Proposition de grève postillonnaire – Bade

L’organisation syndicale comme lutte salariale – commencée à deux, un jour de 1811, sur la route d’Ellwangen à Dinkelsbühl par de la lie postillonnaire.

paru dans lundimatin#105, le 23 mai 2017

« Voilà les histoires de Hebel. Elles ont toutes un double fond. »
W. Benjamin, « Johann Peter Hebel » (1929)

*

Le texte qu’on va lire, « Les deux postillons », a paru la première fois en 1811, dans un simple almanach populaire que les autorités religieuses distribuaient dans le Bade (colportage). La rédaction des récits, anecdotes, notations botaniques, astronomiques, zoologiques de cet almanach avait été confiée à un certain Johann Peter Hebel – petit professeur au lycée de Carlsruhe. Hebel (levier) est l’ami de la maison. « Vous savez à quoi cela engage lorsque l’on veut faire passer ce qu’il faut dire à un public déterminé dans la vérité et l’évidence de sa vie » – « sans être aperçu ni interpellé » (Hebel, Briefe [Lettres], p. 565 et 567, juillet-août 1817, trad. Julien Hervier).

Pontcerq,
mai 2017

LES DEUX POSTILLONS

J.P. HEBEL

Deux commerçants faisaient souvent le voyage en voiture de louage, de Fürth à Hechingen, ou de Hechingen à Fürth [1], selon que leurs affaires les y requéraient, et si l’un donnait au postillon un méchant pourboire, l’autre ne lui en donnait pas un bon. Car chacun se disait : « Pourquoi donc irais-je donner une pièce de douze au valet de poste ? Ce n’est pas pour ce qu’elle m’en coûte à porter. » Mais les postillons, celui de Dinkelsbühl aussi bien que celui d’Ellwangen [2], disaient : « Si seulement nous pouvions une fois rendre à ces messieurs quelque service qui les rendît un brin plus généreux ! » Un jour, le commerçant de Fürth arrive à Dinkelsbühl, et veut continuer sa route. Le postillon dit à son camarade : « Prends ce passager-là. » Le camarade dit : « C’est ton tour. » Ce pendant quoi le voyageur attendait très patiemment, assis en son char d’Élie, que le postillon montât en croupe. Quand il vit que le postillon était bien assis en selle et qu’il levait le fouet, il dit : « En avant, cocher ! Et que vous n’alliez pas me verser ! » En ce même après-midi, le commerçant de Hechingen quitta lui aussi Ellwangen, et le postillon se dit en lui-même : « Si seulement mon camarade de Dinkelsbühl se trouvait lui aussi en ce moment sur le chemin avec celui de Fürth ! » Et tandis qu’il fait route, tantôt chemin montant, tantôt descendant, non loin du poste de douane de Segringen – où il est arrivé à l’ami de la maison et à son Munichois de camarade de voyage de se faire jadis raccourcir les cheveux [3] –, les voilà qui se rencontrent : aucun ne veut à l’autre céder passage. Chacun dit : « Je transporte un monsieur comme il faut, un qui fait de l’excursion du dimanche, pas un vieil agrippe-sous comme le tien, dont les pièces de six liards ressemblent à des deniers d’Hildburghaus. » Finalement, le commerçant de Fürth s’insinua dans la querelle : « Mais bonté divine ! dit-il, nous va-il falloir demeurer à nouveau quarante ans dans le désert [4] ? », et il finit par insulter le postillon d’Ellwangen si bien que celui-ci lui bailla avec le fouet un coup au travers du visage. Le postillon de Dinkelsbühl dit : « Il t’est défendu de cogner sur mon passager, il m’a été confié, et il paie de manière comme il faut ; ou bien je m’en vais te cogner sur le tien aussi. » « Ose voir un peu me cogner mon monsieur ! », dit celui d’Ellwangen. Alors celui de Dinkelsbühl cogna le passager de celui d’Ellwangen et celui d’Ellwangen cogna le passager de celui de Dinkelsbühl et ils se criaient de l’un à l’autre, dans une colère qui ne désemparait plus : « Veux-tu bien laisser mon monsieur en paix ; ou faut-il que je te hache le tien jusqu’à en faire du mou de veau ? » Et plus la douleur était grande qui à l’un faisait crier son « ha », à l’autre son « aïe », plus les postillons cognaient dessus à pleine force – jusqu’à ce qu’eux-mêmes en vinssent à se fatiguer de la cruelle plaisanterie. Mais lorsqu’ils se furent séparés et que chacun eut repris son chemin, les postillons, à leur voyageur, dirent l’un et l’autre ceci : « Ma foi, n’ai-je pas bien honnêtement pris soin de vous ? Mon camarade ne se vantera jamais de la manière dont je lui ai moulu son monsieur. Mais pour cette fois, peu vous chaut un pourboire un peu meilleur. » « Si le prince [5] savait, dit le postillon de Dinkelsbühl, il ne serait pas à un maximilien d’or près. Il veille à ce qu’on traite bien les voyageurs. »

Note bien : il n’y a pas d’argent plus mal épargné que celui qu’on retient sur le salaire-lohn et le pourboire-trinkgeld de pauvres gens, et pour lequel on est moulu, ou autrement traité de façon ignominieuse. Avec quelques sous on peut acheter bien de l’amabilité et de la bonne volonté.

Note bien : l’homme qui se trouve en côté sur la vignette [6] a tout vu et l’a raconté à l’ami de la maison un mois plus tard, à Carlsruhe, lors d’un mittagessen-déjeuner.

*

Source : Johann Peter Hebel, « Die Zwei Postillione », in Die Kalendergeschichten. Sämtliche Erzählungen aus dem Rheinländischen Hausfreund, éd. Hannelore Schlaffer et Harald Zils, Munich, Carl Hanser Verlag, 1999, p. 313-314.

Illustration : Josef Jakob Dambacher (1794-1868) [7]

Traduction : Pontcerq, avril 2017. (Pour tractage – colportage à travers le pays, anno 2017 ; reproduction libre)

[1Fürth est une petite ville de Franconie, proche de Nuremberg (Bavière). Hechingen est une ville souabe, au sud-ouest de Stuttgart (Wurtemberg).

[2Ellwangen et Dinkelsbühl sont deux petites villes situées sur la route menant de Stuttgart à Nuremberg, espacées de quelque vingt kilomètres, de part et d’autre de la frontière entre Wurtemberg et Bavière.

[3L’« ami de la maison », c’est le narrateur de l’almanach, Hebel lui-même, fictionnalisé. Segringen, point de passage de la frontière entre Bavière et Wurtemberg, à quoi un souvenir personnel rattache Hebel, apparaît dans plusieurs autres historiettes de l’almanach.

[4Deuxième allusion biblique : Nb 14 (après celle du char d’Élie : 2. Rois. 2, 11) : le commerçant de Fürth est juif. Sur Hebel et la question juive (bienveillance, profonde sympathie), voir par exemple les articles de Franz Littmann et Hansfrieder Zumkehr dans le volume Hebel dirigé par Thomas Wilhelmi (Berlin, Weidler Buchverlag, 2010 ; p. 123-138 et p. 243-275).

[5Le prince désigne ici le prince Thurn et Taxis, dont la famille, depuis Charles Quint, était chargée des Postes impériales.

[6Cette histoire figurait dans l’almanach de 1811 avec une vignette d’illustration : on y voit à gauche, en effet, un homme en long manteau qui observe la scène, les mains croisées derrière le dos.

[7« Ces puissantes illustrations [celles de Dambacher] sont pour ainsi dire des marques sur le sentier de contrebande où les escrocs plus riants de Hebel trafiquent avec les petits-bourgeois sombres et effrayants du Wozzeck de Büchner. » (Walter Benjamin, Oeuvres II, p. 168)

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