Sacrés cocktails !

Histoire de M. Molotov. Et un peu de naphtaline contre les mythes.

paru dans lundimatin#73, le 20 septembre 2016

A la suite des manifestations contre la loi travail, le 15 septembre 2016, les médias se sont arrêtés principalement sur deux images marquantes : celle d’un manifestation éborgné (certainement par une grenade lancée par les forces de l’ordre) ; et celle d’un gendarme mobile « en flammes ».

Cette seconde image rend compte, selon la légende, de l’effet d’un cocktail Molotov lancé par un manifestant en direction d’unités du maintien l’ordre, alors positionnées en ligne sur un côté de la place de la République à Paris. La photo de l’AFP est en effet impressionnante : les flammes montent au dessus du casque du gendarme, et il semble comme pris dans un brasier.

Evidemment, une partie de la sphère politique s’est jetée avec avidité sur cette image ; comme ce fut le cas auparavant avec le "saccage" de l’hôpital Necker, l’incendie de la voiture de police, le policier entre la vie et la mort (qui avait en fait une fracture de la machoire), etc. Les mêmes voix se sont tues lorsqu’il s’est agit de commenter le fait qu’un employé de l’AP-HP avait été gravement blessé lors de cette manifestation.

Côté manifestants, cette photographie d’un policier au milieu des flammes n’a semble-t-il pas provoqué le même émoi. A tel point qu’on a pu sur les réseaux sociaux rire de cette image (qui, selon les précédents commentateurs aurait pourtant du être rangée dans le tiroir de l’horreur). Où se cache ce rire ? Dans le cynisme ? La haine anti-flic ? L’idéologie ? Le manque de compassion ? Ou plus simplement dans le décalage entre ce qu’on fait dire à cette image et la réalité.

Réalité d’abord du rapport de force dans la rue, depuis plusieurs mois. Il n’y a pas eu, ce 15 septembre, d’escalade subite du "niveau de violence". Des centaines de personnes ont été blessées depuis le début du mouvement contre la loi travail ; dont un étudiant rennais éborgné par un tir flashball ; et un manifestant parisien, le crâne enfoncé par un éclat de grenade policière. Rappelons par exemple que le 14 juin 2016, les forces de l’ordre ont fait usage de 175 grenades de désencerclement (le même modèle qui a certainement touché l’oeil du syndicaliste de Solidaires le 15 septembre), plus qu’en une année « normale » entière. Les policiers avaient quant à eux, ce jour-là, essuyé une vingtaine de jets de cocktails Molotov.

Les manifestations contre la loi-travail, notamment à Paris, ce fut cela : des manifestants gazés, tabassés, humiliés, voire mutilés. En retour, (et pas seulement), les policiers ont été confrontés à la détermination et à la solidarité des manifestants. Suffisamment souvent pour que cette détermination doive être travestie ainsi :

Cette nouvelle structure des casseurs diffère des fameux « black blocks », « des militants anti-mondialisation, structurés, qui [les blacks blocs] ne sont pas dans une logique d’assassinat, ils sont dans une logique d’affrontement (...) la violence est une violence mobilière et pas individuelle. » Ce qui n’a rien à voir avec les mouvements actuels où "le niveau de violence est très élevé parce qu’aujourd’hui, beaucoup des actes sont faits pour tuer et pas seulement marquer une opposition forte à la politique du gouvernement.

Pour revenir à cette photo. Aussi spectaculaire soit-elle, elle n’a pas le pouvoir d’effacer les dizaines d’autres, de visages de manifestants ensanglantés. D’autant qu’ici le gendarme est, à l’inverse d’un lycéen se prenant un coup de poing en plein visage, déshumanisé : représentant de la fonction policière ; du dispositif de maintien de l’ordre qui fut source d’humiliation pour les manifestants depuis des mois ; représentant aussi ses collègues qui ont frappé, moqué, tiré par les cheveux, voire même nargué les manifestants avec une arme de poing. Deshumanisé aussi par son bataclan, qui le fait apparaître comme un robot au milieu des flammes ; et qui le protège d’ailleurs effectivement.

C’est sûrement un détail, mais l’image se révèle ici trompeuse. En un coup d’oeil sur la photo, on pourrait imaginer cette suite : le gendarme devenant torche humaine, courant, enflammé, pendant de longues minutes avant d’être sauvé par un plongeon dans le Canal Saint-Martin. Ce ne fut pas le cas. Le talent du photographe a été ici de capturer ce moment où la vaporisation de l’essence (nous y reviendrons) produit une flamme gigantesque. En mouvement, cela donne ceci :

Rappelons qu’une flamme (même de bougie) atteint généralement une température de 900-1000°C. (Et encore, « le feu, tel que nous le connaissons, n’équivaut qu’à un soixante-dixième du feu de l’Enfer ».) Ce qui semble donc largement suffisant pour provoquer des brulures… Ici tout étant donc question de temps d’exposition à la flamme (et à travers quels matériaux la chaleur sera transférée jusqu’au derme). Ainsi des fakirs peuvent marcher sur des braises (pourtant elles aussi à 1000°C) : le charbon est un mauvais conducteur de chaleur. A l’inverse on ne laisse pas son doigt une seconde dans de l’eau à 100°C.

Voilà pourquoi les gendarmes possèdent des vêtements de qualité. En plus de son casque dont la visière peut arrêter les petits calibres, de ses protèges-tibias, de son élément haut de protection pare-coups, le gendarme mobile possède un pantalon ignifugé, une veste ignifugée, un polo manches longues ignifugé, et d’un caleçon long (!) ignifugé (depuis fin 2011).

Malgré 5 ou 6 cocktails Molotov lancés durant cette manifestation, la préfecture de police n’a déclaré qu’un gendarme légèrement blessé à la jambe. Si la flamme géante provoquée par l’explosion du projectile n’a duré qu’un instant, une partie du liquide inflammable s’est visiblement immiscé dans la jambière de protection du gendarme, continuant donc de flamber, suffisamment longtemps pour provoquer une brulure.

Il faut donc relever le caractère spectaculaire, effrayant, de l’usage du cocktail Molotov, qui reste de ce fait fort craint par les forces de l’ordre. Ainsi BFM a retrouvé, et interviewé, un CRS touché par un cocktail Molotov ce 15 septembre. Il avoue avoir cru prendre feu ("ça n’a pas duré longtemps"). Ce n’était pas le cas (il a en fait été blessé, à la main, par un jet de caillou). Et on saisit dans son propos l’effet de dissuasion que peut avoir un tel outil : qui force à reculer, ou à être moins téméraires. C’est contre cet effroi que les gendarmes mobiles tentent de lutter quand ils s’entraînent, sur leur terrain de Saint-Astier à se jeter dessus de (vrais) cocktails Molotov. Et c’est à l’inverse, de cet effet dissuasif, dont jouent les manifestants, notamment pour tenir à distance des forces de l’ordre qui ont sinon pris la facheuse habitude de perforer les cortèges.

Mais qu’est exactement un cocktail Molotov ? Pour aller outre le caractère mythique, fantasmatique, voire folklorique, de cet objet - lié à son usage répété dans les épisodes insurrectionnels modernes - voyons son histoire, sa fabrication, ses usages récents.

HISTOIRE

Le terme « Cocktail Molotov » est d’invention plutôt récente. Il fait référence à un proche de Staline, membre du Politburo, ministre des affaires étrangères de l’URSS de 1939 à 1949 : Viatcheslav Molotov,. « Molotov » est en réalité son pseudonyme, qu’il choisit en 1906 (de molot (молот) marteau).

Après avoir soutenu les grandes purges de 37-38, il est nommé ministre des affaires étrangères peu avant le début de la seconde guerre mondiale. Il signera d’ailleurs le pacte germano-soviétique, commandera le massacre de Katyn, et sera chargé par Staline de la production des blindés.

Et puis, le 30 novembre 1939 éclate la « guerre d’Hiver » entre l’URSS et la Finlande. Pour faire bref l’union soviétique prend prétexte de l’échec de négociations avec le gouvernement finlandais pour créer une zone tampon afin de protéger Leningrad d’une éventuelle attaque nazie (ce qui passait par l’annexion du territoire de l’isthme de Carélie, au nord-est de Leningrad et l’établissement d’une une base navale à Hanko), pour envahir la Finlande. En réalité la Finlande apparaissait dans le protocole secret du pacte germano-soviétique, qui répartissait entre l’Allemagne et l’URSS un certain nombre de pays et territoires à annexer.

Cette guerre (bien que « gagnée ») est un désastre militaire pour l’URSS , qui affronte une armée ridiculement petite et mal équipée, mais qui va résister 104 jours à l’Armée Rouge (l’offensive devait initialement réussir en 10 jours). On passera sur les conditions climatiques terribles (-40°C) et tournées à leur avantage par les Finlandais. L’armée finlandaise fait aussi preuve d’ingéniosité. Elle pratique la technique du « motti » : découper les colonnes motorisées se déplaçant sur les routes, puis encercler les petits groupes d’ennemis ainsi obtenus, et les laisser « cuire » jusqu’à ce qu’ils n’aient plus de ravitaillement (un genre de « kettling » mais qui se pratiquait à ski). Ils doivent surtout trouver une solution contre les chars : les russes en ont 3000, les finlandais 30. Ils apprennent à les immobiliser avec des buches de bois (insérées dans le barbotin avant en dessous de la chenille). Et les détruisent à l’aide de cocktails Molotov (nous y voilà !).

Ces derniers sont inspirés d’engins incendiaires improvisés déjà utilisées contre les chars russes T-26 lors de la guerre d’Espagne (par les franquistes, donc ; même si la technique fut reprise ensuite par les républicains). Lancés dans le bloc moteur ils pouvaient faire prendre le réservoir d’essence du blindé.

Le mélange inflammable de ces engins incendiaire fut surnommé « cocktail Molotov » par les finlandais. Il s’agissait pour eux d’accueillir dignement les blindés de celui qui affirmait sur la scène internationale que non l’URSS ne bombardait pas la Finlande mais leur livrait des vivres par voie aérienne (« un verre pour aller avec ta bouffe, Molotov ! »).

Ces cocktails Molotov (on utilise désormais le terme pour désigner à la fois le cocktail inflammable et son contenant) furent fabriqués en série dans une distillerie de Rajamäki. 92 ouvriers en produisirent 542 194 durant la guerre.

FONCTIONNEMENT

Les cocktails Molotov assemblés dans l’usine finlandaise Alko étaient constitués : d’une bouteille en verre d’une contenance de 750ml, remplie d’un mélange composé d’essence, d’ethanol ou de kérosène et de goudron. La bouteille, remplie seulement aux deux-tiers (pour qu’elle se casse plus facilement), était ensuite hermétiquement fermée. Et on lui associait deux grosses allumettes de survie étanches (allumettes tempêtes).
L’engin était lancé, après allumage, à la main ou à la fronde. Le principe est le suivant : à sa retombée, la bouteille se brise, mettant en contact la flamme avec le mélange essence-alcool qui s’enflamme. Le goudron sert à rendre le mélange inflammable plus adhérent à la cible.

En effet plus le mélange est volatil (plus il produit de vapeur), plus il est inflammable. Plus est dispersé plus il s’enflamme brièvement (s’éteignant rapidement par manque de carburant). Plus le liquide s’enflamme brièvement (même sur une grande surface) moins il a de chance de provoquer un incendie (rappelons que l’on parle ici d’un bloc moteur de blindé). Pour réduire la dispersion du liquide inflammable lors du bris de la bouteille, les finlandais ont donc rendu celui-ci visqueux en lui ajoutant du goudron (qui permet aussi à la combustion de durer plus longtemps, échauffant plus certainement et plus durablement la zone ciblée).

On voit que le cocktail Molotov n’est pas un engin pyrotechnique (le cocktail Molotov a besoin de l’oxygène de l’air comme comburant) ; il n’est pas non plus un explosif (la bouteille éclate sous le choc de sa retombée).

Depuis la recette a connu des amendements. En 1940 l’armée anglaise (impressionnée par les réussites finnoises) recommandait de rayer verticalement la bouteille de verre au diamant pour la fragiliser et s’assurer qu’elle casse ; et d’utiliser de la pellicule cinéma comme mèche.

Les allumettes ont eu tendance à être été remplacées par une mèche, généralement constituée d’un tissu imbibé d’un liquide inflammable. Cela pouvant s’avérer dangereux pour le lanceur, d’autres techniques ont pu être inventées, mettant en oeuvre des mèches plus originales (pellicule cinéma, pour l’armée anglaise dans les années 40 ; plus récemment, un tampon hygiénique trempé dans de l’huile et de l’essence). Ou des dispositifs d’allumage n’impliquant pas de flamme. Comme celui mis au point par les résistants polonais : introduire de l’acide sulfurique pur dans le mélange inflammable, et imbiber la mèche d’un mélange de chlorate de soude, sucre glace et eau. Cette mèche, une fois sèche, n’a plus besoin d’être enflammée : lors du bris de la bouteille, et au contact du liquide inflammable (et de l’acide qu’il contient), l’ensemble prend feu.

L’essence semble être le seul ingrédient indispensable du cocktail en lui-même (le contenu de la bouteille). C’est cet élément qui donne au mélange sa capacité à s’enflammer immédiatement au contact d’une flamme. Elle ne peut pas être substituée par du gasoil ou du kérosène, qui ne produisent pas assez de vapeur pour s’enflammer facilement. Rappelons en effet que ce n’est pas le liquide inflammable qui prend feu, mais bien ses vapeurs mélangées à l’air. (Le gasoil a un point d’éclair - température à laquelle il émet assez de vapeur pour pouvoir s’enflammer - supérieur à 55°C ; le kérosène 39°C ; l’essence -40°C). (A l’inverse la mèche peut être imbibée d’un liquide moins volatile que l’essence : le tissu a la faculté de « distribuer » une petite quantité de combustible, plus facile donc à vaporiser, et donc à enflammer. C’est pourquoi un briquet à mèche de type zippo fonctionne aussi bien au SP95, à l’essence F, qu’au diesel…)

Cette essence peut être mélangée avec d’autres liquides inflammables à la volatilité moindre (méthanol, white spirit, gasoil, huile moteur ; qui ont des points d’inflammabilité - température à partir de laquelle ils produisent suffisamment de vapeur pour s’enflammer - respectivement de 12°C, 35°C, 55°C, 205°C) et qui ont pour rôle de faire durer la combustion.

Les recettes font enfin varier les adjuvants : vaseline, lessive liquide (cette technique fut utilisée par les Marines Américains à Fallujah), blanc d’oeuf, morceaux de pneu, qui auraient vocation à produire de la fumée, rendre visqueux et adhérant le mélange, etc.

L’armée américaine inventa sa propre recette d’essence gélifiée, en 1942 : le napalm. Ce dernier était obtenue en mélangeant de la naphtalène (na) et de l’acide palmitique (palm). La second version, le napalm-B, fut lui obtenu en mélangeant du benzène et du polystyrène. Dans le livre et film Fight Club, Tyler Durden prétend pouvoir fabriquer du napalm avec moitié d’essence et moitié de jus d’orange congelé. Les recettes du livre sont pour moitié fausses, et il fallait surement comprendre « un morceau de polystyrène expansé »…

USAGES RECENTS

Le lancer de cocktail Molotov est une image qui illustre de manière récurrente les récits de manifestations en Grèce.

Ainsi, l’année dernière à Athènes, après un nouvel accord entre la Grèce et ses créanciers. Ou en février dernier, lors d’une manifestation contre la réforme des retraites.

De même en Tunisie, lors de l’insurrection. L’objet était devenu si courant (ou si symbolique pour la révolte) que le magazine pour enfants le plus connu du pays avait entrepris d’en détailler la recette.

On aurait pu citer l’Egypte, la Turquie…
Et bien entendu, Kiev, où les cocktails Molotov servirent notamment selon leur usage premier : contre les véhicules blindés de fabrication russe. (A noter que la plupart des tanks modernes ont désormais une carapace composite qui les rend invulnérables au cocktail Molotov).


Un transport blindé prend feu en Ukraine par Spi0n

Mais c’est certainement au Bahreïn que l’on a trouvé ces derniers temps la plus grande propension, à utiliser massivement des cocktails Molotov :

ET EN FRANCE ?

Il ne faut pas chercher bien loin avant ce 15 septembre, pour trouver trace dans la presse française de cas de jets de cocktails Molotov contre la police.

A Paris (Ménilmontant), cet été, ce sont des agents de sécurité des HLM qui ont été blessés (brulures de 1er et 2d degré) par le jet d’un cocktail Molotov directement dans l’habitacle de leur voiture de patrouille.

Un peu plus tôt à Beauvais deux cocktails Molotov avaient été jetés sur une voiture sérigraphiée de la police nationale, sans faire de blessé.

Des cocktails Molotov ont aussi été utilisés, à Vaulx-en-velin, au mois de juillet de cette année. Et bien sûr, la semaine suivante à Beaumont-sur-Oise.

Dans le cadre de manifestation, il faut aller chercher du côté de la Corse : après la blessure à l’oeil (et par la police) d’un supporter bastiais, un policier avait été blessé par un jet de cocktail Molotov. Cette vidéo, elle, remonte à 2014 :

Côté mouvement social, on utilisait déjà le cocktail Molotov contre le CPE :

Et même contre la réforme des retraites, en 2010.

Dans un usage certes moins répété que contre la loi travail, au printemps dernier, à Dijon, à Rennes, et bien sûr à Paris.

Fin

Nous espérons avec cet article avoir effectué quelques rappels utiles quant à l’histoire, la composition et l’usage du cocktail Molotov. Ceci étant, nous n’avons pas eu le temps d’évoquer certains sujets d’importance : le cocktail Molotov change-t-il la nature d’une manifestation ? galvanise-t-il ou scinde-t-il les manifestants ? quel imaginaire révolutionnaire convoque-t-il ? participe-t-il à détricoter ce qui a transformé au fil des ans les émeutes et grèves insurrectionnelles en défilés comptables ?

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