« Attendu que, le vendredi suivant, alors que depuis trois jours l’accalmie pouvait paraître durable sinon définitive, Mlle Bucquoy a surpris, au cours d’une inspection de routine des WC pendant l’heure du déjeuner, derrière la porte entrouverte d’un cabinet dépourvu de verrou mais réservé aux filles, deux silhouettes de petite taille en étroit conciliabule, et à y regarder de plus près, un couple d’enfants des deux sexes qui tentaient, en accolant leurs lèvres, de s’aspirer l’un et l’autre l’extrémité de la langue, tandis que sur ses doigts chacun chacune décomptait cinq par cinq les secondes écoulées en apnée ;
« Attendu que, s’il est permis d’appeler un chat un chat sans prendre des vessies pour des lanternes, les deux contrevenants mineurs, Bruno et Valentina, sous les apparences d’un exercice de réanimation, ne se livraient pas à un simple concours de baisers mais aggravaient leur cas d’un attentat à la pudeur mutuelle ; »
Nous sommes, au début du roman d’Yves Pagès dans un exposé des motifs qui de par sa seule existence, et quoiqu’il traite d’abord de peccadilles puériles dans les années 70, laisse présager une sentence judiciaire. De fait, le récit qui prend successivement la forme de coupures de presse traitant des agissements de la mouvance autonome parisienne dans les années 80, d’une étude de cas psychiatrique d’un détenu mineur à la prison de Fleury-Mérogis, d’audition de témoins, et enfin d’une contre-enquête, va nous amener à comprendre comment l’enfant qui mordait les fesses de ses copines à la maternelle a pu devenir un (à peine) adulte accusé d’être un assassin de flics. Une mère de bonne volonté munie de d’un amant anar espagnol et champion du jeu de mot involontaire, un père chercheur s’occupant en Afrique des « scarifications initiatiques et pavanes érotiques chez les futures épouses peuls », une grand-mère institutrice aux forts principes pédagogiques : ce n’est pas le moindre mérite de ce roman que de montrer comment ces prémices, à priori anodines, vont créer un destin où le héros, mu par un amour fou pour la Valentina de son enfance et un amour immodéré du slogan et du jeu avec les mots, va, d’un glissement sémantique à l’autre, d’une révolte minuscule à une autre plus ample, se retrouver délinquant en cavale, ennemi numéro un. Un jeune autonome qui revendique la casse à visage découvert dans Paris-Match, un braquage carnavalesque qui tourne mal, une cavale qui se termine vingt ans après les faits par l’intervention de l’une de ces institutions que le sadisme étatique démocratique a inventé : le service policier spécifiquement chargé de rattraper les personnes recherchées juste avant que la prescription leur permette d’échapper à la lourde peine prononcée en leur absence – tout cela rappellera des souvenirs aux vieux de la vieille de la contestation française, et tout particulièrement ceux qui ne se sont jamais laissé impressionner par l’impératif légaliste. Ceux qui ne l’ont pas connue découvriront en filigrane le portrait d’une époque, celle des années 80 et 90 qui de Mitterrandie en Chiraquie ont préfiguré l’avènement de cette triste Macronie qui est comme le précipité puant de toutes les tares des régimes de corruption néo-libérale des âmes. Vieux ou jeune, le lecteur se régalera de la drôlerie désespérée avec laquelle Yves Pagès, auteur d’une imposante anthologie des graffitis, joue avec les mots pour parler à la fois en profondeur et sans y toucher, de nos maux.