Réflexions sur la peste

par Giorgio Agamben

paru dans lundimatin#237, le 6 avril 2020

Dès le 26 février, le philosophe Giorgio Agamben avait alerté sur l’instauration de l’état d’exception justifié par la menace du coronavirus (article publié dans Il Manifesto). Son dernier texte paru sur le site Quodlibet questionne le rôle de la science dans la fabrique (religieuse) du consentement aux mesures de confinement. Se sentant malades de la peste, les animaux humains ne risquent-ils pas un plus grand péril, politique ?

Les réflexions qui suivent ne concernent pas l’épidémie, mais ce que nous pouvons comprendre des réactions qu’elle suscite chez les hommes. Il s’agit donc de réfléchir sur la facilité avec laquelle une société toute entière a accepté de se sentir pestiférée, de s’isoler à la maison et de suspendre ses conditions normales de vie, ses liens de travail, d’amitié, d’amour, et jusqu’à ses convictions religieuses et politiques. Pourquoi n’y a-t-il pas eu, comme cela était pourtant imaginable et comme il advient habituellement en pareil cas, des protestations et des oppositions ? L’hypothèse que je voudrais suggérer, c’est que, d’une certaine façon, et pourtant inconsciemment, la peste était déjà là, que, de toute évidence, les conditions de vie des gens étaient devenues telles qu’il a suffi d’un signe improvisé pour qu’elles apparaissent pour ce qu’elles étaient, c’est-à-dire intolérables, justement comme une peste. Et cela, en un sens, constitue la seule donnée positive que l’on puisse extraire de la situation présente : il est possible que, plus tard, les gens commencent à se demander si le mode de vie qui était le leur était le bon.

Et ce à quoi il convient non moins de réfléchir est le besoin de religion que la situation fait apparaître. On en trouve l’indice dans le discours martelant des médias : la terminologie empruntée au vocabulaire eschatologique qui, pour décrire le phénomène, recourt obsessionnellement, surtout dans la presse américaine, au mot « apocalypse » et évoque, souvent explicitement, la fin du monde. C’est comme si le besoin religieux, que l’Église n’est plus en mesure de satisfaire, cherchait à tâtons un autre lieu où résider et le trouvait dans ce qui est devenu aujourd’hui la religion de notre temps : la science. Celle-là, comme toute religion, peut produire de la superstition et de la peur ou, du moins, être utilisée pour les répandre. Jamais comme aujourd’hui l’on a assisté au spectacle typique des religions dans les moments de crise : avis et prescriptions diverses et contradictoires, qui vont de la position hérétique minoritaire (pourtant représentée par des scientifiques prestigieux) niant la gravité du phénomène au discours orthodoxe dominant qui l’affirme et diverge toutefois radicalement quant à la modalité pour l’affronter. Et, comme toujours en pareil cas, quelques experts ou soi-disant tels parviennent à s’assurer la faveur du monarque, qui, comme au temps des disputes religieuses divisant la chrétienté, prend parti selon ses propres intérêts pour un courant ou pour l’autre et impose ses mesures.

Une autre chose qui donne à penser est l’effondrement évident de toute conviction et foi commune. On dirait que les hommes ne croient plus à rien – si ce n’est à l’existence biologique nue qu’il faut sauver à tout prix. Mais sur la peur de perdre la vie, l’on ne peut fonder qu’une tyrannie, un monstrueux Léviathan à l’épée dégainée.

C’est pourquoi – une fois que l’urgence, la peste, sera déclarée finie, si elle l’est – je ne crois pas que, pour qui a gardé un minimum de lucidité, il sera possible de revenir à la vie d’avant. Et c’est là sans doute la chose la plus désespérante, même si, comme il a déjà été dit, « à celui-là seul qui a perdu l’espérance a été donnée l’espérance ».

Traduction (Florence Balique) de l’article original en italien, publié sur le site Quodlibet, le 27 mars 2020.

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