« Rien ne sera plus comme avant »

Révoltes et Contre-Révolution

paru dans lundimatin#182, le 10 mars 2019

Une tentative de réfléchir la séquence actuelle et son ancrage dans des dynamiques plus longues et transnationales. L’objectif de ce geste est d’exposer un point de vue, forcement spéculatif, sur les potentialités de la situation, désirables ou désastreuses, pour mieux s’y préparer. On y propose des hypothèses (qu’il faudra développer) concernant les comportements du pouvoir et de ses agents mais aussi les aspirations de ceux et celles qui entendent changer la donne.

On pensait, là haut, qu’à part quelques agitations de temps à autre, on avait fait passer la pilule. On ne s’attendait plus, pas si tôt en tout cas, que le peuple, « les pauvres », soudainement, se mettent à vouloir renverser l’ordre social. Alors, on est surpris. Chez toutes les élites, du chercheur au grand patron, du journaliste au député, on est incrédule. Presque autant que lorsque les révolutions arabes ont éclatés. Le racisme remplacé par le classisme. Dans les deux cas, leur décalage et leur mépris tient dans ce simple terme : imprévisible.

Du revendicatif au subversif

Après l’euphorie des journées insurrectionnelles du 1er et du 8 décembre et l’occupation massive des ronds points dans toute la France et à la Réunion, si l’on peut dire que la révolte des gilets jaunes a perdu de son aspect spectaculaire, cela ne peut être fait qu’en rappelant que dans le même temps elle a permis d’amplifier considérablement le bouillonnement de l’époque. Quand l’on parle inlassablement d’un mouvement « qui s essouffle », en se contenant d’étudier le nombre des manifestants, on oublie volontairement à la fois les centaines d’assemblées populaires qui les ont suivis et surtout les innombrables rencontres au bar du quartier, à la cantine de l’entreprise, pendant la pause clope d’un chantier. Ces discussions -où on partage la colère, où on débat de ses suites- donnent une nouvelle épaisseur au soulèvement. Celle-ci ni BFM ni la police ni personne, n’est capable d’en mesurer l’envergure. Si le temps court est souvent le temps du revendicatif concret (fin de la taxe, augmentation des salaires, fin de Macron) le contenu réellement subversif (fin des inégalités, fin du régime, fin du système) s’inscrit dans un autre temps [1]. Un temps qui a commencé avant et continuera après.
La révolte protéiforme des gilets jaunes, en s’ancrant peu à peu dans un espace et dans un temps plus étendu, a permis de dépasser une visée uniquement consacrée aux objectifs immédiats. Il n’y a plus seulement la contestation du cadre existant et la recherche de gains en son sein mais bien le désir de le combattre et d’en inventer un nouveau. Soi-même.

C’est l’un des profonds succès du mouvement en cours. Contrairement à Mai 68 par exemple, où la la canalisation de l’immense colère, le triomphe du court terme et l’échec d’une révolution furent permis par la gestion et les négociations d’habituels médiateurs et donc pacificateurs. Les paroles de cette femme sur un rond point — et le fait que personne n’ai pu la contredire jusque là — pointent ce qui sépare le mouvement de 68 du mouvement des Gilets Jaunes : « En mai 68 on était géré, maintenant on se gère nous même ».

L’absence d’intermédiaire permet l’émergence d’un long terme qui dépasse les revendications classiques. Une temporalité qui quant à elle, favorise l’éclosion d’une dynamique propice à l’auto-organisation et à la rencontre des expériences déjà existantes. En ne se cantonnant pas à des demandes formulées à l’État, elle se manifeste dans les tentatives de trouver des solutions pour des vies meilleurs au sein même de la lutte menée contre lui. Dans les Maisons du Peuple de Saint Nazaire et de Lorient, à l’assemblée populaire de Commercy, ou lors de plantations de légumes sur les ronds-points de la Réunion.

Pour le moment, les formes que pourrait faire exister un long terme restent à l’état embryonnaire. L’enjeu sera de les reconnaître, de les développer et de les maintenir. En attendant le prochain assaut.

Les fissures du Régime

Il faut admettre que si le court terme fut rendu impossible, cela s’explique aussi par la réussite du gouvernement à retenir son effondrement. En s’appuyant sur ce qui est apparu aux yeux de tout le monde comme ses deux principaux piliers : les médias et la police, le Régime est parvenu à endiguer provisoirement la vague jaune la plus virulente du début du mois de décembre. Si elle a eu le mérite d’empêcher le saccage de l’Élysée, la cohésion affichée par les élites, lui a coûté cher. Les illusions démocratiques maintenues par la classe politique ont fané. La prétendue objectivité des médias n’est plus que sujet à plaisanterie. Et l’image d’une police agissant avec une violence proche de celle exercée depuis des années dans les quartiers populaires, s’est profondément délégitimé. Toutes les fissures étaient bien là, Mais la période est en train de les élargir considérablement. Parmi elles, on peut s’arrêter un moment sur celles apparues au sein même des forces de l’ordre. Les soulèvements arabes de 2011, comme d’autres plus anciens, nous montrent que pour permettre la chute d’un régime, la défection des forces policières ou militaires reste essentielle.

Ils nous apprennent aussi que celle-ci intervient généralement suite à deux dynamiques distinctes : Une première, de ralliement, motivé par un sentiment de proximité sociale des gardiens de l’ordre avec les foules insurgées. Une seconde, de désertion, due à un sentiment de pression et de peur suscitée par les expressions physiques ou orales de haine à leur égard. Dans ces deux cas, la décision est aussi animée par une évaluation des coûts et des bénéfices potentiels d’une défection. Pour profiter d’un renversement du pouvoir en place ou tout simplement s’en sortir indemne. Ne pas se retrouver du mauvais côté au mauvais moment.

Les images du policier frappant son major [2] ou alors d’une policière pleurant dans un fourgon de CRS attaqué par des émeutiers [3] semblent aller dans ces deux sens. On peut imaginer comment les repas en famille ou entre voisins, réunissant gilets jaunes et gendarmes ont pu favoriser des rapprochements. De même que les affrontements hebdomadaire ainsi que les débats au sujet des mutilations causé par leurs armes a sûrement entraîné des inquiétudes. Sans pour autant pouvoir mesurer ces facteurs chez l’ensemble des forces de l’ordre, on peut tout de même suggérer qu’ils n’ont pas été aussi présent en France depuis bien longtemps.

Aussi, n’oublions pas que la fidélité de la police envers un personnage comme Macron ou le système actuel, n’a rien d’évident et ne pourra être assuré à l’aide de prime ou de poignée de main au pied de l’arc de triomphe. Pour le dire autrement : ce n’est la même chose pour la police française, de défendre le Général De Gaulle face à la « menace communiste » en mai-juin 1968 que de protéger le siège du Médef ou l’Elysée de Macron face aux gilets jaunes en 2019.

Si cette défection devait un jour advenir, il faudra nous en méfier. Inutile de rappeler vers quel bord politique vont majoritairement les affinités de la police. Ainsi, qu’arriverait-il les mois suivants si un tel ralliement se produisait ? Comment garantir que les déserteurs ne fournissent pas à l’intérieur même d’un soulèvement, les forces nécessaires à l’écrasement des dynamiques révolutionnaires les plus subversives ? Comment s’assurer de leur démission définitive afin d’éviter leur retour à la première occasion ? Les pousser à rendre leurs armes et leurs uniformes, peut-être. Mais aussi développer des formes d’auto-défense populaire pour se protéger, tout en élaborant des modes de résolution des conflits peuvent être des propositions parmi d’autres à échafauder.

La contre-révolution

Dans le cas, où la police ne désobéit pas, il est certain que, comme on le voit déjà, la répression aura besoin de s’intensifier exponentiellement pour mater émeutes et résistances qui ne manquerons d’apparaître de plus en plus régulièrement.
Dans un autre registre et s’inscrivant dans une autre temporalité, le grand débat, la loi anti-casseurs, ou les pressions aux médias les moins dociles comme Médiapart, ont pour objectif de déstabiliser plus durablement le mouvement que les grenades lacrymogène. Il en va de même d’une technique simple mais avec de lourdes conséquences : l’instrumentalisation de l’antisémitisme ou de l’émigration pour jouer la division. Elle risque de provoquer une amplification de ce qu’elle prétend condamner. C’est ce que l’on a pu voir en Syrie par exemple. En les montant les uns contre les autres, en promettant des faveurs à certains, Bachar Al Assad divisa avec succès Kurdes et Arabes, Musulmans et Chrétiens. Pourtant unis au début de la Révolution Syrienne [4].

En répondant coup pour coup ces mesures tentent d’affaiblir la contestation mais ne peuvent suffire à interrompre le processus de remise en cause du système. Par contre elles parviennent à lui faire gagner du temps. Dès lors les élites ont deux choix :

— Parfois le fossé entre les nantis et les peuples est trop profond pour permettre aux premiers une connaissance de ce qui se joue. Leur refus de comprendre découle d’une impossibilité de céder. Ils pourraient bien maintenir leur obstination à ne pas changer de cap et s’appuyer uniquement sur la répression. Auquel cas, la dérive autoritaire peut les mener -comme à pu l’amorcer l’affaire Bennalla ou les polémiques sur les LBD- à une désunion de leur propre camp.

— Ou alors, prendre conscience du danger que la période représente, et permettre aux architectes de l’ordre établi, l’élaboration, d’une riposte non coercitive en apparence : une contre-révolution.

« Il ne s’agit pas d’une simple restauration, d’un retour à l’ancien régime, du rétablissement d’un ordre social malmené par les conflits et les révoltes. (...). La « contre révolution » exactement comme son symétrique inverse, ne laisse rien à l’identique. Elle construit activement un ordre nouveau à sa mesure et son usage. Elle façonne les mentalités, les comportements culturels, les goûts, les us et les coutumes (…) Mais il y a autre chose : la contre révolution se sert des mêmes présupposés et des mêmes tendances (économiques, sociales, culturelles) que celles sur lesquelles pourrait s’appuyer la « révolution ; elle occupe, elle colonise le terrain de l’adversaire, elle donne d’autres réponses aux mêmes questions. Elle réinterprète à sa manière ». [5]

On retient bien souvent des années 60-70 les échecs des mouvements révolutionnaires. On oublie souvent de dire que, si défaite il y a eu, c’est bien parce qu’ils ont été battus. Pour arrêter la propagation de la contestation dans le monde occidental, la classe industrielle, tout en bouleversant les modes de productions, a mis sur pied une contre-offensive répressive, mais aussi idéologique [6]. En déformant les exigences de l’époque elle lui enleva sa dimension conflictuelle et collective.

Pour commencer à déjouer les dangers d’une contre-révolution , il faut rechercher les chemins qu’elle emprunte et ceux antérieurs dans laquelle elle s’inscrit. Par contre, on peut gager qu’elle réutilisera à sa sauce (et à l’aide de « grands débats » par exemple) les propositions les plus vulnérables aux réinterprétations : la démocratie participative, le revenu universel, le RIC, etc. En s’alliant avec les acteurs les plus prometteurs et puissants : start-up, géants du numérique ou multinationales dématérialisé. Le tout, vraisemblablement, à l’aide d’une surveillance toujours plus sophistiquée et autrement efficace que les coups de matraques.

Il faudra continuer à se rendre illisible par le pouvoir tout en le poussant à répondre précipitamment. Continuer à affirmer notre diversité pour déjouer les divisions et ne pas tomber dans le piège de l’homogénéisation. Continuer à développer nos autonomies pour contrecarrer récupérations et centralisation, tout en œuvrant à les lier pour éviter l’isolement. Poursuivre, enfin, les offensives de toutes parts. Percer le plus de trous possible dans le navire, pour forcer son équipage à écoper. Le priver du temps nécessaire pour réfléchir à comment éviter le naufrage. Un délai indispensable pour déployer nos propres aspirations et continuer à apprendre à nous organiser sans lui.

Plus que jamais, l’intensité peut resurgir sous bien des formes et à tout moment. Dans les rues et dans les universités, dans les camps de réfugiés comme dans les Centres de Rétention Administrative [7] dans les quartiers populaires et dans les entreprises, dans les territoires d’outre-mer ou sur les ronds points. On peut bien l’acter à présent : le ciel est devenu plus nerveux.

Alors réjouissons nous. Car si rien n’a encore vraiment changé, déjà, rien ne sera plus comme avant.

Amilcar Ahmar

[1Certaines idées développées s’inspirent d’un ouvrage dont l’on conseille la lecture : Socialisme Sauvage, Essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours de Charles Reeve.

[2Le samedi de l’ACTE 15 à Toulouse. La vidéo :https://www.youtube.com/watch?v=YTvV5OXGlEI

[3Le samedi de l’Acte 14, la vidéo :
https://www.youtube.com/watch?v=i5_cL5xefDY

[4A ce sujet :

[5« Do you remember counter-revolution » dans la Horde d’Or, e Paolo Vinio, disponible en entier ici :
http://ordadoro.info/?q=content/paolo-virno-do-you-remember-counterrevolution

[6La contre-révolution libérale des années 60-70 est mise en lumière à partir des discours mêmes des élites dans l’ouvrage de Grégoire Chammayou « Société ingouvernable ».

[7« Les centres de rétention administrative sont utilisés pour retenir les étrangers auxquels l’administration ne reconnaît pas le droit de séjourner sur le territoire français et a décidé de procéder à leur éloignement forcé. » Ce sont des prisons pour sans papier.

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