[Replay] Julien Coupat dans l’Obs

« Faut-il que la sagesse de ce monde soit devenue complètement folle pour être contemporain d’un attentat à l’arme lourde contre le Club Dorothée ? »

paru dans lundimatin#128, le 13 janvier 2018

Le 11 mai 2015, Aude Lancelin interviewait Julien Coupat pour L’obs. Deux questions portaient sur les attentats récemment commis et l’avenir de l’antiterrorisme comme mode de gouvernement, nous les republions. [1]

[Alors que sont commémorés les massacres de Charlie Hebdo et de l’Hypercasher, et que l’héritage de « Je suis Charlie » est l’enjeu de menées politiques aussi sordides que pathétiques nous avons choisi de republier certains de nos articles de l’époque. ]

Suite aux attentats commis en France en janvier dernier, notamment à « Charlie Hebdo », craignez-vous que l’antiterrorisme ne devienne plus que jamais une politique de substitution, et même une vision du monde ? En voyez-vous déjà des signes ?
Replaçons-nous à l’automne. Tout observateur un peu lucide se demandait alors comment un régime aussi discrédité pourrait encore gouverner deux ans et demi. Janvier a apporté la réponse : par l’antiterrorisme. Depuis le jour de nos arrestations, nous n’avons cessé de répéter que l’antiterrorisme n’a rien à voir avec la lutte contre le « terrorisme », qu’il ne vise pas centralement ceux qu’il frappe, mais l’ensemble de la population, qu’il s’agit bel et bien d’intimider. Et c’est certainement d’avoir éprouvé cette vérité que tant de gens que nous ne connaissions pas et qui ne nous connaissaient pas nous ont soutenus, aidés, donné la force de tenir bon.Je crois que l’ensemble des manœuvres politiques qui ont suivi les attentats de janvier, et exemplairement la récente loi sur le renseignement, ont achevé d’en apporter la démonstration : l’antiterrorisme est bien une technique de gouvernement des populations, un instrument de dépolitisation de masse. Les gens qui, comme nous, se font coffrer comme « terroristes » ne sont que le prétexte d’une offensive bien plus générale. Il faut être aveugle ou parfaitement insincère pour en douter à présent.

Grâce au tour de passe-passe de l’antiterrorisme, le gouvernement se pose comme unique garant de ce qui est collectif, collectif qu’il réduit à une masse confuse d’atomes grelottants, à une série statistique d’individus apeurés, dotés d’une « liberté » illusoire et bientôt fatale. L’opération n’est pas bien compliquée : nous autres Occidentaux sommes confits de peurs sans nombre. L’Occident est d’entre toutes la civilisation de la peur. Il nous faut donc nous dissoudre comme population, c’est-à-dire, pour chacun d’entre nous, conquérir sa crainte, cesser de faire obstacle à la vie, éprouver de cœur à cœur le commun qui est là, dont nous sommes faits et par où tout communique. Par où passe le commun, le gouvernement ne passe pas.

Une bataille idéologique fait rage aujourd’hui autour du 11 janvier. Comment avez-vous vécu ces événements, qu’en retenez-vous ?
Nous avons eu le malheur, avec quelques camarades, d’atterrir en France le 8 janvier au matin. Nous revenions du Mexique où nous étions allés à la rencontre des zapatistes. Nous quittions un pays insurgé, nous trouvions le nôtre en état de siège. Tous les uniformes imaginables étaient de sortie. À la télévision, sur les ondes, toutes les pourritures qui avaient présidé à nos arrestations plastronnaient comme dans un cauchemar : les Guéant, les Bauer, les Squarcini se répandaient en conseils avisés d’experts en « sécurité ». D’un côté, « Charlie Hebdo » était un journal politiquement détestable. Sa ligne était depuis longtemps devenue si droitière que c’est, je crois, le seul organe de presse qui ait vu ses locaux dévastés lors d’une manifestation contre le CPE. D’un autre côté, si Cabu, pour la génération de 1968, c’est « L’Enragé », « Hara Kiri », etc., pour la mienne, c’est Récré A2. Faut-il que la sagesse de ce monde soit devenue complètement folle pour être contemporain d’un attentat à l’arme lourde contre le Club Dorothée ? Ainsi, deux blocs d’absurde entraient en collision au-dessus de nos têtes. Et nous étions là, juste en dessous, ensevelis sous les débris. À cela s’ajoutait que l’un des frères Kouachi avait un temps partagé avec nous le même juge d’instruction, Thierry Fragnoli. Celui-ci lui avait accordé un non-lieu au moment même où il s’enfonçait dans des actes d’enquête toujours plus invraisemblables contre nous. En voilà un qui avait le sens de la République. Pour avoir côtoyé l’antiterrorisme de près, il était pour nous évident que les Kouachi, les Coulibaly, les Merah, n’en étaient pas des ratés, mais au contraire de purs produits. Nous avions des choses à dire. Nous n’avons rien dit. Nous sommes restés interdits. Il ne nous semblait pas qu’il y ait, à ce moment-là, une oreille disposée à nous entendre. Tout le monde déraisonnait. Il n’y a pas d’ « esprit du 11 janvier ». Ce qu’il y a, c’est une population au fond plutôt pacifiste qui ne veut pas être prise dans les guerres extérieures, dans la guerre de civilisation engagée par son gouvernement, et un appareil gouvernemental qui retourne de manière obscène la situation en instrument de domination accrue de la population. Le hic, c’est que la seule façon de desserrer l’étau où nous sommes pris est d’entrer en guerre, d’une manière ou d’une autre, contre ce qui nous gouverne, et que cela va contre tout pacifisme, que cela réclame du courage, de la stratégie et des complices, de nombreux complices. Il faut se souvenir comment le pacifisme, dans les années 1930, a mené à la Collaboration. Le pétainisme est un pacifisme.

Lire l’interview dans son intégralité

[1Notons que ce passage de cet interview avait provoqué une réaction quelque peu délétère de Charlie Hebdo qui par vengeance s’était laissé aller à reprendre à son compte des informations erronées du parquet de Paris concernant Julien Coupat et sa fortune cachée. Un droit de réponse avait alors été rédigé par les mis en examen dans l’affaire de Tarnac. Charlie n’ayant pas accepté de le publier, lundimatin en avait assumé la charge. Relire : N’est pas Charlie qui veut....

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