Retour sur le procès Nick Conrad

« Pendez l’Agrif »

paru dans lundimatin#175, le 22 janvier 2019

Mercredi 9 janvier a eu lieu le procès d’un rappeur de Noisy-le-Grand, Nick Conrad, pour un clip intitulé « PLB » (« Pendez Les Blancs »). L’occasion pour l’AGRIF (l’Alliance générale contre le Racisme et pour la défense de l’Identité Française et chrétienne) et la LICRA de se retrouver du même côté de la barre à défendre l’idée d’un « racisme anti-blanc ». Celui-ci a fait l’objet d’un live-tweet édifiant par Sihame Assbague, revenant notamment sur la dimension idéologique de l’audience.

L’histoire de la pénalisation politique du rap est longue. Cependant la question du « racisme anti-blanc », catégorie forgée par le Front National en 1978, n’avait jamais été posée aussi frontalement, malgré les tentatives passées de l’AGRIF. Même lors des procès Saïdou/Bouamama pour « Nique la France » - où l’on retrouvait le même avocat de l’AGRIF côté partie civile, ce qui en dit long sur les ravages de l’oisiveté – la jurisprudence avait finalement tranché dans le sens d’une distinction (logique) entre « anti-blancs » et « anti-français ». La circonstance aggravante de discrimination raciale, prévue par l’article 132-76 a donc été écartée. Or ce procès d’un rappeur, sauf son respect, quasi-inconnu, traduit un enjeu politique qui dépasse le cas particulier. La question est celle de l’imposition du « racisme anti-blanc » non seulement dans le débat public mais aussi dans le droit. Pour rappel, c’est après 2005, à travers d’autres rappeurs, que le député feu-UMP Grosdidier avait suggéré que dans l’article de régulation de la liberté d’expression soit ajouté, aux côtés de discrimination en raison de l’origine, la précision « que le groupe soit majoritaire ou minoritaire ». Il s’agissait de se servir du formalisme du droit – aveugle aux asymétries structurelles de la société – pour renverser complètement l’esprit de la législation, créée justement pour protéger les minorités. La saisie des parties civiles s’inscrit clairement dans cette logique, cette fois avec l’aide de la LICRA qui depuis plusieurs années reconnaît l’existence du « racisme anti-blanc ».

Que ce soit clair : Nick Conrad maîtrise son sujet, a rôdé son explication, au point même que son avocat le tempère à la fin de son audition, lancé sur une diatribe contre les skinheads (Nick Conrad est né au début des années 1980, il est plus proche de cette histoire). Comparé à Jo le Phéno – dont le procès a eu lieu quelques mois plus tôt, cette fois pour incitation à la violence envers personnes dépositaires de l’autorité publique - le rappeur joue des codes de la culture légitime, dans son expression, ses références, ses tournures quasi-aphoriques au présent de vérité générale, ses professions de foi d’affection et de connaissance pour la « culture française ». Il se met en scène comme professionnel, évoque son « budget », ses techniciens, le type de caméra employé. Le procureur comme les avocat-e-s – tou-te-s blanc-he-s, n’est-ce pas - sont beaucoup moins paternalistes, ils sont contraints d’écouter avec sérieux – là où Jo était souvent traité comme un enfant. L’avocate de la LICRA elle-même avouera dans son réquisitoire qu’à un moment, en l’entendant notamment évoquer le fait qu’il a été licencié suite à la polémique, elle ne savait pas trop ce qu’une association antiraciste faisait de l’autre côté de la barre – nous non plus. Tout au long de son audition, Nick Conrad ne perd jamais le fil de son argumentation, évoque les notions d’« esclavage mental », des théories politiques, des films, des éléments formels de son clip au service de sa démonstration (générique, plaque d’immatriculation imaginaire, sous-titres), raisonnements par l’absurde (« ce sont des acteurs, d’ailleurs ils ne sont pas morts ! »). À vrai dire, Nick Conrad est peut-être plus fin dans ses explications politiques que dans sa musique, mais après tout il fait ce qu’il veut comme il l’entend. Dans un monde où il sera possible de critiquer le rap comme n’importe quel autre genre musical, sans que cela en rajoute dans la barque des identitaires ou autres fachos de service, des journalistes lambda seront probablement consterné-e-s par le fait qu’on ait pu tergiverser sur l’intention d’inversion des rôles à finalité didactique. Mais si la manœuvre est grossière, elle n’en est pas moins extrêmement efficace : elle révèle à quel point est banalisée la représentation de la souffrance des corps noirs, là où elle paraît intolérable dans le clip quand il s’agit d’un blanc. C’est précisément l’objectif recherché par l’artiste : faire comprendre que le racisme est une horreur, une « idiotie » dira-t-il euphémisant. Et si les blanc-he-s ne peuvent pas le comprendre dans leur chair comme les autres, représentons une chair à laquelle ils s’identifient. Le fait qu’il ne faille pas déployer des trésors de finesse pour un tel résultat est la preuve de la force durable du racisme dans la société. Et quelque part, de la nécessité de ce genre de clips – c’est d’ailleurs la conclusion à laquelle arrivera l’artiste.

« Sans Dieudonné, pas d’affaire Nick Conrad »

Le déclencheur de cette affaire, c’est un partage du clip par Dieudonné. Sa reprise par l’artiste de 35 ans est certes inexcusable et Nick Conrad n’est franchement pas convaincant quand il prétend ne pas s’intéresser et ne pas connaître les déboires judiciaires du « polémiste » comme on dit. A fortiori quand il semble que le partage ne soit pas vraiment un s/o mais une occasion de balancer un truc antisémite à tout prix : « le piège de la haine raciale qui n’est là que pour servir les intérêts du sionisme », une phrase qui ne veut rien dire, comme c’est l’usage dans le complotisme. Mais il y a toujours cette agaçante façon de sur-accabler les personnes non-blanches de liens avec ces « figures controversées » (autre expression floue pour une catégorie fourre-tout qui permet de mettre Médine, Eric Drouet, Bassem Braiki, Taylor Swift et Goebbels dans le même panier), cibles favorites de la LICRA, bons prétextes pour ne pas s’occuper prioritairement de ce pourquoi elle a été créée. La preuve, et l’avocat du rappeur le précise, est que les enquêteurs iront jusqu’à taper sur Google « Nick Conrad Kemi Séba » et ne trouveront rien si ce n’est la remarque d’un journaliste qui dit que des propos de Nick Conrad (en réalité panafricanistes, donc une foule d’autres références intellectuelles s’ouvraient à lui, mais soit) lui font penser à Séba. Et cet accablement n’est pas anodin, il traduit, outre l’ignorance de la société française blanche des figures de l’antiracisme politique (l’opposition scolaire entre Malcolm X et Martin Luther King le confirme), un mécanisme pernicieux bien à l’oeuvre lors de l’audience et au-delà. D’abord, le spectre du « suprémacisme noir ». Ensuite, la manière dont par des « ressorts acceptables » se maintiennent les rapports de domination. N’importe quel-le militant-e antiraciste le dira, cette exigence épuisante à l’irréprochabilité est une des formes insidieuses prises par le racisme. Nick Conrad l’atteste lui-même, en parlant de son parcours : « je devais toujours faire mieux que tout le monde, que rien ne dépasse, je n’avais pas le droit à l’erreur ». Plus largement, ce procédé s’inscrit aussi dans la manière dont le rap en France, parce qu’associé à une jeunesse populaire issue de l’immigration postcoloniale, est toujours plus fortement soupçonné d’antisémitisme. Notons qu’un rap explicitement antisémite existe (le marginal rap d’extrême-droite) et n’a jamais eu affaire à la justice. Peut-être parce que les véritables militant-e-s antiracistes ont des choses à faire plus urgentes, eux. Ceci dit, le RT de Dieudonné ne suffit pas à constituer un argument juridique suffisant puisqu’à part la LICRA – qui, reconnaissons-le, maîtrise le sujet faute du reste – personne ne posera de question à ce propos.

« Il y a une distanciation magnifique chez OrelSan »

Ces propos ne sont pas issus d’une chronique (2018) des Inrocks mais bien de l’avocat de l’AGRIF. Les temps changent, pense-t-on, le rap est si populaire que même les défenseurs de « l’identité chrétienne et française » finissent par apprécier cette « musique de Noirs » (OrelSan feat Maître Gims, « Christophe ») ? C’est plus précisément un phénomène relativement récent dans la pénalisation du rap : la manière dont, d’une condamnation homogène du genre peu spécifiée, aboutit avec sa popularisation et la motivation croissante des jurisprudences, à sa condamnation différenciée. Pour condamner un rappeur, il faut maintenant opposer le bon au mauvais rap. Et de manière assez peu surprenante, le rap suffisamment distancié pris en exemple est celui d’un rappeur blanc de classe moyenne. Qui ne parle pas de pendre les blancs mais de taper à mort sa femme : de faits réels (une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint), et non imaginés : aucun groupe de Noirs ne s’est encore constitué pour tuer des bébés blancs dans les crèches – et Monsieur le Procureur aura beau faire planer la figure de Mohamed Merah, il sera bien compliqué de trouver un lien honnête avec cette affaire. Donc – et ce sera l’argumentaire de l’avocat de Nick – si la loi fait état, à juste titre, de la distanciation d’OrelSan par rapport à son personnage à propos de faits réels, on en attend de même pour des faits irréels. On regrettera toutefois que les paroles de « Sale Pute » n’aient pas été prononcées avec le même ton monocorde que celles de « PLB » dans l’enceinte du tribunal de manière à ce que tout le monde puisse apprécier la « magnificence » de la distanciation et surtout, la tête des défenseurs de l’identité chrétienne (dont on doute quand même fortement qu’ils savent de quoi ils parlent).

La jurisprudence OrelSan, la plus aboutie et motivée actuellement en matière de juridiciarisation du rap, sert ici de repoussoir distinctif : c’est une stratégie juridique logique, même si, sachant que ceux-ci n’y connaissent probablement rien, on ne peut s’empêcher là-encore de voir un inconscient moral révélateur. Parler de meurtre à mains nues d’une femme dans le cadre du couple hétérosexuel reste plus acceptable que se voir montrer en face les violences racistes perpétrées par les Blanc-he-s sur les Noir-e-s, y compris à travers le filtre de références grand public, par un Noir. De ce point de vue, le procès Nick Conrad s’inscrit dans l’histoire d’une censure qui voit toujours dans la représentation artistique de violences par les dominé-e-s qui les ont subies toujours plus d’obscénité et d’intolérable premier degré que lorsqu’elles sont mises en scène par ceux qui peuvent les commettre.

L’enjeu, en attendant le délibéré le 19 mars, est double : c’est celui de la liberté de la création, y compris de pouvoir dire des horreurs sans s’appeler Michel Houellebecq, le refus d’une définition de l’art rabattu à « la tendresse et à la rêverie » (procureur), et celui de l’imposition du « racisme anti-blanc », invention de l’extrême droite au mieux « naïvement » repris par le vague antiracisme moral de la LICRA, au pire – et c’est probable – en cédant à la pression de ce courant politique. C’est celui de la censure comme instrument de maintien d’une domination et le retournement absurde d’une législation contre ceux pour lesquels elle a été créée, via la reconnaissance d’une catégorie maintenant l’ordre raciste sous des couverts plus acceptables que les chaînes. Remarquons que l’un des éléments sans cesse avancé en faveur de Nick Conrad, c’est qu’il n’a pas l’air « anti-institution » - entendre : contrairement à ses collègues qui ne cessent d’insulter la police – ni « anti-France » : il évoque sa connaissance profonde du pays, sa peine quand il a été refusé à la tête d’un grand hôtel alors qu’il était major de promo : « j’ai voulu intégrer un pays qui ne voulait pas de moi ». Comme si, dans une cour de justice, dénoncer un racisme explicite et particulier était tolérable – les noms de code utilisés par les boîtes d’intérim pour désigner les Noirs, témoigne-t-il, son enfance, les lettres d’insultes reçues par ses parents après la polémique – à condition de ne pas pointer celui, hypocrite, d’un pays et de ses institutions qui proclament la liberté et l’égalité de tous sur les murs de ses tribunaux.

Ni l’AGRIF ni l’État – lui laisser entièrement les clés de la définition du discours violent risque de faire advenir une plus grande violence, la sienne – ne devraient avoir quelque chose à dire sur la liberté artistique. Surtout quand le message et le procédé sont aussi évidents : ils ne gagnent qu’à se ridiculiser. Et surtout, ni l’AGRIF ni l’État ne devraient avoir quelque chose à dire sur l’antiracisme politique, qui, loin de SOS Racisme, tire sa force précisément de son autonomie.

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