Risque d’effondrement à Romainville

Par Sylvain Piron

paru dans lundimatin#161, le 16 octobre 2018

Le texte qui suit a été rédigé avant le début des travaux. Depuis lundi 8 octobre, les machines ont été lancées à l’assaut de la forêt de Romainville. La destruction a commencé. Un rassemblement est prévu ce dimanche 14 en bas du Parc de la Sapinière (face au 83 av. du Colonel-Fabien, arrêt « Maneyrol » du bus 318).

Sylvain Piron est historien et médiéviste. Il a notamment publié L’occupation du monde dont nous avons déjà parlé dans ces pages.

À deux kilomètres à l’est de Paris, en contre-bas de la cité Gagarine, il existe une forêt clôturée de 27 hectares, interdite au public. Cette trouée dans le tissu de la métropole a été soigneusement suturée afin que le dehors reste ici enfermé sur lui-même. Le paradoxe de cette forêt fermée indique une situation qui mérite de retenir l’attention. De grands panneaux disposés derrière les grillages préviennent d’un « risque d’effondrement ». Le terrain est en effet miné par les galeries d’anciennes carrières de gypse. Par endroits, le sol s’est écroulé en formant des entonnoirs de plusieurs mètres de profondeur (ce qu’on appelle des « fontis »). Sur ce terrain, une forêt s’est constituée depuis la fin de l’exploitation des carrières, il y a une cinquantaine d’années. Elle est principalement composée de sycomores, de robiniers et de frênes, auxquels s’accrochent des lianes, clématites ou houblons, et toute une végétation de sous-bois. Les racines des arbres consolident le sol qui ne forme parfois qu’une mince couche au-dessus des galeries. Ce sont au fond eux qui le retiennent de l’effondrement. Chaque fois que l’on entre dans cette forêt cachée, le dépaysement que l’on ressent est d’une nature assez particulière. Le passage de l’autre côté du miroir fait instantanément sortir du temps commun. Cette jungle qui s’est emparée d’une carrière abandonnée constitue à la lettre une métaphore de la prolifération de la vie dans les ruines du capitalisme industriel.

Le plâtre de Paris est renommé pour la très haute teneur en sulfate de calcium du gypse dont il provient. Les masses qui affleurent sur le flanc des collines au nord de la Seine sont connues depuis l’antiquité. Elles ont été exploitées durant tout le Moyen Âge. Des vestiges d’une mine du XIIe siècle sont conservés à Chelles. Après le grand incendie de Londres (1666), sous l’effet de l’obligation de plâtrer les façades des maisons parisiennes, l’exploitation s’est intensifiée, à Montmartre, Ménilmontant et aux Buttes Chaumont, puis tout autour de la colline, de Charonne à Noisy-le-Sec. Sur une carte dressée en 1740, on observe déjà des plâtrières à Romainville, où le gypse extrait à ciel ouvert était cuit sur place. La production industrielle y a débuté en 1848. Une fois démantelé le château qui surplombait le coteau, les carrières ont méthodiquement éventré le parc qui s’étendait à ses pieds, en abattant la colline de haut en bas (le « front de taille »), puis en perçant des galeries dans les masses de gypse. Au XXe siècle, le site a été exploité par la société Mussat-et-Binot, qui a plus tard été absorbée dans le consortium Lafarge. Une autre carrière de Romainville était entre les mains de Poliet-et-Chausson, empire industriel dont ne subsiste plus que l’initiale des magasins « Point P » de matériaux de construction. L’histoire de ce flanc de colline résume donc assez bien la succession de quelques renversements historiques. La reconquête du végétal apparaît à présent comme une figure de l’avenir qui rejoint le passé lointain du coteau.

Toutes les photographies de cet article nous ont été fournies par Julien DANIEL / MYOP. Depuis 15 mois, il documente le site de Romainville et ses enjeux. Ces photographies ont fait l’objet d’une exposition à Arles en juillet 2018 pendant les Rencontres Internationales de la Photographie. www.juliendaniel.com

La forêt n’est toutefois pas totalement fermée. Les clôtures se sont depuis longtemps montrées assez perméables aux passages. Les gros chiens que leurs maîtres promènent quotidiennement dans le bois y ont tracé des sentiers. On découvre des restes de cabanes ou de campements, des messages laissés par des amoureux sur les écorces des arbres. Au carrefour des deux principaux chemins, un sympathique baguenaudier (arbre à vessie) exhibe ses fruits en forme de lanterne, comme un signal au milieu du bois. En dépit de la présence d’espèces rares en Île-de-France, comme l’épervier d’Europe et la buse variable, ou de sa fonction de relais entre la grande banlieue et les parcs parisiens pour de nombreuses espèces d’oiseaux, ce territoire oublié n’a jamais été retenu dans des inventaires de zones à protéger où il mériterait assurément de figurer. Cet oubli volontaire est le corollaire d’une autre forme d’intérêt soutenu qui en fait depuis longtemps la proie d’un fantasme d’aménagement.

Le concept de « bases de plein air et de loisirs » remonte aux années 1960. Il s’agissait alors de proposer un substitut de vacances à la mer près de Paris aux classes populaires, avec des activités nautiques dans de vastes plans d’eau entourés de pelouses, généralement situés en grande couronne parisienne. La corniche des Forts (expression qui désigne le coteau situé entre les Forts de Noisy-le-Sec et de Romainville) a été choisie en 1993 par l’État et le conseil régional d’Île-de-France pour recevoir la douzième base de la région, la plus proche de Paris, la seule de Seine-Saint-Denis, sur un relief escarpé au milieu d’une zone densément peuplée. Le projet retenu en 2002 prévoyait le déboisement presque intégral d’un terrain qui serait complètement remodelé et pourvu d’aménagements douteux (dont une galerie commerciale). Revu à la baisse à plusieurs reprises, en raison des difficultés techniques aussi bien que des critiques d’élus et d’associations écologistes, il ne porte plus à présent que sur un tiers de l’emprise. Il faut toutefois noter que les maires de Romainville et des communes voisines militent toujours pour un aménagement intégral des 27 ha. La réduction de l’ampleur des zones à aménager n’a entraîné aucune révision de fond du projet, qui est toujours conçu et piloté du point de vue des « sports et loisirs ». Bien que les circonstances climatiques aient sensiblement évolué, le pilotage du projet ne considère pas comme prioritaire le rôle que remplit une forêt urbaine en tant que source de fraîcheur et refuge de la biodiversité en période de réchauffement et de disparition rapide des espèces. En dépit des différences d’échelles, on découvre ainsi une certaine analogie avec Notre-Dame-des-Landes. Un projet voulu il y a un quart de siècle, dont l’orientation est devenue obsolète entre temps, continue d’être imposé sans la moindre concertation, ni aucune étude écologique indépendante ou débat sur les différentes modalités possibles de sécurisation du site. Lors d’une réunion obtenue d’urgence à la veille du début des travaux, le Vice-Président a reconnu à regret qu’aucune réunion d’information des riverains sur le projet n’a été organisée.

L’absence de réflexion sur les usages est sans doute le trait le plus grotesque de ce projet, voué par définition à proposer des activités « ludiques ». Puisqu’on est en forêt, un peu d’accro-branche s’impose. Or les arbres sont ici bien trop jeunes pour qu’on puisse y accrocher quoi que ce soit. Les enfants auront donc le droit de se suspendre à des arbres artificiels, qu’on pourrait tout aussi bien planter ailleurs. Il se trouve que la forêt jouxte un parc départemental (« La Sapinière ») dans lequel un espace de jeux pour enfants a été démantelé il y a quelques années, faute d’entretien. Un terrain est donc tout prêt à accueillir ces divertissements que la Région veut implanter à grands frais dans la forêt. Jusqu’à la semaine dernière, le clou du projet était un espace désigné comme « solarium ». Pliant sous l’accumulation des sarcasmes qui se sont abattus sur cette appellation maladroite en période de canicule, les aménageurs l’ont requalifié en « grande prairie », dont la gestion sera bien entendu « différenciée ». Sa création se justifierait à présent comme refuge à insectes. Mais l’absurdité demeure inchangée. Il s’agit ici de combler des galeries effondrées par un coulis de sable et de ciment, puis de les recouvrir d’un textile plastique (géogrille) qui imperméabilisera le sol, sur lequel sera posée une mince couche de terre. En d’autres termes, les insectes gambaderont entre les coquelicots sur une véritable plaque chauffante, qui diffusera la chaleur au lieu de l’absorber, et ne laissera pas l’eau s’infiltrer dans le sol. Cette focalisation sur les « loisirs » s’accompagne d’une myopie totale à l’égard du patrimoine industriel englouti sous le lierre et les lianes de la forêt. Il existe toujours un tunnel maçonné qui servait d’entrée principale aux carrières, des maisons d’ouvriers carriers construites vers 1870, celles ingénieurs et contremaîtres, et les quatre fours à plâtre qu’a repérés l’archéologue Ivan Lafarge dans son mémoire de master.

Le zèle dont témoigne la mairie de Romainville dans ce dossier se comprend aisément. C’est la contrepartie de l’intense densification actuelle, qui accompagne le prolongement de la ligne 11 et accélère la gentrification d’une ancienne cité communiste. Oubliant son slogan désuet (« Quand une ville est aussi un village »), la municipalité organise le massacre du vieux centre et la liquidation du patrimoine. Face à l’église, l’Auberge du bois perdu était un vestige du temps où le tramway amenait le dimanche des ouvriers de Belleville en goguette. Rasée à l’été 2017, elle va céder la place à une résidence de grand luxe dont le nom évoque les anciens possesseurs du château (les Ségur). Quant à celui-ci, son dernier pavillon subsistant, laissé à l’abandon, puis victime d’un incendie, a également été mis à bas l’an dernier. La halle du marché n’a pas mieux résisté. Pour faire « ville », on a vu s’élever à côté sur sept étages un patchwork d’architectures bourgeoises qui évoque plutôt un cauchemar de Disneyland. Les plaquettes des diverses « Villas de standing » qui se construisent annoncent un parc à proximité. Son ouverture rapide doit faire partie du deal passé par la maire Corinne Valls avec les promoteurs. En haut de la forêt, à l’aplomb du principal fontis, Nexity construit une Villa Natura au milieu des arbres, qui ne pourra être achevée sans détruire la lisière du bois. Le comblement sur lequel devrait reposer le solarium a sans doute pour fonction réelle de consolider cette construction instable.

La position de Valérie Pécresse est à peine moins sordide. En autorisant la destruction de la forêt, elle montre que son plan pour la biodiversité est un enfumage total. Tout ce qui l’intéresse est de pouvoir inaugurer un nouvel espace vert avant les prochaines élections, quel qu’en soit le coût. Et c’est ici que le bât blesse vraiment. Le budget alloué à l’opération est de 34 millions d’euros, pour l’aménagement de 8 hectares, dont seuls 4 seront ouverts au public. La disproportion entre les moyens alloués et les résultats envisageables est tout simplement ahurissante.

Depuis des années, plusieurs associations cherchent à faire valoir une autre façon de concevoir la préservation et l’ouverture de la forêt, sans forcément être d’accord entre elles sur les meilleures solutions. Elles réclament du moins que s’ouvrent enfin des discussions sincères, hors de la menace d’une destruction irréversible des arbres et de sous-sol. Le moratoire sur les travaux est donc la première demande que nous adressons au Préfet de Seine-Saint-Denis, à la Présidente de la Région (propriétaire du terrain) et au Ministère. Sur le fond, l’idée n’est pas simple à faire passer. Comment justifier le maintien d’un espace sauvage à la porte de Paris ? Il est parfois difficile d’expliquer aux passants qu’on peut aimer une forêt sans vouloir en « profiter », qu’on souhaite plutôt la laisser aux renards et aux éperviers. Que notre santé mentale requiert la proximité d’une végétation non domestiquée. Gilles Clément a été enthousiasmé par sa découverte du lieu. Il y voit l’un des plus belles réussites de ce qu’il nomme le « Tiers paysage »), ces lieux délaissés par les activités humaines, où se constitue une nouvelle diversité biologique

Comme nous le pressentions, les travaux ont débuté lundi dernier. Chaque jour, dès l’aurore, nous avons été un petit nombre sur place, soutenus par quelques élus, pour tenter d’entraver la mise en place du chantier, puis l’avancée de la broyeuse et de la pelleteuse qui attaquent le bois, en remontant depuis l’entrée du chantier (située en bas de la forêt, au coin de la rue du Dr. Vaillant et du chemin du Trou Vassou). Lundi, nous prétendions faire respecter l’arrêté municipal interdisant de pénétrer sur le site. Pendant quelques minutes, nous avons réussi à convaincre la police municipale de faire évacuer la forêt. Les jours suivants, la police nationale a été appelée en renfort pour nous déloger. Nous filmons, nous prenons des photos, nous alertons. Nous constatons les dégâts, nous faisons observer en vain que les engins ne respectent pas le cahier des charges « écologique » du chantier. Mais nous avons besoin d’être beaucoup plus nombreux pour faire efficacement barrage à cette destruction. Rendez-vous sur place, ce dimanche 14 octobre, à partir de 15h, pour réclamer l’arrêt immédiat des travaux.

Une pétition pour appeler à protéger la forêt de la corniche a déjà reçu plus de 7000 signatures, elle est consultable ici.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :