Préhistoire du Hacking

« C’est entre 1957 et 1958, que Joe Engressia (alors âgé de 8 ans ! ) découvre le principal secret du réseau : la fréquence de 2600hz »

paru dans lundimatin#21, le 4 mai 2015

À une époque où l’ordinateur numérique personnel n’existe pas encore, les premières communautés de bidouilleurs électroniques, précurseurs de ce qu’on appellera les hackers, émergent dans les années 60 autour d’un objet analogique : le téléphone. Véritables passionnés de cette technologie basée sur l’utilisation de fréquences sonores, les Phone Freaks ou Phreakers sont avides d’en découvrir les moindres détails et façonnent des usages libres et insolites de ces systèmes, au nez et à la barbe des compagnies de téléphone.

Depuis l’automatisation des centraux téléphoniques, plus besoin de standardistes pour établir les connexions. Elles se font désormais directement grâce à un système de fréquences permettant d’aiguiller les appels vers leurs destinations. Pourtant quelques-uns parviennent à déjouer le système et échappent allègrement aux lourdes taxations des communications longue distance. En octobre 1971, la revue Esquirre dans un article intitulé « Secrets of the little blue box » révèle les techniques et les pratiques insolites de ces Phones Freaks dissimulés derrière leurs combinés téléphoniques. Interrogé par Ron Rosenbaum, Joe Engressia, alias The Whistler, alias Joy Bubbles, reconnu comme le grand-père du phone phreaking, dément rapidement le simple argument lucratif et invoque une motivation plus importante : l’écoute des fréquences. « Avec mes oreilles, je peux détecter des choses qu’ils ne peuvent pas entendre avec leur équipement ». D’ailleurs toute son histoire corrobore cette constante ferveur et cette écoute attentive des fréquences sur le réseau : c’est entre 1957 et 1958, que Joe Engressia (alors âgé de 8 ans ! ) découvre le principal secret du réseau : la fréquence de 2600hz. Aveugle de naissance, Joe est doté d’une capacité d’écoute et d’un timbre d’une précision exceptionnelle. Cette aptitude lui permet d’imiter par ses sifflements toutes les fréquences qu’il perçoit. C’est ainsi qu’il va accidentellement provoquer la déconnexion répétée de la ligne téléphonique. Surpris par cet incident du réseau, il interroge un ingénieur de la société BELL qui va lui donner toutes les informations nécessaires à une plus ample compréhension et au déploiement de sa virtuosité de siffleur.

2006 devient le chiffre fétiche du phreaker, la fréquence magique pour s’évader et voyager librement à travers le réseau. John Draper évoque lui aussi cette même découverte. Lors d’une de ses expérimentations de radiodiffusion pirate, il demande à toute personne ayant entendu son message de le contacter aussitôt. John reçoit rapidement la réponse d’un autre radio amateur, disc-jockey et phreaker aveugle (...!!!) : Denni Teresi. Ce dernier l’initie aux techniques du phreaking et lui décrit le dispositif qu’il a mis en place pour s’introduire en toute discrétion dans les canaux de transmission. Équipé d’un enregistreur et d’un synthétiseur, il capte et reproduit une dizaine de fréquences qu’il combine pour se diriger à travers le réseau. Ainsi il explique qu’en composant un numéro gratuit (800...), et en envoyant par le combiné du téléphone un signal à 2600hz, il trompe le commutateur en simulant un message marquant la libération de la ligne. Le phreaker peut ensuite, à l’aide de certaines combinaisons de fréquences, composer le code d’un pays, d’une région et choisir d’appeler à Los Angeles, à Berlin ou à Moscou, en passant par le câble ou les satellites, sans apparaître sur les listes de facturation des compagnies de téléphone.

Avisé de ses compétences téléphoniques, Denni Teresi demande à John Draper de lui fabriquer un générateur multi-fréquences pour remplacer son dispositif musical, comme un de ceux qui circulent déjà chez certains phreakers et qui seront connus plus tard sous le terme générique Blue Box. Une fois découverte, cette fréquence de 2600hz devient, semble-t-il, l’obsession majeure de John Draper puisqu’il la retrouve dans un objet plutôt inattendu qui deviendra son emblème : un sifflet en plastique offert dans chaque boîte de céréales CAP’N CRUNCH. En bouchant la fente du sifflet, il obtient la fameuse fréquence et crée avec cette anecdote un des mythes fondateurs du Phreaking.

Après le récit de cette trouvaille si croustillante, John Draper devient l’illustre Captain Crunch, dont la notoriété s’accompagnera de quelques déboires judiciaires... Mais ses exploits ne se résument pas à cela ; le capitaine est aussi l’un des plus célèbres explorateurs de ces voyages à travers la planète auxquels s’adonnent les phreakers.

Il fait part à Ron Rosenbaum d’une de ses figures de style favorites « J’ai envoyé ma voix autour du monde, en allant vers l’est sur un téléphone et vers l’ouest sur un autre, en passant par le câble d’un côté, par le satellite de l’autre, et revenant ainsi au même moment, deux téléphones sonnent simultanément. En décrochant j’entends ma voix revenue à travers le monde par deux chemins différents. »

De nombreux modèles de Blue Box vont voir le jour au même moment et se multiplier rapidement vers 1965. Il s’en fabrique alors de toutes les couleurs, car le bleu n’est que la couleur du premier boîtier confisqué par la AT&T Security en septembre 1961. Bien que devenue obsolète, la plus connue aujourd’hui est celle de Captain Crunch et de Steve Wozniak, futur cofondateur d’Apple qui grâce à l’article détonnant d’Esquirre va contacter John Draper et lui proposer de faire équipe pour fabriquer leur propre Blue Box. Il la qualifiera lui-même de synthétiseur quand il sera nécessaire de masquer ses fonctions véritables aux services de police...

Ursula Gastfall
Merci à Otto Sync

(Ce texte a déjà fait l’objet de deux publications confidentielles dans Discuts, le magazine des manipulations sonores n°2, été 2011 et dans le journal du festival Avatarium, avril 2013, St-Etienne.)

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