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Errico Malatesta - Vie du révolutionnaire redouté de tous les gouvernements et polices du royaume d’Italie [Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#146, le 25 mai 2018

Rome, 10 novembre 1931. Condamné aux arrêts domiciliaires, une bonbonne d’oxygène en guise de boulet et surveillé en permanence par deux sbires de Mussolini, Errico Malatesta, octogénaire et malade, se remémore sa vie, sans nostalgie ni regrets. Au cours d’une journée ponctuée par le tic tac de l’horloge, celui qu’on a surnommé bien malgré lui le « Lénine d’Italie » se souvient : la rencontre avec Bakounine dans le Jura, l’insurrection manquée du Matese, l’exil à Paris puis à Londres, l’aventure en Argentine, les soulèvements massifs du biennio rosso. Soixante ans d’anarchie entremêlés à l’histoire d’Italie et à celle du mouvement ouvrier international.

Jusqu’ici racontée exclusivement dans les rapports des policiers qui l’ont toujours traqué, la vie de Malatesta, internationaliste et partisan de la propagande par le fait, est relatée en ces pages dans les mots de celui qui l’a vécue, tel que l’imagine Giacopini après avoir étudié de près la correspondance et l’œuvre de celui qu’il surnomme l’« Ulysse de l’anarchie ».

Errico Malatesta - Vie du révolutionnaire redouté de tous les gouvernements et polices du royaume d’Italie

Vittorio Giacopini
Traduit de l’italien par Serge Quadruppani

[Bonnes feuilles]

Tandis que dure le massacre

Deux jours avant que le vapeur prenne le large au départ d’Harwich dans l’habituel décor de grues, remorques, mouettes syphilitiques, le préfet de police d’Ancône donnait des directives précises à ses subordonnés. Le ton était celui – alarmiste, inquiet, circonspect – des moments très graves, fatals ; la peur, même inavouée, transparente. Il revenait, Malatesta, et c’était prévu par les dépêches de la police, les communiqués. Un scénario bien connu, éprouvé. Treize ans après, il inspirait la terreur, un grave soupçon. L’ermite de la rue Andrea Doria, l’enterré vivant, y repensait encore, avec ironie. Ceux-là avaient même peur de leur ombre sur un mur. C’était bien mieux ainsi, en définitive (il était encore quelqu’un, et tant pis pour leur gueule... et pour celle de Merlino). Malgré la prose flicarde, le préfet de police agité photographiait bien la situation :

Il est extrêmement important de surveiller cet homme, dangereux par l’audace de son passé, par sa ténacité, par la foi qu’il professe. Je recommande donc à tous les services d’être extrêmement zélés dans les recherches, de surveiller les hôtels et les chambres meublées et de suivre le mouvement des principaux anarchistes locaux.

Ou encore (quelque temps plus tard, une fois qu’il eut débarqué) :

Je recommande à tous les services de s’occuper secrètement de lui, de suivre ses déplacements, d’enquêter sur le but de son voyage, de contrôler les personnes dont il s’entoure, de pénétrer autant que possible dans le mouvement anarchiste qui se formera certainement à son arrivée et de ne pas suspendre la vigilance tant qu’il ne sera pas définitivement dans son logement le soir, tandis que ce service s’occupera de le faire suivre par des agents en civil pendant la journée.

Ils ne pouvaient pas l’arrêter et ils étaient sur son dos, collants comme des morpions, tenaces comme des moules. Pas grave. Le redoutable anarchiste était habitué à toutes ces attentions, mais il était stupéfait de voir combien l’Italie avait changé. Revenir dans sa patrie ! Pour un internationaliste rigoureux, un « cosmopolite » comme lui, une phrase de ce genre était insensée, mais le sentiment de dépaysement dont il avait été saisi dès son arrivée à Gênes était étrange. Ce n’était pas la lumière de la ville, profonde, précise, les ombres de Sottoripa [1], ou les mille voix traînantes et confuses qui le désorientaient, mais un ton plus général, un ton qui sonnait faux et qui, comme un bourdonnement, émanait parfaitement spontanément des consciences droguées de désirs mesquins, d’aspirations, de délires d’omnipotence, de sourde rancœur.

Quelques heures après avoir débarqué, en allant directement vers les trains, place Principe, il avait traversé la rue Balbi et la rue Andrea Doria (encore une ombre des choses à venir) cherchant avec prudence l’improbable grâce d’une agnition. Un orage d’été venait de détremper les rues, de nettoyer l’air et, pour lui, l’Italie n’était maintenant que ce scintillement moiré de premier soir qui sculptait chaque chose avec des lames acérées de lumière. Dans les vitrines des marchands de tabac, des restaurants tristes, des paisibles boutiques des barbiers, se détachaient de simples objets orphelins de la compagnie des hommes, de leurs soins. Chaque détail se dessinait avec une extrême précision, clair, ciselé. Les bouteilles de liqueur, les plateaux publicitaires, les fiasques de vin dans les cafés le long de la rue des bistrots ; les pipes, les petits chapelets, toute la quincaillerie des Sali e Tabacchi. Ce n’était pas cette crèche de marchandises peu fantastiques (vraiment humbles, en vérité, presque humiliées) qui le frappait, mais l’énergie malade qui semblait se dégager des passants qui se hâtaient autour, des cercles de chalands dans les échoppes, de ceux qui fumaient, isolés, à l’ombre des corniches de stuc ou près d’un kiosque.

Ça avait dû commencer avec la folie libyque, pensait-il, quand les Italiens s’étaient laissés séduire par le verbe colonialiste, stupidement, et ça continuait, maintenant qu’un souffle dément de guerre, dégoûtant, commençait à souffler sur toute l’Europe. Après des années et des années de prédication dans le vide, de paroles qui semblaient du vent (ses fables d’anarchie à lui, ses harangues), maintenant le temps des sermons efficaces, ultra-efficaces était venu. La propagande patriotarde, les grands mensonges. La « guerre de rapine » (à la solde de la Banque de Rome), ils l’avaient vendue comme une belle occasion de révolte :

L’Italie, on le sait, n’occupe pas dans le monde la place qui lui est due. Les Italiens n’ont pas conscience de leurs énergies potentielles : il nous faut nous secouer et sortir de notre léthargie. La vie est énergie, elle est force, elle est action, elle est lutte, et nous, nous voulons vivre !

La majorité avait mordu à l’hameçon, s’était laissée prendre. La vie est énergie, force, action, lutte... bavardages dignes de D’Annunzio, abus de pouvoir. Il y a énergie et énergie, avait alors pensé – et écrit – Malatesta, et il faudra aussi expliquer de quoi on parle, bon sang, à quoi on pense. Des mots utilisés comme des massues noueuses, en primitifs ; des mots comme des balles, comme des bombes : « C’est peut-être à l’énergie de l’animal prédateur que l’on aspire ? Ou à celle du bravache, du brigand, du flic, du bourreau ? » Les bonimenteurs parlaient aussi de « civilisation » et de « barbarie », de religion, mais c’était une imposture et une indécence. Malgré les scandales bancaires, malgré la Camorra, « l’Italie est évidemment toujours plus civilisée que la Libye ». Cette guerre d’abus, ce viol, était devenue une... « mission civilisatrice ». L’Italie avait mordu à l’hameçon, elle avait marché :

(…)

Le problème était « politique », pensait-il ; une question d’organisation et de foi, de vision. Ne pas gâcher les occasions, être prêts, savoir saisir le moment fugace, la chance. Quant aux attaques personnelles, aux flèches, aux mesquineries, aux méchancetés, il y prêtait une attention mesurée – faible ou nulle –, mais cela aussi était un signal, il le comprenait. En public il montrait de l’assurance, il donnait confiance. En privé il avait aussi des moments amers, de tristesse, de doute. On l’accusait encore une fois d’être vieux (comme si c’était une faute, un défaut). On faisait courir des bruits, on le dénigrait. À un autre camarade il écrivait, irrité :

Comme tu le verras dans Volontà, on a annoncé que je ne suis pas en santé, que je n’ai plus la vigueur de mes vingt ans, et cela parce que trop de camarades, et dans trop d’endroits différents, m’invitent à des réunions et des conférences. Ma santé est bonne et des forces, il me semble que j’en ai. Mais même si j’étais malade et épuisé, pourquoi devraient-ils l’annoncer dans le journal ? Ils font de moi une espèce de général et ensuite ils crient : prenez garde, notre général est malade, vieux, affaibli !

Un général malade, un gâteux. Ils aboyaient à la lune, les gamins ; lui ne s’en préoccupait pas, n’y faisait pas attention. Dans un monde tourbillonnant et effroyable où chaque chose semblait en mutation, soudaine, il préférait garder le regard fixe sur le futur et scruter les inconnues du temps, les « occasions ». Inutile de s’attarder dans les regrets, de se gâcher le sommeil. Il faut attendre et attendre encore, et donc vouloir. L’histoire « n’a pas de livret », de trame ni de direction (il l’avait appris encore jeune homme en lisant Herzen durant les soirées de discussions et saucisson à San Giuseppe dei Nudi). Tout peut arriver, ou peut-être rien. L’année s’écoulait, calamiteuse, comme le temps de l’Avent. En octobre, Giolitti gagna facilement les élections, et pour la première fois avec l’aide des prêtres et des bigots. Les Italiens continuaient à partir (d’après les statistiques, le pic d’émigration fut atteint précisément en 1913). Dehors, loin, l’histoire courait très vite. À Mexico, Huerta pre- nait le pouvoir et la révolte d’Emiliano Zapata commençait, et celle de Pancho Villa ; à Londres, les suffragettes descendaient dans la rue et commençaient leur grève de la faim ; aux States, la première chaîne de montage démarrait, le fordisme naissait. Ce pouvait être le début de la fin ou une opportunité spéciale, une « occasion ». Pour Malatesta, qui ne croyait ni aux étoiles ni aux obscurs horoscopes de la dialectique, le grand secret résidait dans l’attention vigilante, dans la patience extrême d’un vouloir. Les temps – comme il le répétait dans ces réunions – ne sont jamais « mûrs ». Il n’y pas de providence, pas de loi. La révolution, on doit la vouloir, la susciter. À la politique du pire des marxistes les plus ingénus, au fatalisme des utopistes ou des maximalistes, il opposait un geste d’un genre très différent, et d’une autre trempe :

Nous disons qu’il faut faire la révolution, que nous voulons faire la révolution ; et nous nous efforçons de susciter et de réunir les volontés tendues vers un tel but. Mais une objection fondamentale s’impose. La révolution, dit-on, ne se fait pas par le caprice des hommes. Elle vient, ou ne vient pas, quand les temps sont mûrs. En pratique, il ne s’agit que d’un expédient polémique, ou politique. On affirme qu’une chose est impossible quand on ne la veut pas. [...] Mais ensuite, quand une chose intéresse et plaît, toutes les théories sont oubliées, on fait l’effort nécessaire, et si on a besoin du concours des autres, on fait appel à leur bonne volonté, et de la volonté s’élève la puissance.

(…)

En ce printemps – électrique, nerveux – de 1914, pour Malatesta, tout se jouait, la vie et la mort, et son avis sur la question n’était pas particulièrement subtil ou original. Il était évident, d’une évidence inutilisable, c’était une lapalissade : on courait tout droit à la catastrophe (pas besoin des dons particuliers de Cagliostro [2] pour le deviner, ni des cartes du tarot ou de la boule de cristal). C’était le moment ou bien il n’y aurait pas d’échappatoire, pas d’alternative. Aux socialistes réunis en congrès à la fin du mois d’avril, Malatesta et les anarchistes demandaient un geste clair et la rupture sèche avec les bourgeois. Divisés sur la tactique, sur les méthodes de lutte, sur les principes, nous devrions être – écrivait-il – « frères » au moins sur les objectifs ultimes, les fins. Ses demandes – à point nommé, pressantes, par moments impor- tunes – se voulaient une invitation à débroussailler le champ, à créer une entente. À condition de se comprendre ; et de se trouver. Pour une fois, il fallait être cohérents jusqu’au bout, conséquents :

Vous voulez détruire la société bourgeoise ? Vous voulez abolir le système capitaliste ? Alors vous devez renoncer à l’améliorer... Pour la révolution, contre la bourgeoisie, contre l’État, et, plus immédiatement, contre la monarchie, vous nous aurez à vos côtés. Mais si vous optez pour la collaboration avec le gouvernement et la bourgeoisie, même déguisée en intransigeance électorale, vous trouverez en nous des adversaires résolus. Choisissez.

Dans l’attente d’un signe ou de la charité d’une réponse (dans l’illusion, peut-être, d’une réponse), pour l’heure, il y avait un ennemi évident à l’horizon. Les tambours de guerre, les uniformes, le chauvinisme absurde, les militaires. En vue du « jour sacré aux fastes de la monarchie », Malatesta conspirait l’énième embuscade dans l’intention d’allumer les mèches secrètes de la révolte pour ouvrir la danse et aller loin (loin du parcours tracé par l’histoire, marqué par le destin, par les massacres). Mai fut un mois de réunions enflammées, d’assemblées. Malatesta haranguait les foules, à sa façon, sur les scènes des théâtres de province, dans les rassemblements sur les places des villages, dans les cafés aux murs tapissés de miroirs, dans les gares. Son objectif était une grande protestation au début du mois de juin à l’occasion de la fête du Statut [3] et l’adversaire était clairement identifié : « Le seul soutien de la monarchie, le militarisme. » Il fallait empêcher la procession en armes – la parade – et obliger les troupes à rester dans les casernes. Pas d’étalage de panaches et de paillettes, pas de fanfares.

Les troupes qui doivent, selon la coutume, faire la parade, resteront consignées dans leur quartier ou seront réparties au service de la sécurité publique. Et le peuple verra mieux à quoi sert l’armée. Les réunions tenues çà et là, de temps en temps, ne suffisent pas et finissent par lasser sans avoir produit leur effet. Il faut de grands mouvements d’ensemble, qui troublent vraiment, inquiètent, fassent peur. Si ce jour du Statut ne suffit pas, on en trouvera un autre.

Depuis sa retraite forcée – rue Andrea Doria –, le vieux reconstituait dans sa mémoire une séquence d’événements et de contretemps, de catastrophes. Troubler, faire peur, effrayer : au moins, ils avaient essayé. Le jour clé était fixé au 7 juin et Malatesta avait choisi Ancône, encore une fois. La police était à ses trousses, comme toujours. Ce matin-là, le chef anarchiste semblait affairé. Homme habituel- lement calme, surveillé, sa frénésie particulière était frappante. Selon un rapport de police, il y avait de quoi bien ouvrir les yeux, être en alerte (« ce matin-là, c’était agité et on pouvait remarquer de nombreux entretiens animés avec différents anarchistes et républicains révolutionnaires »). Dans toute l’Italie, on célébrait la monarchie en processions bariolées ; ce n’était qu’à Ancône qu’il y avait cette atmosphère suspendue, une grande incertitude. La matinée se déroula doucement, sans inci- dent. Dans l’après-midi, les séditieux se retrouvèrent comme convenu à Villa Rossa. Dehors, en bas sur le port, on célébrait les fastes de l’État, modestement ; ici, on grondait contre la monarchie, le militarisme. Nenni, Malatesta, Piero Ciardi prirent la parole. Mais c’était seulement le prélude. Après les réunions, la foule se forma en cortège à l’extérieur de la villa et les participants commencèrent à descendre la rue Torroni en direction de la place Roma, lentement. Dans la rue, la fanfare entonnait déjà la marche royale ; un peu plus loin, il y avait les soldats alignés, les carabiniers. Les ordres du gouvernement de Salandra [4] étaient formels : pas d’émeutes. Rien ni personne ne devait perturber cette fausse tranquillité, cette tranquillité artificielle. Jamais rien ni personne, sans exception.

Ce fut une question d’instant, de rien. Les militaires ouvrirent le feu. Armés tout au plus de quelques pierres ou de pavés, les manifestants furent atteints par une première fusillade à hauteur d’homme, puis par une autre. Pas de tirs de som- mation, pas d’avertissements. Trois, au moins, trois morts ; de nombreux blessés.

À peine une heure après, l’atmosphère avait changé, et ce, dans toute l’Italie. Les dépêches avaient répandu la nouvelle jusqu’à Rome, jusqu’à Milan. On invoquait la grève générale à outrance, l’agitation totale, sine die. Pour une semaine, au moins, il fallait arrêter le pays, le paralyser.

Le syndicat, réticent au début, perplexe même, ne pouvait plus hésiter, il devait agir. Et à Ancône, le soulèvement faisait rage, la confusion régnait. Après le massacre, les troupes s’étaient retirées près du port (en attendant les renforts, la marine). « Ici, plus personne ne commande – écrivait le Giornale d’Italia, scandalisé –, tous les officiels qui apparaissent en ville sont attaqués. C’est du jamais vu. » Du jamais vu ; l’insurrection. De nombreuses années après, le même Malatesta se souvint de ces journées si particulières, non sans un léger voile de regret ; non sans nostalgie, amertume. Après le massacre, il écrivit :

Les trams cessèrent immédiatement de circuler, tous les magasins fermèrent et la grève générale démarra sans qu’il fût nécessaire de délibérer et de la proclamer. Les lendemains et les jours suivants, Ancône fut dans une situation d’insurrection potentielle. Des armureries furent pillées, des stocks de blé furent réquisitionnés ; une sorte d’organisation pour pourvoir aux besoins alimentaires de la population s’ébauchait. La ville était envahie de soldats, des navires de guerre étaient amarrés dans le port, mais l’autorité, tout en faisant circuler d’importantes patrouilles, n’osait évidemment pas réprimer, car elle n’était pas assurée de l’obéissance des soldats et des marins. De fait, ceux-ci fraternisaient avec le peuple ; les femmes, les incomparables femmes d’Ancône, prenaient soin des soldats, elles leur distribuaient du vin et des cigarettes, les poussaient à se mêler à la foule ; ici et là des officiels se faisaient cracher au visage et gifler en présence de leurs subordonnés qui laissaient faire. [...] La grève ressemblait chaque jour de plus en plus à une insurrection, et l’on proclamait déjà qu’il ne s’agissait plus d’une grève et qu’il fallait réorganiser la vie de la cité sur de nouvelles bases.

Du jamais vu, effectivement. Il avait très rarement éprouvé de tels sentiments de vertige, de telles émotions. Pendant quelques heures, quelques jours ou quelques minutes (ou étaient-ce des semaines ?), Ancône s’était transformée en un laboratoire d’anarchie, d’insurrection. C’est de là que l’étincelle devait s’allumer, que l’incendie devait partir. De là que ça pouvait arriver, en somme. Non que le piège, la menace, ne soient pas visibles (les navires en rade, les troupes, l’état d’urgence, l’exception), mais quelque chose était en train de changer, ça déraillait, et l’écho des événements d’Ancône était assourdissant. Une semaine de révoltes, de soulèvements, de conflits, de barricades ; une semaine rouge (elles ne sont pas nombreuses).

D’abord dans le Latium et en Ombrie, puis en Toscane, puis aussi en Ligurie et en Lombardie, et aussi à Turin, la grève se transformait en « insurrection » et ces jours de juin étaient grands. En parlant avec les camarades, au café des Commerçants ou au Central, Malatesta invitait à rester sur le qui-vive. C’était une « veillée d’armes », prophétisait-il (et il aurait tristement raison). Il ne fallait pas gâcher ce moment, il était spécial. Mais il fallait insister et résister, s’obstiner. Continuer la grève à outrance, poursuivre. Inutile d’espérer ou de se disperser. Il fallait faire les bons calculs, garder la tête froide. À entendre certaines voix – et à lire les journaux, les gazettes –, le cadre était ambivalent, compliqué. À Milan, les camarades commençaient à douter, ils chancelaient et déjà certaines usines rouvraient, quelques ateliers (Mussolini lui-même, le fanfaron, invitait à arrêter la grève, « pour l’instant »). C’était une tout autre chanson à Ravenne, en Romagne (un peu au-dessus d’Ancône, vraiment à deux pas).

Le jeudi 13 juin (quatre jours après les événements, après le massacre), pour Malatesta, « la révolution en Italie » n’était pas une fable. Nous ne savons pas « si nous gagnerons », écrivit-il alors, mais en tout cas nous avons commencé, et ça change tout. Dans son Manifeste des anarchistes au peuple se trouve tout l’espoir (et, malheureusement, l’illusion) de ces journées.

Nous ne savons pas encore si nous gagnerons, mais il est certain que la révolution a éclaté et qu’elle se propage. La Romagne est en flammes ; dans toute la région entre Terni et Ancône, le peuple est le maître de la situation. À Rome le gouvernement est obligé de se tenir sur la défensive. [...] De partout arrivent des nouvelles, incertaines, contradictoires, mais qui démontrent toutes que le mouvement est général et en tout lieu on voit agir dans une belle concorde républicains, socialistes, syndicalistes, anarchistes. La monarchie est condamnée. Elle tombera aujourd’hui ou elle tombera demain, mais elle tombera sûrement, et vite. C’est le moment de mettre en œuvre toute notre énergie, toute notre activité. Toute faiblesse, toute hésitation serait aujourd’hui non seulement lâche, mais stupide. Maintenant ce n’est plus la grève, c’est la révolution.

Mais c’était – justement – une illusion, une amère méprise. Le vendredi 14 juin, le jour d’après, la Confédération générale du travail (CNT) ordonnait la fin de la grève et la reddition. Sans plus tarder, les troupes royales reprenaient le contrôle de la ville (même dans les Marches et à Ancône, même en Romagne). Pour Malatesta, le périple obligé de l’exil reprenait. Il devait recommencer à fuir, disparaître. L’énorme « trahison » – l’énorme « bêtise » – l’avait laissé sans voix. Ils y étaient presque arri- vés ; ils étaient proches. Et puis, il y avait eu l’abjuration, la volte-face. Ils y étaient presque arrivés et ça le rongeait. Le syndicat avait « perpétré la plus noire trahison contre le prolétariat italien », et la révolte, à présent, semblait épuisée. Incorrigible optimiste, le vieil anarchiste ne s’était pas avoué vaincu, ni déprimé. « Nous continuerons » ; il avait grondé ceci : « Nous continuerons. »

Nous continuerons. [...] Si le gouvernement et la bourgeoisie s’imaginent avoir vaincu la révolution et l’avoir domptée, ils se rendront compte un jour combien leur erreur est grande, [...] les occasions peuvent arriver quand on s’y attend le moins, il faut toujours être prêts.

« Nous continuerons. » Il parlait pour la mémoire future, bien sûr, déjà projeté dans un demain incertain de paris inconsidérés, de rêveries. Camouflé à la va-vite, comme il pouvait, le temps était maintenant venu de refaire le chemin d’hier à l’envers et de retourner à Londres. Mais avant de disparaître et d’échapper à l’arrestation, inévitable, il s’était octroyé le luxe d’un dernier pied de nez, d’une autre provocation. Le 15 juin, alors que la révolte était presque domptée, un chroniqueur du Corriere della Sera s’était aventuré « dans la citadelle de la révolte » pour essayer d’obtenir une interview. Avec le journaliste, Malatesta fut détaché et froid, mais cordial. Peu de mots, nets, précis. Peu de mots pour dire : « Nous continuerons. »

[1Galerie d’arcades du centre de Gênes, construite au xiie siècle le long du front du port et proche de la place des Banchi, siège de l’ancienne Bourse.

[2Alessandro, comte de Cagliostro (1743-1795), était un aventurier franc-maçon, thaumaturge autoproclamé qui pré- tendit détenir le secret de la vie éternelle. Condamné à mort en 1791 pour hérésie, il mourut avant d’être exécuté.

[3La« fêtedel’unitédel’ItalieetduStatutduroyaume ».

[4Antonio Salandra (1853-1931), député du Parti libé- ral, devint président du Conseil après la défaite du gouverne- ment Giolitti en mars 1914. C’est lui qui décréta l’entrée en guerre de l’Italie du côté de la Triple Entente.

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