Prémonitions

Natanaële Chatelain

paru dans lundimatin#328, le 28 février 2022

Lignes électrifiées de nos vies… Où sont les oiseaux ?
Qu’ai-je fait de ma naissance ? Qu’avons-nous partagé
dans la pièce noire de l’hyperdémocratie
où le prévisible mâche nos mots, nos cœurs, nos heures.

« Vitres teintées : ils nous volent jusqu’au bleu du ciel ! »,
crie une voix dans la foule.
La parole a perdu ses lèvres sous le masque où suinte l’haleine.
La pensée n’arrive plus aux doigts, au rythme,
à l’encre des pollens. Elle se noie
dans la platitude des images commerciales.
La transparence efface l’ombre des corps, nous sépare
des conséquences de nos actes.
Tout le distanciel ment la rencontre ;
nos souvenirs sont réduits à des connexions.
Ça meurt doucement.
Douleurs lancinantes, souterraines
leurs battements, nuit et jour, dans nos crânes abîmés.
L’accélération s’accapare notre attention
avant de nous briser la nuque.
Surtout ne pas céder à l’hypnose, à l’ordre anonyme scandé
dans chaque objet de désir.
Arrêter les calmants qui chassent les rêves la nuit !
Devenir une vie parmi d’autres, exposée, surnuméraire,
talon d’Achille de la société de la remise en forme.
Débordement ! malgré les bâillons, les morts.
L’image se creuse jusqu’à rendre visible les crasses enfouies,
les pertes insolvables.
Résistance des vies minuscules, hors cadre, hors classe.
Travail de fourmis… pour aller chercher la beauté, la surprise,
toute richesse non rentable : « Nous sommes la forêt qui se défend ! »
Pari fou de rejoindre l’égalité comme…
abolition de l’état de choses actuel,
poussée qui délivre de la compétition, des classements,
de la hiérarchie malsaine, abusive, peureuse.
Égalité de terrain – tâche de Sisyphe !
Son risque encouru fissure la face des guerres propres,
des mots propres, des larmes propres ;
déjoue les politiques assourdissantes du nivellement,
de la domination, des frontières immobiles.
Je creuse en moi des abris insensés – texte prémonitoire…
fêlure par laquelle je respire, donc je suis.

Folie de bord, comme un journal…
bord ouvert à tous les vents,
la pensée fendue dans la présence brute de vivre,
loin des passions tristes qui saturent nos quotidiens.
J’ai quelque chose à défendre, mes élans à défendre :
langue-livre, langue-vivre.
Pieds et mains au travail dans l’argile de l’entendement.
Écrire est mon geste franc, sans échafaudage, sans agglutinement,
lèvres et bouche pour parler pleine page
contre le fracas des armes (automatiques, informatiques,
gestionnaires, massives)… Pleine page
contre l’accumulation bourgeoise et son habitat fonctionnel ;
contre le hachis de sens où la vue se brouille.
Dans mes silences se forme une langue autre, imprévue,
radicelle radicale, parti pris pour la terre – lignes d’erre.
Je bredouille quelques mots : tsiganes de soif,
routes tracées dans l’ombre sonore où s’inscrivent les récits.
Rêve récurrent à l’épiderme transi, à l’épreuve de l’autre.
Rêve prémonitoire.
Je passe dans les relations, c’est là que j’éclos,
page d’écriture tendue dans ses contradictions souveraines,
pour ne pas s’abaisser aux dogmes, aux normes lentes du mépris,
au réductionnisme qui légifère, enferme, condamne à bon marché,
raye ce qui déborde : la fragilité, l’anormalité, les élans pleine terre
non catégorisables, noyaux de vérité émergeants, bigarrés,
intransigeants, locaux.
Localité surnuméraire…
Colère vitale – donc je suis.

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