Quinze Thèses sur le Débordement (écrites en une nuit)

Arthémis Johnson

paru dans lundimatin#173, le 7 janvier 2019
Thèse n° 1 : le débordement déborde.

Des flammes dans les rues. Des péages incendiés. Une préfecture attaquée. Des voitures de police démantibulées, enflammées, fossoyées. Des magasins pillés. Des vitrines explosées. Des policiers molestés. Quantité d’actes « condamnables » « inacceptables », « intolérables », « inqualifiables ». Des vélos, même, incendiés dans Paris. Et des sapins. Brest, Tours, Dijon, Nantes, Charleville-Mézières, Calais, Saint-Etienne, Bordeaux, Le Puy-en-Velay, Toulouse, Tarbes, Albi, Narbonne, Carcassonne, Le Pouzin, Arles, Avignon, Marseille, Arles. Une Porsch 911. 600 radars. 30 % des horodateurs à Carcassonne. La mairie de Servon-sur-Vilaine, Bretagne, 3555 habitants, est visée.

Thèse n°2 : le débordement se déborde.

Une barricade policière infranchissable. Une foule se jette contre elle. Une fois. Deux fois. Trois fois. Toute l’après-midi. Toute la soirée. Tout est compact. Choc contre choc. La foule est sauvage. Et ça brûle encore. On descend une grille des Tuileries, rue de Rivoli. On invente la barricade mobile qui ne sert à rien et qui consiste à porter à bout de bras du mobilier urbain en guise de bouclier pour tenir contre le canon à eau. Peine perdue. C’est pas grave. On recommence. Jusqu’à quand ? Des flammes noires. De la fumée blanche. Une fanfare chante Bella ciao. Soudain, les pompiers. Sirènes. La foule s’assemble autour du camion forcé de ralentir. Le camion s’arrête. Et puis, la foule s’écarte. Le camion de pompier, ce bélier idéal pour enfoncer la barricade policière, redémarre, indemne et accomplit sa mission : arroser une toute petite voiture de policier qui crame. Tout le monde applaudit. Tout le monde acclame. La foule est devenue magnanime. Et pourtant les fumerolles faisaient plutôt joli joli au-dessus des arcades. Ensuite : quelqu’un crie : « Au Louvre ! » Derechef, une colonne part en direction du Louvre, se prend joyeusement en photo devant la pyramide. La foule est devenue civile. Un magasin, superbement ignoré pendant l’épisode de la barricade est finalement défoncé sans vergogne. Sans cesse, s’oublie. ce qui s’organisait autrefois rigoureusement derrière Blanqui.

Thèse n° 3 : le débordement ne se représente pas.

D’un côté, il y a les experts. En transports. En carburants. En mouvements sociaux. En terrorisme. En comptabilité. En climat. La crise d’un monde sans Dieu. La démocratie partisane. Le dissensus. 68. La jacquerie. La révolte fiscale. L’insurrection. La Révolution française. Les spécialistes du médiatique. Les spécialiste de l’histoire constitutionnelle. L’historiens des couleurs. Le sociologue de la police. De l’autre côté, il y a les artisans, les artistes, les personnalités médiatiques. Les artistes chantent. Ils sont arrêtés dans une voiture garée au bord d’un par de sinistre mémoire avec une bombe de peinture. La Liberté guide le peuple rhabillée en fluorescent. Un poète s’inquiète, éperdu, de l’axe rouge-brun qui se dessine, nouvel arc anti-lyrique dans le ciel. Kool Shen. Pierre Péret. Kaaris. Brigitte Bardot. Et la frise du Parthénon frémit, dans le soleil. Dans une vitrine, un boulanger a exposé des éclairs aromatisés au citron. Des smiley tristes en chocolat les décorent. Dans le même costume, unisexe, un micro-porno se tourne sur le rebord d’une route peu fréquentée. Une femme, aisément reconnaissable par le costume et son allure déshabillée très travaillée, fait des signes engageants aux voitures qui passent. Un automobiliste, seul dans sa voiture, s’arrête à son niveau et, ensuite, hop là dans la voiture.

Thèse n° 4 : le débordement est inclassable.

En face, la banalité de prises de parole filmées avec les moyens du bord, dans des intérieurs habités par des gens qui sont des gens de partout et des gens de nulle part, des gens des villes et des gens des campagnes, de gens de la capitale et des gens de la province, des gens des rues et des gens de la ruralité. On les assimile à une classe sociale, à un segment sociologique, à une troupe d’ « oubliés », une « horde de casseurs », quelques « criminels indéfendables », des gens de « l’ultra-gauche » ; des gens de « l’ultra-droite », 5 % de cadres, et même des « lycéens de Mante la Jolie ». Un cgtiste de Marseille qui s’écrie « On a frappé sur nos petits ! » Une sorte de grande cocarde, improbable, fabriquée à partir d’un vêtement sans manche, qui ne s’immobilise jamais, qui se transforme sans cesse, en signe de reconnaissance, en signe de détresse, en drapeau tricolore, drapeau rouge, breton, palestinien, suisse, lorrain, noir. Opérateur de transmutation magique. Quelqu’un dit : « Ce ne sont pas des oubliés, ils sont partout, à la télé, sur ronds-points ». De tous côtés, se déploie une couleur qui s’affiche comme inclassable et qu’on veut reclasser partout, comme tout le monde.

Thèse n° 5 : le débordement crève l’écran.

Les corps intermédiaires ont disparu. Les syndicats, désormais, c’est la télé. BFM donne le diapason toute la journée. La recherche du sensationnalisme guide les foules au miroir de leurs images renvoyées par les écrans. Réplique n°1 : on se met au reportage tous azimuts. Chaque antenne élit son campement exemplaire, son rond-point représentatif, envoie une caméra qui filme en temps réel tous commentaires, discours, images, à propos du débordement chez les acteurs même du débordement qui, du coup, se transforment en agents de régulation du débordement.. Réplique n°2 : des journalistes sont pris à partie, des caméras sont cassées, des antennes sont menacées. La rédaction de France 3 « dénonce les attaques verbales et/ou physiques dont font régulièrement l’objet ces derniers jours, nos équipes de reportages et nos journalistes en Languedoc-Roussillon. »

Thèse n°6 : le débordement ne se connaît pas.

Des années que de parfaites manifestations peuplées de parfaits manifestants conduisent à de parfaites défaites. Des années que d’incessantes suppliques échouent à incarner la mythique « convergence des luttes ». Des années qu’un tombereau de croyances fétichistes appellent à un renouveau syndical qui reconnaisse, enfin ! les revendications des Quartiers et aussi les revendications tous ceux, qui vivent dans la rue parce que, pour eux, il y a la rue et que la rue.

Thèse n° 7 : le débordement connaît sa force obscure.

Le fascisme gronde ! La grammaire de la contestation est impure ! Les amis des ennemis des amis des ennemis sont solennellement déclarés les ennemis des amis des ennemis des amis des ennemis. On prône la fraternité et on coupe des têtes. Autour de l’Arc de triomphe, le monument le plus laid de Paris, la bataille fait rage. On chante la Marseillaise et, en même temps, on pisse sur la tombe du soldat inconnu. Les CRS en tortue reculent. Qui les fait reculer ? Un bas-relief est brisé ? Des éléments fascitoïdes, antisémites, anti-migrants, anti-homo, racistes sont démasqués. Des casseurs cagoulés, en face, répliquent. Pour les rebelles, la force est trop forte (IAM, 1997). Des lycéens font des barricades de poubelles et flambent les portes des bahuts, manifestent contre les frais d’inscriptions pour les étrangers extra-communautaires. Malheureusement, ou heureusement – tout est une question de point de vue – ils se rassemblent à Stalingrad, qui a été un matin d’hiver d’autrefois rebaptisé VUKOVAR, en face d’un hangar napoléonien dont les ruine noircies après un incendie sont restées des années au bord d’un canal. Au passage, quelques « foulards rouge » et maintenant des « stylos rouge » qui sont des enseignants. Le sociologue de la police dit qu’en plus des blindés de la gendarmerie, il y a des policiers à cheval, à vélo, en motocycles. A vue de nez, on note aussi beaucoup de policiers en civils et des brigades de CRS dans lesquelles sont visibles plus qu’à l’ordinaire des corps de femme, plus petits, plus minces, plus fluets, en deuxième rang, toujours, la main sur l’épaule de celui qui précède mais dotés du même équipement lourd, casqué. Un syndicat de police menace de faire grève. Une touriste de l’émeute se retrouve perdue. Elle regarde à gauche : une meute de manifestants déchainés lance tout ce qu’ils trouvent en face d’eux. Elle regarde à droite : une meute de CRS lance grenade sur grenade. Elle attrape un CRS qui passe : « Vous ne voulez m’ouvrir un porche, Monsieur ? » L’homme répond : « Mais je ne suis pas d’ici, Madame. » Un autre homme passe, interpelle le CRS qui n’est pas d’ici : « Mais pourquoi vous lancer des grenades sur les bourgeois, Monsieur ? ». La touriste de l’émeute repère aussi un chien, deux très jeunes adolescents en basket de petits minets, qui ne courent pas, un couple d’Allemands, qui court. Un homme fait un rodéo de moto. Tout le monde applaudit et crie. Des patinettes passent. Macron démission. Macron Nique ta mère. Rue Royale. Rue Tronchet. Avenue Matignon. Tout est plein. Tout est vide.

Thèse n° 8 : le débordement est une question.

L’émeute urbaine est trouble. Tous les réflexes de classe sont dégainés pour éclaircir ce trouble. Dans les campagnes, le trouble est encore plus grand. Des gens qui ont voté FN se révèlent sympathiques, aussi sympathiques que vous et moi. Pour qui voteront ils aux prochaines élections ces gens sympathiques, aussi sympathiques que vous et moi ?

Thèse n° 9 le débordement n’est pas un détournement

Un parfum d’insurrection, un parfum de détournement flottent dans les airs du débordement. C’est la joie éprouvée au spectacle de tous ces pavés magiquement re-dépavés après pas mal d’années d’immobilité. Mais la mélodie est aussi ancienne, si ancienne qu’aujourd’hui, même, elle est commémorée.

Thèse n°10 : le débordement déborde l’émotion.

« Mon seul souci, c’est vous ». Et soudain, , remarquable, parce qu’en complet décalage, surgit la tribune mimétique du débordement. La tribune mimétique du débordement. consiste à adopter un vocabulaire de résistance et à l’intérioriser au moyen du « souci » et au nom de l’ « union » et de l’ « amitié ». Désespérément, pragmatiquement, elle cherche réguler au moyen de l’émotion pour rendre tolérable la répression du débordement. L’empathie, le langage de la sensibilité, la défense perverse de la colère légitime : autant de reflets tordus du débordement que font exister tous ceux qui ont pourtant choisi d’éprouver autrement les émotions, toutes les émotions. .

Thèse n° 11 : le débordement ne connaît aucune vertu.

On raconte que des milliers de gens ont pris soudainement conscience du drame écologique. On raconte qu’en toute conscience, ils ont débordé le capitalisme fossile. En réhabilitant le « local » au moyen du « campement ». En bloquant sur les ronds-points la circulation des grands flux routiers. En adoptant des stratégies de zadistes au moyen d’occupations des ronds-points, encore. En refusant, enfin, la taxe carbone destinée à assurer la transition écologique. Ces milliers de gens ne déborderaient-ils pas vraiment, donc ? La revendication de moyens de subsistance est devenue si impure qu’elle se recode instantanément en vertu.

Thèse n°12 : le débordement ne connaît pas de bords.

Nul besoin d’être grand révolutionnaire pour entendre que la question démocratique est en aucune mesure capable de canaliser le débordement de la question démocratique : en dépit de toutes les tentatives pour établir le contraire, qui sont menées sur des fronts très différents, 1° La tentative impure : l’invention Sarkozy, celle qui consiste à arrêter les manifestants avant les manifestations. Utilisée massivement pendant l’acte IV, elle signe la prise de conscience du pouvoir devant un débordement de l’art momifié de la manifestation démocratique qui ne se satisfait pas des marges allouées par le pouvoir pour contester puisqu’une vraie contestation, pour être audible, doit franchir les bords de la légalité 2° La tentative pure : le renouvellement de la question représentative au moyen du referendum populaire. Si le referendum peut peut-être apporter des améliorations au fonctionnement démocratique institutionnel, il repose aussi sur un idéal qu’il partage avec la tentative impure : l’idéal de la régulation du débordement.

Thèse n° 13 : le débordement est sans fin.

Un matin, Cassandre s’est réveillée. Elle s’est étirée sur sa couche et elle a prédit la fin du débordement. La transition écologique est morte : la taxe carbone est retirée. L’insurrection est morte : le pouvoir d’achat est arrosé. La démocratie libérale est morte : le capital va payer. La démocratie élective est chancelante : le fascisme va s’autoriser. A droite, tout est perdu. A gauche, tout est perdu. Au centre, tout est perdu. Dans la rue, tout est perdu. Dans les campagnes, tout est perdu. Noël approche. Le Père Noël est perdu. Le Nouvel an approche. Le Réveillon est perdu. Tout le monde est fatigué. Les ronds-points sont vidés. Le pantin du président décapité est fustigé. Pire : des livres, déjà, s’écrivent.

Thèse n°14 : le débordement est invincible.

Jusqu’à 5 000 gardes à vue en une seule journée. Jusqu’à 30 personnes ont été énuclées. Une grand-mère est morte à sa fenêtre à Marseille. Des photographies de blessures qui font mal circulent. Le 21 novembre : deux mort, 552 blessés, 582 interpellations, 450 garde à vue. Le 1e et le 2 décembre : 263 blessés dont 5 graves. Un automobiliste percute un camion prés d’Arles. Ca fait un nouveau mort. Le sociologue de la police n’en revient pas. Lui, qui était du genre plutôt objectif, s’agace. A Paris, 8000 grenades lacrymogènes, 1 193 tirs au lanceur de balles en caoutchouc, 1040 grenades de désencerclement, 339 grenades GLI-F4 : une seule journée de munitions. La grenade GLI-F4 contient 10 grammes de chlorobenzylidène malotrinile, 25 grammes de de TNT. Leurs ancêtres, les grenades OF F1, ne sont plus lancées depuis la mort de Rémi Fraisse. Le 17 novembre : 282 000 manifestants. Le 24 novembre : 166 000 manifestants. Le 1er décembre : 136 000 manifestants. Le 15 décembre : 66 500 manifestants. « Le préfet du Morbihan avait appelé hier les Gilets jaunes a évacué Luscanen, les Trois-Rois et Atlantheix. Et ce mercredi 19 décembre 2018, les campements sont en cours de destruction sous protection des forces de l’ordre et le regard, parfois humide, des Gilets jaunes. »

Thèse n° 15 : le débordement déborde l’histoire.

Un homme a participé à la création du syndicat Solidarité en Pologne. Il s’appelle Karol Modzelewski et c’est ancien dissident. Il raconte : « Les plus courageux ont été obligés de céder. Tous ces gens ont changé d’un coup leur vision d’eux-mêmes. Ils avaient plié devant la force armée. Et ça, ça vous brise une colonne vertébrale. »
L’ancien dissident raconte toujours. « On ne peut pas oublier que, pendant 16 mois, après 40 ans d’une vie d’esclave volontaire, on a connu une liberté vécue activement, combativement et collectivement. Le mythe était ce qui donnait du souffle. »

[Photos : Anissa Michalon]

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