Règle numéro 4 : Deviens plus nombreux que la foule !

(Foutoir de Gestion des Ressources Humaines à l’Usage des Désœuvré-e-s)

paru dans lundimatin#168, le 7 décembre 2018

« On gouverne un grand état comme on fait frire un petit poisson. » Tao te King. Lao Tseu.

« Le rapport social et sa mesure momentanée,
qu’on la serre ou l’allonge,
en vue de gouverner,
étant une fiction… »

Divagations. Stéphane Mallarmé

« Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur.
Assez vaste pour permettre de chercher en vain.
Assez restreint pour que toute fuite soit vaine. »
Le dépeupleur. Samuel Beckett

« …. dans l’hypothèse où le consommateur incarnerait la figure contemporaine du prolétaire… nul calcul dans cet appel à une grève générale de la consommation jusqu’au retrait des charmes capitalistes de nos consciences, nous devons désormais vivre à des années-lumière de toute pratique du calcul, car il faut le savoir, le calcul règle l’éthique glaciale de notre ennemi, les chiffres ignorent tout des rêves qui hantent les jardins inconnus de nos âmes, nous devons refuser de nous battre avec l’arme du calcul car nous avons perdu foi et confiance dans la justice du calcul… ignorant la nature du changement radical qui s’opère en nous… »
Bribes d’un discours entendu sur un rond-point squatté par des gilets jaunes.

« Que le monde ait une fin ou non, pourquoi nous encombrer l’esprit de ce souci ? »

Le vrai classique du vide parfait. Lie-Tseu.

Alors, un Foutoir de Gestion des Ressources Humaines à l’Usage des Désœuvrés, pour quoi foutre ?

Rien, juste un peu de bricolage avec ta singularité.

Rien, simplement survivre, ton existence n’étant rien d’autre qu’une lutte pour ta survie, agrémentée de la recherche d’une forme où cette existence puisse devenir plus intense et plus belle.

Sans oublier jamais que la Ressource Humaine, plus ou moins minée par l’intensité de ton désœuvrement, c’est toi, là, maintenant, tel que tu te connais et ne te connais pas, à travers ta relation réelle et imaginaire au monde et à tes semblables.

Ton désœuvrement signifie d’abord et avant tout absence d’œuvre actuelle. (Out of the work in progress.)

Ayant coupé les ponts te reliant à la chose publique,
de marbre face à toute forme de divinité,
exclu de toute sphère de production salariée à finalité marchande,
ou refusant par liberté d’y appartenir,
réfractaire aux chimères de la consommation,
rongé par la fiction suicidaire impulsant son mouvement à l’Histoire,
saisi de vertige devant la simple idée de ton appartenance à l’espèce humaine,
et pour des raisons bonnes ou mauvaises qui n’appartiennent qu’à toi,
tu es désœuvré-e.

Ton désœuvrement ne te dispense sous aucun prétexte de maintenir une relation vivante et passionnée, qu’elle soit nihiliste ou enthousiaste, avec tout ce qui existe et avec tout ce qui n’existe pas.

Le temps représente la matière primaire et première de ton désœuvrement, l’espace vital et fini de son déploiement : épouse ses formes, bondis par-delà sa fin, aime le dilaté et condensé, jouis du chewing-gum de la durée qui s’étire comme du pop-corn de l’instant.

Agis en sorte que ton désœuvrement ne devienne pas toxique pour toi-même comme pour tes semblables.

Ton désœuvrement est sans valeur, ni d’usage ni marchande.

Ton désœuvrement aujourd’hui partiel et relatif sera demain complet et absolu.

Alors, si tu ne t’es pas encore posé la question de l’absence de perspective inhérente à ton désœuvrement, pose-la, mieux vaut tard que jamais.

Et si impulser une forme d’efficacité à ce désœuvrement et dépasser cette absence de perspectives qui lui est inhérente te semble vital, à toi de décider, selon des critères purement stratégiques, si ta pensée et ton action doivent s’intégrer à celle d’une communauté ou au contraire s’enraciner dans ta singularité.

Il n’appartient donc qu’à toi de devenir une fine fleur de la radicalisation générale et de rejoindre

ZID
(Zone d’Illimitation Désœuvrée)

ZID est une transnationale au sein de laquelle toute opération marchande est absolument prohibée.

ZID est la transnationale formée par les désœuvré-e-s, la communauté fictive où prend racine et corps leur désir.

ZID est un nulle part mystique où se rencontrent des êtres qui ont en partage l’effroi face au banal et qui dans cet effroi conservent cependant pur leur désir d’éblouissement.

ZID constitue pour chacun des désœuvrés qui y demeurent ou qui le traversent un espace intérieur où se partagent des connivences intuitives ou métaphysiques, un tatami mental où affronter en permanence l’absence de finalité de toute activité humaine et un atelier de conception de formes nouvelles, si toutes ces notions ont encore un sens.

ZID est comme la fleur de pissenlit sur laquelle enfant tu soufflais pour en semer les graines : un formidable éparpillement dans le possible et dans l’impossible.

ZID est sans cesse mise en péril par l’insaisissabilité de l’existence désœuvrée comme par l’inconsistance de l’existence affairée.

ZID est accessible à qui a vécu, vit ou vivra de manière consciente une expérience limite et sait l’impossibilité de tout retour en arrière comme de toute répétition de cette expérience.

ZID renvoie le chant des sirènes de l’apocalypse à son propre écho, dans les limbes de la gouvernementalité.

Tu es toi-même une porte ouverte sur ZID.

Entre, si tu oses.

Et puissent ces quelques graffitis numériques griffonnés sans méthode sur ton écran soutenir ton désir d’entrer dans ZID, engendrer du réel dans ce qui te tient lieu de monde.

(Mais, avant tout, actualité oblige, et l’habit ne faisant pas le moine, malgré le mauvais goût de ces mots qui sont passés par les bouches de Hulot et de Macron, ne t’avise pas de confondre fin de mois et fin du monde si tu veux vraiment quitter le no man’s land de ton rond-point intérieur autour duquel tu imagines l’univers tourner.)

Pense et agis par surprise !

Et manipule toute abstraction avec précaution, sachant qu’elle peut se retourner contre ta pensée, comme un serial-killer sur ton sourire zombie.
(Ta merde te rendra toujours plus égal à ton semblable que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.)

Ignore tout conseil général !

Et joue avec ton existence comme un kamikaze, funambule sur le fil du rasoir de ta conscience, à l’affût de l’alpha et de l’oméga de ton extase.
(Et si tu éprouves parfois la sensation de perdre ton humanité, nulle raison de désespérer, il te reste la possibilité d’être comme.)

Tire les ficelles du réel pour apercevoir le rêve mort et bondis par-delà !

Et si ta ligne de vie s’efface, sache que mettre des gants ne change rien, trace plutôt une ligne de fuite à main levée, comme ton poing virtuel.

Ne vote pas, ne crois pas, le temps des élus est révolu !

Et mets tes lunettes noires quand tu es contraint d’écouter un discours qui prône la transparence à tout bout de phrase.

Danse le pogo avec le politiquement correct !

« Plutôt la politique du suicide que le suicide politique, tel est le vice de tout gouvernement ! », déclares-tu invariablement à qui sollicite ton opinion.

Ne sois pas sage comme une image !

Et trafique le sens de ton rapport au monde hors champ, court-circuite tout ce qui se trame dans l’objectif, parasite le moniteur illuminé.

Sors du scénario !

Et bats-toi contre les sangsues numériques qui tentent à tout instant un putsch en toi, te vendant l’illusion de ta liberté.
(Et demande à une araignée de tisser une toile dans ta bouche béante de stupéfaction devant le storytelling planétaire pour en filtrer l’antipoésie.)

Déserte ton personnage ! Et lance que ce que tu crois être ta vérité vers sa négation, donne-lui la chance d’exister ouvertement.
Ne te prends pas pour ton selfie !

Et neutralise tous ces réflexes conditionnés que tu confonds avec ta liberté et qui te donnent l’allure d’un démiurge armé d’une souris.
(Et ne te laisse pas réduire à ton ADN d’autant plus que l’ADN s’avère constituer un excellent conducteur électrique.)

N’obéis pas à la demande !

Et si la main invisible qui régule le marché t’apparaît et te fait coucou, sors tes menottes et montre-lui deux doigts.

Décline l’offre !

Et n’hésite pas à te mettre le doigt dans le nez pour briser les cadences infernales.

Efface les indices boursiers !

Et pour échapper à toute pression fiscale, va jouer aux billes avec tes crottes de nez sur le circuit économique.

Sape le moral des ménages !

Et si tu as la sensation d’être une limace écrabouillée par un kapo quand tu t’aventures dans un camp de grande consommation, le bon sens exige que tu ne quittes pas ton carré de salades.

Aime l’inflation comme le saucisson !

Et si tu as peur que ton pouvoir d’achat ne soit pas assez élevé ou dégringole, change d’échelle, adopte l’horizontale.

Aime le chômage comme l’amour !

Et travaille, travaille comme un bœuf qui dans la poussière brûlante de l’été aurait l’intuition du tracteur et se rêverait papillon.
(Sans négliger ton plaisir de ne rien branler.)

Aime le déficit comme l’ivresse !

Et si vivre à découvert par un hiver trop rigoureux te parait au-dessus de tes forces, construis une cabane avec ton stock de chèques en bois et d’ardoises.

Détraque la mécanique du marché !

Et si tu vis au-dessous du seuil de pauvreté, ne viens pas te plaindre, cela signifie tout simplement que tu n’as pas été assez malin pour échapper à l’aspirateur statistique.

Investis dans le délire !

Et si tu crois que le temps, c’est de l’argent, fourre ta montre dans ta tirelire et mesure le taux d’intérêt de tes extases.

Demeure n’importe où !

Et pour être certain de jouir d’un authentique asile politique, demande-le au fabuleux pays qui n’existe pas.

Danse dans l’insensé !

Et dans un monde sans fil, si tu veux faire chuter tes ennemi-e-s, utilise le bon vieux croc-en jambe.

Construis de tous petits systèmes !

Et ne tire jamais de conclusion hâtive, pas même de la plus insignifiante de tes pensées, pas même de la plus absurde de tes actions ; laisse ta vitalité en suspens pour que l’ennemi s’y empale, exactement comme les colons des films de série B s’empêtrent dans les pièges des sauvages.

Conçois des anomalies !

Et si tu crains les frissons givrés de l’ennui, fais de la confiture avec ta chair de poule.

Multiplie tes erreurs !

Et si comme beaucoup de tes semblables, tu grouilles de fantasmes, sache que les fantasmes ne se cultivent pas du tout comme les patates.

Fais le yoyo entre les contraires !

Et, une fois n’est pas coutume, si tu changes de sexe ou d’identité comme de chemise, rends gloire au capital !

Tranche les langues artificielles !

Et pour te faire comprendre, n’hésite pas à te greffer une fermeture éclair sur les lèvres, à l’ouvrir à l’occasion pour haranguer l’impossible et vociférer les images inconnues émises par ton corps radical.

Parle météo à tout va !

Et ne cherche pas de réponse à tes lacunes métaphysiques dans les yeux des cadavres.
(Devenir un vieux con n’est ni un devoir ni une fatalité.)

Pars dans tous les sens !

Et vis plus vite que la mort, exalté, recueilli, décoche des slogans qui empoisonnent les sources de ta douleur ordinaire, consume-toi gratuitement dans une existence consciente de foncer tête et sexe en avant vers sa disparition, sois libre dans le réel ainsi représenté même si, même si probablement la mort te rattrapera avant que tu n’aies pu répandre ton ultime colère.

Deviens plus nombreux que la foule !
Deviens plus nombreux que la foule !
Deviens plus nombreux que la foule !

Emmanuel Thomazo

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