Procès de Tarnac : « Passez un bon week-end ».

Compte-rendu d’audience, jour 3 et 4 par Serge Quadruppani.

Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#138, le 19 mars 2018

Le procès de l’affaire dite de « Tarnac » s’est ouvert le 13 mars dernier au tribunal de grande instance de Paris. Il devrait se tenir jusqu’au 30 mars, juste avant le grand déménagement du tribunal aux Batignolles.
C’est une affaire vieille de dix ans née dans le gyron de la DCRI. On a vu les dernières années, les pratiques de ce service de renseignements, aujourd’hui devenu DGSI, continuer d’opérer dans de nombreux dossiers à charge contre des manifestants. S’il ne s’agit plus ici de qualification terroriste, c’est bien l’ensemble du dispositif anti terroriste, de la SDAT au juge d’instruction qui a oeuvré à ce que 8 personnes se trouvent actuellement renvoyées devant un tribunal correctionnel pour des motifs allant de l’association de malfaiteur en lien avec des dégradations, recel de faux à refus de prélèvement ADN. Si nous avons consacré une entière édition papier à cette affaire, retraçant les dix années de défense des mis en cause et de soutien de ces derniers, c’est qu’elle en dit long sur l’époque dans laquelle elle a lieu. Son procès est pour nous un moment important.
Afin de couvrir et de rendre compte des audiences qui s’annoncent très denses, Lundi Matin a invité des écrivains à se relayer sur les bancs du public, dans le but de saisir les enjeux politiques multiples qui vont se jouer à l’audience.
Serge Quadruppani s’est rendu au troisième et quatrième jour du procès, il nous raconte comment le tribunal se débat face à une défense qui s’est arrogé le droit à une égalité de parole.

Du procès de l’affaire dite « de Tarnac », on peut dire d’emblée une chose : jamais vu ça. On a beau avoir eu, sur plusieurs décennies et à de nombreuses reprises l’occasion d’assister aux audiences des cours d’assises et des chambres correctionnelles, on n’a jamais vu les rituels judiciaires à ce point-là perturbés par la pugnacité des accusés et de leurs défenseurs. La presse dominante a abondamment insisté sur le fait que les interventions très nombreuses de deux des accusés, et de leur avocat, auraient contribué à allonger les audiences et à ralentir le calendrier fixé par « Madame le président » pour ces trois semaines de procès. Si la presse avait moins adopté le point de vue de l’institution qui prétend décider seule de quoi on parle et comment, elle aurait pu, en passant, remarquer le temps perdu à regarder les gribouillis de la madame en question sur des cartes routières projetées depuis son ordinateur, et qui étaient censées représenter les déplacements de Julien Coupat et d’Yldune Lévy la nuit où un crochet a été posé sur une caténaire. Encore une fois, on a vérifié que la Justice est portée par des esprits de notre temps pour qui ce qu’on voit sera toujours plus vrai que ce qu’on dit : le plus abusable des sens humains étant érigé en arbitre suprême du réel, les accusés étaient censés se taire pendant que défilaient à l’écran d’indéchiffrables hiéroglyphes routières accompagnés d’obscurs numéros rajoutés de la main de la magistrate.
Evidemment, il n’a pas manqué de journalistes, de tweeteurs et de facebookiens pour voir dans les interventions des accusés des manifestations de leur ego. Ceux qui sont jugés là ont beau avoir toujours refusé le vedettariat, en ne concédant des apparitions médiatiques qu’au compte-goutte et en fonction d’urgences impératives dans la bataille médiatique et procédurale qui a précédé le procès, la très misérable envie de vedettes à admirer ou exécrer sera toujours la plus forte. On pouvait pourtant avoir une explication de cet acharnement des prévenus qui a « subverti » selon les mots mêmes du Monde au moins trois jours d’audience. Vendredi, une série de tuyaux en PVC, de calibre divers, plus ou moins sales, furent disposés au pied de l’espèce de chaire où trône la cour. On les avait sortis de l’eau de la Marne, un an et quatre mois après le sabotage exécuté non loin de là. Deux d’entre eux, dont la salissure indiquait un séjour plus récent dans l’eau étaient censés avoir servi à poser le crochet. L’audition de l’expert qui nous a expliqué qu’il était « avant tout policier », nous a permis de voir, encore une fois voir le film du parquet : le transport des tuyaux qui tiennent dans une voiture « comme celle de Monsieur Coupat » (photo des tuyaux disposés dans l’habitacle entre le conducteur et son passager, Julien et Yldune étant représentés par deux flics cagoulés) et pose du crochet (tuyaux aboutés et brandis, branlants et courbes, par l’expert ou un acolyte, mais sans le crochet, de sorte qu’on ne nous démontre même pas que ce serait faisable) Après cette séance qui ne prouvait rien d’autre que la volonté de l’accusation de présenter son récit, à l’heure de la pause, on a demandé à un prévenu pourquoi il n’y avait pas eu d’expertise pour déterminer, en s’appuyant sur l’épaisseur de la couche de sédiments, vers quelle époque les tuyaux présumés coupables avaient été jetés à l’eau. Parce que s’il s’avérait qu’ils n’avaient pu être jetés que longtemps après le sabotage, toute la thèse accusatoire s’effondrait.
« On l’a demandée, cette expertise, mais elle a été refusée », s’est-on entendu répondre. Une expertise essentielle, qui aurait pu contredire la thèse de l’accusation, a été refusée comme la totalité, à une exception près, des dizaines d’expertises, auditions, demandes d’informations officiellement requises par la défense. Il n’y a pas à chercher plus loin : la raison pour laquelle des prévenus et leur avocat s’acharnent à interrompre le récit de MLP (Madame le président) : c’est qu’il a été écrit en écartant systématiquement tous les éléments qui viendraient le contredire.
Il y a eu, grâce au climat instauré les premiers jours par les prévenus, un moment particulièrement significatif, quand MLP a dit à Me Assous : « Si vous voulez diriger l’audience, vous n’avez qu’à prendre ma place », ce à quoi Assous a répondu en s’adressant au procureur : « mais alors vous prendrez bien la mienne ». Et tout la salle, procureur compris, de rigoler. Dans cette évocation fantasmatique d’une permutation carnavalesque des rôles, c’était toute la fausseté du discours de légitimation de la justice qui se donnait à voir. Comme on l’a déjà signalé à propos de l’affaire de la voiture brûlée Quai de Valmy, les procès reposent sur la fiction d’une égalité des armes entre tous les présents. Cette prétendue égalité, soutenue par une invocation récurrente par le juge des droits de la défense (ici comme au procès de Valmy), on ne peut en jouer le jeu qu’en feignant d’ignorer, le temps du procès, que certains disposent de la force d’armes nullement symboliques, et qu’ils peuvent envoyer les autres en prison. On ne peut aussi en jouer le jeu qu’en affectant de croire que seule compte la rationalité des arguments échangés, et non point les enjeux sociaux et politiques du procès. Ce n’est pas le moindre mérite de la défense dans le procès de Tarnac que de contrecarrer sans arrêt les faux semblants de cette égalité et de cette rationalité-là.
La tournure prise jusqu’ici par le procès tient sans doute pour une part à la personnalité de Madame le Président. Entre son insistance et ses étonnements pour le moins lourdingue sur le fait que des jeunes gens puissent vouloir faire l’amour dans une voiture, et, le vendredi matin, sa déclaration de « recadrage » comme on dit dans les institutions scolaires, au cours de laquelle elle a raconté (et s’est raconté) qu’elle avait laissé dans un premier temps les choses aller pour que « la colère compréhensible des prévenus » puisse s’exprimer, on a bien compris quel rôle elle s’attribuait, celui de la prof un peu coincée qui sait se montrer psychologue mais aussi reprendre sa classe en main avant de la remercier et de souhaiter « un bon week-end à tous ». Le rappel à l’ordre des journaux (et peut-être un coup de fil de supérieur) jouant ici le rôle de l’inspecteur d’académie qui lui signalerait qu’elle ne sait pas tenir ses élèves, a dû aussi avoir une influence. Peu importe le degré d’authenticité de cette comédie : l’essentiel est sans doute dans l’indication qu’elle a fournie au terme de son admonestation finale : « si vous voulez un procès de rupture, c’est votre droit ».
Le procès de rupture, qui consiste à se servir du tribunal comme tribune en ne se préoccupant nullement des conséquences punitives, a certes des vertus. Nos amis sont peut-être en train d’inventer autre chose : non pas l’affrontement direct, mais, grâce à une belle pugnacité et à une connaissance sans faille du dossier, la subversion, au fur et à mesure qu’il le déroule, du récit que le pouvoir judiciaire cherche à imposer. Non pas une rupture fracassante, mais une série de ruptures multiples qui lézardent et préparent l’effondrement général.

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d'humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d'auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/
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