le chauffage, mais la nuit ils éteignaient.

À la fin ils nous ont dit : « Vous allez sortir, sinon on ne va plus vous prendre en charge. Les forces de l’ordre vont venir, elles vont vous mettre dehors. Et on va plus s’occuper de vous » On a eu peur… Ils nous ont expliqué : « Parce que la salle, y’a des gens qui font le sport, ils ont payé, et à cause de vous ils ne viennent pas faire le sport, voilà. Donc soit vous nous suivez, et on va s’occuper de vous, ou soit vous restez, et alors [le relogement] ce ne sera pas pour maintenant. »

Ibra

« Pour les personnes hébergées comme moi, la mairie nous a dit qu’on devrait quitter l’hôtel pour le 19 mars normalement, parce qu’ils doivent faire des travaux. Je ne sais pas si c’est vrai ou pas. Je ne sais pas où j’irai après. Je n’ai jamais pu retourner chez moi. À chaque réunion, depuis 3 mois, la mairie nous dit qu’on va pouvoir rentrer dans l’immeuble pour reprendre des affaires. Mais on n’a toujours pas pu, et on n’a pas de dates. Moi je travaille un peu (des petits travaux, de la maçonnerie ou du carrelage…), alors j’ai pu m’acheter ce que j’ai sur moi : un jogging. Je travaille pour manger : si je ne travaille pas, je ne mange pas.

La mairie nous a donné 150 €, et c’est tout. Et ici il n’y a pas de cuisine, pas de quoi se faire à manger. Je m’achète du pain, du fromage, un peu de thon, comme ça tous les jours. Un grec ou une pizza, une fois par mois, parce que ça coûte cher. Le secours islamique m’a donné des pâtes, mais je ne peux pas les cuisiner.

Ça faisait 6 ou 7 mois que je vivais dans cet immeuble, avant j’étais en Allemagne. J’ai fait une demande d’asile, refusée 2 fois. Le maire a promis aux gens du gymnase un nouveau logement, mais ils ne l’ont pas donné. Moi j’ai fait ma demande de papiers, tous les mois ils me redemandent des papiers que je leur ai déjà donné, et ça n’avance pas. »

Ali

« Depuis qu’on est partis du gymnase, on est un peu plus dispersés. Mais on arrive à se voir aux réunions, même si tout le monde ne vient pas. Il faut qu’on reste ensemble jusqu’à ce que tout le monde soit relogé et indemnisé. Parce qu’il y en a, quand ils sont relogés, ils ne donnent plus de nouvelles ! Il y a des porte-paroles qui ont obtenu des logements, et maintenant ils ne viennent plus aux réunions. 3 personnes comme ça ! D’ailleurs, la première qui a obtenu un relogement, c’était une porte-parole. Après, ils m’ont appelé pour que je prenne la suite des porte-paroles. J’ai obtenu un logement, mais j’ai dit oui ! L’hôtel a dit que le 19 mars, ils allaient fermer l’hôtel. On sait pas où ils vont aller. On va faire une manif. Il y a de plus en plus de gens qui sont dégoûtés, ils n’arrivent plus à y croire. Mais il faut qu’on continue, sinon ils vont nous oublier. »

Horia

« Des gens ont été relogés, mais pas moi, alors que je suis malade. J’ai eu un accident de voiture et voyez, si je ne porte pas ça [un corset], je ne peux pas marcher. Quand il y a eu l’affaire, on est allés au gymnase, moi toujours avec mes médicaments pour le diabète, et mon régime. Ensuite pour le relogement, ils ont dit : « on va commencer par les personnes âgées ». Moi j’ai 65 ans, je suis malade et tout. Mais finalement ils n’ont pas fait ça, ils ont commencé par les porte-paroles. La porte-parole a eu un appartement, elle est partie. On a fait un deuxième porte-parole, il a eu un appartement, il est parti. Maintenant ils viennent plus aux réunions, parler pour nous, pour nous soutenir, ni même quand on fait une marche pour manifester dans Saint-Denis.

Alors concernant mes démarches… On avait commencé par me dire : « Madame on va vous donner un F4, pour vous et vos enfants ». Après ils ont changé d’avis : « Les F4 y’en a pas, on va les donner pour les familles avec enfants ». Ça se comprend, moi mes enfants sont grands. Alors ma fille et moi, il faut qu’on se sépare. Elle est allée visiter quelque chose, elle a donné son dossier, ça fait 4 semaines, et il n’y a pas de réponse. De mon côté, j’ai visité un F2 qui m’a plu. J’ai posé mon dossier le lundi, et le mercredi ils m’appellent : « Madame, votre demande a été refusée par la commission. – Pourquoi ? – Parce ce que vous touchez le RSA : 460 €. Et le loyer est à 400. – Oui mais madame, il y a l’APL. Si maintenant vous vous basez sur mes ressources, je ne serai jamais relogée. Mes enfants vont m’aider ! En plus, dans pas longtemps je ferai mon dossier de retraite. – Ça, c’est votre problème. Non, c’est refusé.

Voilà, et ça fait plus d’un mois que j’attends. J’ai parlé avec l’élu au logement de Saint-Denis, je lui ai dit « faites quelque chose ! Ça fait 4 mois que je suis à l’hôtel ». Il m’a dit : lundi prochain vous aurez un appartement. J’attends toujours. Toujours des réunions, des réunions. »

Nasser

« Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai pas pu retourner chez moi. Il y en a qui ont pu retourner une fois chez eux, mais moi pas une seule fois. Je ne sais pas si je serai relogé, j’en sais rien. J’ai pas les papiers français, et ceux qui n’ont pas les papiers, ils ne peuvent pas les reloger. Le préfet a dit à certaines personnes qu’ils allaient leur faire des papiers. J’ai fait mon dossier, j’attends. »

Hassan

« Pour moi, il y a eu le Bataclan, alors ils ont voulu montrer les muscles (l’État, Hollande, le PS ou Valls, je sais pas). C’est des raisons d’État. N’empêche qu’il y a eu une mise en danger évidente de nos vies, des blessés par balles, et un traumatisme. Il y a une commission d’enquête qui s’est mise en place pour enquêter sur les événements du Bataclan ; moi j’aimerais qu’il y ait la même chose sur ce qui s’est passé à Saint-Denis. Parce que c’est une intervention complètement hors norme. On était tous réputés suspects. C’était d’une violence inouïe, avec derrière l’armée qui quadrillait la rue. Heureusement qu’il n’y a pas eu de morts, que l’immeuble ne s’est pas effondré. Il faut pas habituer la police à user d’une force excessive pour rien. Ça laisse un blanc-seing, un chèque en blanc. Ce qui s’est passé est grave, mais ce qui est d’autant plus grave c’est qu’il y ait aucune remise en cause ou critique : ça devient la norme.

À quoi on habitue les gens ? C’est comme à Bruxelles [fin novembre 2015, après les attaques de Paris]… Les citoyens européens n’ont pas pris la mesure de ce que ça implique le couvre-feu, et ce qui s’est passé à Saint-Denis. Tout ça pour rien. Ou alors ils ont voulu mettre en place, tester un dispositif ? Parce que c’est préparé : ils ont confiné une zone, ils l’ont mise en quarantaine, et ça ça peut arriver de nouveau demain. Voilà, s’il faut fermer une zone, parce qu’il y a une rébellion, ou des groupes… Mais simplement savoir : quel est le nom de cette opération ? Ce dispositif ça s’appelle comment ? Pourquoi ils l’ont fait, et est-ce qu’ils peuvent être ramenés à le faire ? Est-ce que demain ça peut être le 93 ou d’autres dimensions ? Y’a beaucoup de questions légitimes à poser. (…) Est-ce qu’au moindre problème, avec des institutions ou des banques, des gens qui veulent plus payer les impôts ou je sais pas quoi, ou une jacquerie, ils vont le refaire ? Cet assaut-là, faut pas que ça devienne un cas d’école, faut pas que ça se répète. Et moi j’ai des craintes par rapport à ça. »

Tu penses que ça a à voir avec Saint-Denis, le fait qu’il y ait pas eu d’excuses, mais un certain mépris de la part des forces de l’ordre et des autorités ? Ça serait pas la même chose à Paris ?
« C’est pas que je le pense : j’ai la certitude que évidemment, jamais jamais jamais un dixième de ce qui s’est passé se serait passé à Paris (ou à Boulogne ou à Neuilly), c’est impossible ! Rien ne se serait passé comme ça : l’armée… Là on était dans un stand de tir, on était au Mali ou ailleurs, en tout cas on était plus en France. Et tout se serait passé différemment : si vous entrez dans un immeuble à Paris et que vous visez les habitants avec violence, ben ils seront relogés ! Ils vont rester quelques jours à l’hôtel, mais évidemment ils seront relogés et indemnisés ! Un responsable viendrait les voir. Nous, les enfants étaient pas pris en charge… On est obligés de manifester juste pour un relogement. Plusieurs personnes ont pris des balles, et risquent de perdre l’usage de leurs mains. Et puis rien, on leur donne un OQTF [5]. Et c’est fou, et c’est la gauche soi-disant qui est au pouvoir ! Et en plus c’est des gens [à Saint-Denis] qui avaient voté pour eux [le PS]. Alors moi ça m’étonne pas que dans le 93 ça change et si beaucoup de gens ont pas été voter [pour le PS, lors des élections régionales de décembre 2015].  »

Nasser

« Je vais te dire, les gens du quartier, tu sais ce que c’est leur problème ? C’est de travailler, sinon ils restent dans le quartier. Même maintenant tu vas dans la rue, rue du Corbillon, tu regardes les gens, ils font quoi ? Ils rigolent. Tu sais maintenant, comment ils appellent le bâtiment ? « Chez Daech » [rire]. Ils rigolent. Pourquoi ? Parce que y’a rien à faire, imaginez… De temps en temps on se croise avec des gens du quartier. Mais les autres sont toujours ici, à l’hôtel. Un va travailler, mais tous les autres restent là. Ceux qui ne travaillent pas, ils vont rien faire. Comme ici, y’a des gens qui sont restés 3 mois sans rien faire. Moi personnellement, 3 mois sans rien faire à l’hôtel, je peux pas ! Je bouge, je vais voir mon frère, je fais quelque chose… Ici on ne fait rien. Imaginez quelqu’un qui reste ici sans rien faire, 3 mois dans l’hôtel : qu’est-ce qu’il devient ? »

Hassan

« Il y a ceux qui sont sonnés, et ceux qui ne se rendent pas bien compte. C’est pourquoi aussi j’attendais vraiment une réaction forte des étudiants, des professeurs de la fac [de Saint-Denis]. Parce que pour plein de gens, la vie est dure, la pauvreté, le chômage, et ceux qui n’ont pas forcément des papiers… Ils ne sont pas dans des dispositions pour réagir vraiment, ou n’ont pas une perception nette des enjeux. Mais beaucoup pensent que c’est complètement injuste : notamment dans la rue que je connais, chez les jeunes et les moins jeunes, y’a un ressentiment, une différence de traitement ressentie, mais un sentiment de fatalité aussi. Et ça, ça nourrit, si jamais après il y a des extrémistes… À la télé ils nous bassinent : oui, il faut lutter contre l’extrémisme, et cætera. Oui mais bon, s’il y a des inégalités flagrantes, il y en a qui vont pas patienter ni parler, ils vont péter les plombs. Ça alimente l’intégrisme ou les actions violentes. Ce genre de mépris de l’État, et d’injustice totale à tous les niveaux (depuis ce qui s’est passé le 18 novembre, jusqu’à maintenant), c’est une autoroute pour des gens qui voudraient recruter. »

Sauf si cette révolte trouve une autre voie ?
« C’est pour ça que j’espère que d’autres personnes relayent, écoutent, et que ça va être repris, même sur internet. Et aussi par les gens dans les mouvements, à Nantes je crois contre l’aéroport, les mouvements écolos : qu’ils aient une sensibilité par rapport à ce qui s’est passé. Parce que [les flics] sont violents avec eux quand ils viennent casser leur mouvement, peut-être qu’il y a des similitudes. Et ce qu’ils nous ont fait nous à Saint-Denis, demain ils peuvent peut-être le faire ailleurs, faire un blocus sur un truc, mettre l’armée… C’est le même État, la même force, la même police, la même armée malheureusement. Alors qu’il y ait des témoignages, des contacts, c’est important. »

Pour joindre le collectif : 93.lesamisdelarepublique@gmail.com

Rendez-vous à suivre à Saint-Denis autour de cette lutte

[1Voir par exemple l’article paru sur Médiapart le 31 janvier : http://www.ministere-de-la-regularisation-de-tous-les-sans papiers.net/joomla1.5/images/documents_pdfs/article_606244.pdf

[3Unités d’élite et d’intervention de la police française, crées en 1985 et 1977.

[5Obligation à quitter le territoire français : mesure d’éloignement administrative du sol français, remise par la préfecture à un sans-papier.

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