Règle numéro 6 : L’exception ignore la règle sans la confirmer !

Emmanuel Thomazo

paru dans lundimatin#181, le 4 mars 2019

Un vaisseau qui part sème au vent la murmurante
Avanie du banni du bonheur avarié…
&
Les îles n’ont pas d’ailes.
Les villes non plus.
&
Dans la rue surpeuplée un anonyme hurle :
Vos pensées sans amour vous perdent...

&
Dans le tournesol de la manifestation,
Escorté par des scarabées cracheurs de fumée,
Des primevères dansent et scandent :
Gilet jaune, quel est ton métier ?
Ahou ! Ahou ! Ahou !

&
Les premières fois l’air est éraflé,
Les suivantes l’air est écorché,
A la fin l’air est déchiré et saigne
Dans la cacophonie narcisse.
&
Parfois je suis comme le poème comme
Une limace engluée
Dans la fourrure
Du dernier tigre de Sibérie.
&
Dans la vitrine d’un kebab une jeune femme à son reflet dit :
Cette vie qui n’est pas une vie ne peut plus durer...
&
Sur un bus qui passe un graffiti jaune crie :
Cosmologie la corde autour du cou !
&
A trop me branler dans l’impossible, moi, moi,
Qui ne suis pas vraiment qui je crois devoir être
Sombre dans la mélancolie dans l’impuissance
Politique et joue avec de vieux concepts creux
Sur les voies de garage de mon identité floue
Sombre dans la mélancolie dans l’impuissance
Politique et joue sans rire avec des flics stoïques
Enfonce des portes dresse des barricades...
&
Nos yeux gazés parfois crevés pleurent
Nos mains arrachées vives…
&
Je combats la frénésie de l’illustration
Avec au bout de la langue le goût du vide,
Œuvrant ainsi à la liquidation générale.
&
Sur un banc un vieux marmonne :
La voix de la raison je l’entends mal je deviens sourd.
&
Je déclare ouverte à l’infini
La grève des revendications.
&
Habitant malgré moi la nuit d’effroi que l’Histoire infuse dans mes tripes,
Cette Histoire où l’humanité s’autoviole sans trop de scrupules,
Carburant aux lendemains qui déchantent,
J’arrache mon corps jaune acide à sa pesanteur intérieure,
Je me manifeste je manifeste au hasard de la cité joyeuse et cruelle,
Je renie la poreuse l’ordinaire la citoyenne
Chose qui pèse...
&
Sachant que l’exception ignore la règle sans la confirmer,
Je me rêve termite ermite,
Rongeant la langue de bois politique,
Bâtissant un abri de salive et de boue,
Dans un monde où vouloir, c’est sortir
Des obsessions les plus quotidiennes…
&
(La mort zonant au bord du suicide allaite une occidentale incitation au meurtre hi-tech.)
&
Vers les lignes de front réelles du cadastre abstrait tracé par un délire prédateur,
Je marche aussi dans ma lente disparition,
Regard surfant sur le trompe l’œil où nul coup de bluff politique n’opère plus,
Toute optique perdue de vue,
Je marche plante des pieds en charpie dans la cité joyeuse et cruelle,
Long des boulevards quadrillés par les flics,
Nez gorge et poumons raclés saignés par une liqueur d’air carbonique âcre et poivrée,
Je titube sans boussole sur les trottoirs crasseux,
Je shoote au hasard dans les sources de larmes,
Chewing-gum mégots tracts douilles canettes sandwichs crottes saloperies,
Passer j’en passe et des pires passant outre
Haies de boucliers et barricades dérisoires,
Et merde,
Avec la musique inaudible du merde hurlé.
&
(La mort zonant au bord du suicide manie sa prothèse de braquemart comme une matraque molle.)
&
Argh marcher encore et encore,
Pas à pas alignés,
Points de suspension de l’Histoire,
Traverser les écrans qui scintillent d’un excès de vérité,
Argh marcher encore et encore,
Traînant comme des boulets des univers dévitalisés,
A l’écart des troupeaux citoyens trimant désespérés vifs,
Argh sainte piteuse pitance vaches folles cochons aphteux moutons tremblants poulets grippés,
Et hommes,
Argh
Hommes psychotrafiqués,
Et merde,
Merde d’encore penser merde,
Dans le vacarme où flotte la honte
Du gosse qui n’aurait pas du.
&
(La mort zonant au bord du suicide loge dans une horloge prise de vitesse.)
&
Marcher encore et encore,
Et tituber encore et encore dans l’imminence de l’écroulement,
Visionner encore et encore cette hallucination d’hallucination collective,
Et merde,
Orage de merde avec éclairs canaris,
Et tomber tympans crevés par le générateur d’injonctions,
Jouis Jouissons Jouissez,
L’Éden est ici-bas,
Là, maintenant,
Le secret de l’éternité réside tout entier dans la durée d’existence,
Et merde encore et encore,
Sans rien d’autre,
Et retomber encore et encore,
Et se relever encore et encore,
Et tourner encore et encore,
Dans le sens contraire,
Autre et même,
Autour du Rond-Point des Illusions,
Pour tenir en respect le cauchemar empestant
L’éparpillement des cœurs catastrophés
Dans des zones dont les noms s’effacent
A jamais déjà.
&
Nul ne part. Il n’y a pas de poésie. Nulle part.
Il y a seulement des poèmes politiques. Partout.
Avec pour figurants des êtres en proie à leurs actes.

Caen, Actes, Janvier-Février 2019.

Illustration : Sébastien Thomazo. http://sebastienthomazo.com/).

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