Pourquoi l’Armée Syrienne Libre n’a t’elle pas vaincu ? Partie II

La révolution détournée.

En Route ! - paru dans lundimatin#99, le 3 avril 2017

Suite de notre article de la semaine dernière. Prise dans la fragmentation locale, sans stratégie à long terme et sans agenda propre, l’Armée Syrienne Libre n’a pas pu préserver sa place sur l’échiquier de la guerre civile. À mesure que les combats se sont intensifiés, les brigades ASL se sont retrouvées en manque de moyens, acculées peu à peu à des pures stratégies de survie.

Prises à la gorge par l’absence de soutien matériel et financier, elles n’ont pas pu maîtriser les négociations avec leurs mécènes étrangers. Les acteurs extérieurs ont donc cultivé vis à vis de ces brigades un régime de dépendance sur le terreau de leurs vulnérabilités. Progressivement, les sponsors étrangers ont pu mettre la main sur un certain nombre de brigades ASL, jusqu’à les détourner de leurs objectifs originels fondamentaux.

DÉSESCALADE MILITAIRE ET TRÊVE

Le travail de désescalade militaire a été la première étape de ce détournement. Il s’agissait d’imposer aux brigades ASL et à l’opposition dans son ensemble de tenir un discours de solution politique, en l’opposant à la solution militaire. Le but était d’entériner l’idée qu’’il n’y aurait pas de prise de Damas, mais qu’il pouvait se dessiner une transition politique négociée. Il est pourtant difficile d’imaginer un accord politique avec le régime sans que Damas soit encerclée. Une négociation avec le régime impliquerait de l’avoir préalablement mis à genou pour espérer un accord. Au moment où l’idée d’une solution politique s’est imposée, celle d’une victoire militaire des rebelles s’est éloignée.

LES TRÊVES : SUSPENDRE LE FRONT QUI UNIFIE

L’objectif affiché de la communauté internationale, à travers les trêves, est de limiter les victimes liées au conflit, de faire en sorte que le conflit s’arrête, ou qu’il se suspende. Il s’agit de donner l’impression que la communauté internationale agit alors qu’elle ne fait rien. De plus, c’est un moyen pour les États engagés de freiner le flot de réfugiés qui augmente à chaque bataille.

En réalité, ces trêves sont un dispositif sur lequel s’appuie une logique de détournement de la force militaire de la rébellion vers d’autres objectifs. En suspendant le front contre le régime, il s’agit de rendre possible une offensive concertée sur contre les groupes qualifiés de terroristes, à savoir l’État Islamique, Jabbhat al-Nusra, et plus tard le PKK.

Les Américains, qui dans ce conflit ont pour obsession l’éradication d’al-Qaida en Syrie, c’est-à-dire du Jabbhat al-Nusra, ont voulu utiliser ces trêves afin que les rebelles se retournent contre eux. Ils ont en tête ce qu’il s’est passé en janvier 2014, quand les rebelles se sont coordonnés et ont écrasé en deux semaines l’État Islamique à Idlib et à Alep. La différence c’est qu’à cette époque, l’État Islamique ne se battait jamais contre le régime. Leur faire la guerre n’impliquait pas pour la rébellion la rupture d’une alliance. En revanche, s’attaquer au Jabbhat al-Nusra pour l’ASL, c’est perdre les meilleurs combattants et se créer un ennemi localement. Sur le front Jabbhat al-Nusra est un allié militaire de taille pour quiconque souhaite la chute du régime. Même s’il peut ne s’agir que d’une alliance de circonstance des brigades ASL avec Jabbhat al-Nusra, on ne peut pas la briser aussi simplement.

Manifestation contre l’Etat Islamique à Alep en janvier 2014
Manifestation contre l’Etat Islamique à Alep en janvier 2014

L’intention des Américains est que cette suspension de la guerre fasse au moins renaître les discordes entre les différentes tendances. Cela a légèrement fonctionné en février-mars 2016. Dans certaines zones, dès qu’il n’y avait plus de bombardements, les manifestations anti-régime reprenaient. Elles ont rapidement tourné en manifestations contre al-Nusra. Ces derniers essayaient d’interdire le drapeau de la révolution qui réapparaissait dans les manifestations. Ce qui a évidemment crée des tensions et des combats, avec des morts, notamment à Idlib.
Mais ceux qui voulaient tirer profit ces trêves afin de combattre des groupes impliqués dans la rébellion n’ont pas tenu compte de l’attitude pourtant prévisible du régime. Le gouvernement syrien n’a jamais respecté aucun de ses engagements, il n’a donc jamais respecté les trêves.

Jabhat Al-Nusra déchirant le drapeau de la révolution syrienne lors d’une manifesation à Alep en 2014
Jabhat Al-Nusra déchirant le drapeau de la révolution syrienne lors d’une manifesation à Alep en 2014

Pour le régime, les trêves sont évidemment un moyen de gagner du temps et d’affaiblir les groupes qui les acceptent n’ayant pas les moyens de concentrer ses forces sur toute la Syrie au même moment. Ils utilisent donc les trêves pour redéployer leurs forces et les concentrer en divers endroits.

Dans la ville de Maarat al-Noman, dans la province d’Alep, qui est un fief de l’ASL, une brigade avait combattu Jabhat al-Nusra. Le scénario des Américains avait un peu fonctionné. Or c’est l’endroit qui a été le plus bombardé par le régime pendant la trêve.

Le régime bombarde systématiquement les zones où il y a le moins de jihadistes, son but étant de détruire la révolution. Il l’a fait par exemple avec Deraya pendant la trêve de février-mars-avril 2016. Il s’agissait de la zone modèle de l’ASL. Le régime a alors écrasé la ville sous un bombardement massif. Ensuite, il a repris Alep suite à la trêve de août-septembre 2016. Maintenant, début 2017, c’est la Ghouta orientale de Damas. À chaque trêve le régime écrase une zone.

Si pour la communauté internationale les trêves représentent la première étape vers une négociation, il s’agit pour le régime de la première étape vers la reddition de la rébellion.
De leur côté, les groupes jihadistes tel que Jabhat al-Nusra ont toujours eu un discours cohérent par rapport à ces négociations orchestrées par la communauté internationale. Ils n’y ont jamais pris part et ont toujours prévenu de ce qui allait se passer. Ils savaient que le régime ne respecterait jamais les trêves. Ils ont eu raison et cela a renforcé leur crédibilité politique y compris auprès des membres de l’ASL qui se sont sentis trahis par les concessions de leurs chefs. Lors de la tentative de trêve en septembre 2016, le régime a bombardé les convois humanitaires de l’ONU cherchant à entrer dans Alep assiégée. Le mois précédent, le siège avait été brisé par une offensive dirigée par le Jabhat al-Nosra. Ces derniers, en ne suspendant pas leur combat contre le régime, ont eu raison de la diplomatie. Bien que ces trêves s’organisent contre eux, elles leur ont permis de gagner en légitimité sur le terrain. 

Il est donc bon de rappeler à ceux qui répandent l’idée selon laquelle les États-Unis encouragent la rébellion contre le régime d’Assad qu’ils ont, en réalité, poussé à l’arrêt des combats afin de satisfaire leurs intérêts. Par là même, ils ont permis à Bachar al-Assad de reprendre du terrain et d’affaiblir la rébellion.

PERTE D’AUTONOMIE DES COMBATTANTS, RÉGIME DE DÉPENDANCE ET PROXY WAR

 [1]
 
La volonté de transformer les combattants de l’ASL en véritable « proxy » est partagée à la fois par les acteurs régionaux et internationaux. Parmi eux, il n’y a pas grand monde qui s’oppose au régime syrien. L’ensemble de ces acteurs ont des ennemis ou des intérêts prioritaires. C’est pourquoi ils ont besoin de mettre la main sur la rébellion. Ils s’agit pour eux de créer un système de dépendance des brigades rebelles. À mesure que la guerre s’intensifiait, les combattants ont eu un besoin toujours croissant de moyens. Or, les brigades ASL n’ont pas réussi à s’organiser de manière à pouvoir négocier cette aide extérieure afin de conserver leurs intérêts de révolutionnaires.
Leur vulnérabilité a permis aux acteurs étrangers de leur imposer des agendas extérieurs en échange d’armement et de financements.
Nous avons choisi de passer par quelques exemples concrets pour saisir le lien entre l’apport d’aide extérieure, la mise en place d’un régime de dépendance et le détournement de la force militaire des brigades ASL. 

Le pentagone et la trentième division

 [2]

Aux alentours de 2015, le Pentagone a créé un programme dont le but était de former une brigade nommée La Trentième Division. Ils auraient alors accueilli beaucoup de volontaires au sein d’un centre d’entrainement basé en Turquie. Durant cette formation, les Américains ont voulu faire signer aux participants un contrat dans lequel ils devaient s’engager à ne pas combattre le régime mais à combattre d’autres groupes tel que Jabhat al Nusra. La plupart des volontaires ont alors quitté le programme. Il était hors de question pour eux de signer un tel engagement. Les quelques volontaires restants ont malgré tout été envoyés en Syrie une fois leur entrainement terminé. Jabhat al-Nusra, qui avait bien compris l’objectif de cette division, a organisé leur enlèvement. À leur entrée sur le territoire syrien, ils auraient pris possession des voitures de la colonne, puis débranché les GPS. En les faisant ensuite passer sous des tentes, ils auraient ainsi semé l’escorte américaine par drone.
Personne n’est venu en aide à cette brigade quand elle s’est faite enlever. Ils avaient signé qu’ils ne se battraient plus contre le régime, ils n’étaient plus des alliés ni des révolutionnaires, mais comme on dit en anglais des « proxy », des agents américains.

Les chambres d’opérations du Front Sud et de l’Euphrate Shield

L’ASL n’ayant pas réussi à se structurer ne serait-ce que pour canaliser l’aide extérieure, ce sont finalement les étrangers qui ont directement pris en charge le travail de coordination. Ils ont créé des structures de coordination, des chambres d’opérations, dont les principales sont le MOC (pour les Jordaniens Military Opération Center) et le MOM (pour les Turcs Musterek Operasyon Merkezi). Ce sont des agents des services étrangers qui se coordonnent avec les chefs des brigades. Les brigades ASL sont sélectionnées et vérifiées avant de participer à la chambre d’opérations. Après avoir passé un test, elles reçoivent un peu d’argent, de façon très irrégulière et des armes. Mais cette aide est monnayée en échange de certaines missions.

Au Sud : le Front Sud et la Jordanie

Les brigades qui sont soutenues par la Jordanie, et rassemblées au sein du dénommé Front Sud, n’ont plus les moyens de se battre contre le régime. Les pressions jordaniennes sont de plus en plus fortes. En raison de son obsession pour sa propre sécurité intérieure, la Jordanie est un des pays qui pousse le plus à la désescalade militaire. Ils n’ont pas de grandes ambitions anti-Bachar, et donc pourront se retourner contre la rébellion dès qu’il le faudra. Pour les missions qui vont dans leurs intérêts, ils paient des salaires, et donnent un peu d’armes aux brigades ASL. Ils permettent aussi l’accès aux hôpitaux de leur pays pour les blessés, mais ferment et ouvrent cet accès en fonction des intérêts du moment. Ils emploient alors les brigades du Front Sud à la surveillance de leur frontière partagée avec la Syrie et au nettoyage de la région des quelques implantations de groupes jihadistes. Dès que les brigades ASL veulent se battre sur leur propre front, les salaires sont coupés, les armes n’arrivent plus, l’accès aux hôpitaux se referme. Résultat : environ 15 000 combattants du Front Sud se retrouvent employés à faire les gardes frontières pour le compte de la Jordanie. Les combattants deviennent dépendants des Jordaniens parce que ce sont les seuls à leur apporter armes et argent. 

Drapeau de la coalition du Front Sud
Drapeau de la coalition du Front Sud

Leur mobilisation à d’autres fins que la chute du régime leur a été fatale pendant la chute de Deraya en août 2016. Pendant que cette zone se faisait pilonner par le régime, il y avait presque 20 000 soldats armés de L’ASL à 30 km de là qui n’ont pas bougé, qui n’ont pas tiré une seule balle. Le Front Sud alors perdu toute crédibilité au sein de la rébellion. Considérés comme des traitres, plus personne au sein de la rébellion ne leur accorde de respect. Les islamistes ont profité de l’occasion pour décrédibiliser l’ASL du fait de l’abandon de Deraya. Depuis des années que les brigades de Deraya se battaient, ils étaient devenus des spécialistes de la guerre urbaine. À quelques kilomètres du palais présidentiel de Damas, ils avaient tenus jusqu’au bout le rapport de force avec l’armée du régime. Mais ils n’ont rien pu faire quand ce dernier a concentré ses frappes sur la zone pendant la trêve du printemps 2016, et surtout personne ne leur est venu en aide.
Durant l’offensive sur Alep, si un front s’était ouvert au Sud, cela aurait forcé l’aviation russe et syrienne à se redéployer et permis de disperser les troupes les plus équipées et les mieux entrainées de l’armée syrienne. S’il y avait eu une attaque massive à Deraya de l’ASL contre les positions du régime, il aurait été très compliqué pour lui de reprendre Alep, et évidemment de reprendre Deraya.

Beaucoup de ceux qui sont entrain de faire garde frontière pendant que les autres meurent à 30 km deviennent fous. Nombreux sont ceux qui partent et abandonnent. Ils se rendent bien compte qu’ils sont des pions, qu’ils ne sont plus maîtres de leur destin. D’autres ont alors rejoint les groupes islamistes bien qu’ils ne le soient pas. Mais dans ce contexte, rallier ces groupes est devenu pour eux la seule possibilité de combattre le régime.
Il y a eu quelques mouvements de protestations contre la Jordanie, notamment la mise en grève d’une brigade à la frontière. Ils ont quitté leur position le long de la frontière jordanienne qu’ils avaient à charge de surveiller. Ils pensaient que le mouvement s’étendrait mais ça n’a pas marché. Ils se sont retirés de leur bande de territoire, et c’est la brigade d’à côté qui a repris leur position. Il y a aussi eu des putschs internes consistant à renverser les chefs considérés comme des agents de la Jordanie. Mais ces derniers ont rapidement été remis en place sous la pression jordanienne.

Poste Frontière entre la Jordanie et la Syrie
Poste Frontière entre la Jordanie et la Syrie

Au Nord : le Bouclier de L’Euprates et la Turquie

La Turquie a créé une zone d’influence au Nord afin de combattre ses propres ennemis. Le gouvernement turc n’étant plutôt pas favorable à Bachar al-Assad, il s’agissait au départ de se ranger du côté du soulèvement. Désormais leur priorité est surtout de contrer l’expansion kurde à sa frontière, de les empêcher d’unifier leurs territoires au Nord de la Syrie (Rojava). C’est le réel objectif de la guerre que la Turquie mène à l’État Islamique en Syrie. L’idée est de reprendre les territoires à ce dernier avant que le YPG [3] ne le fasse.
Les Turcs ont utilisé plusieurs milliers de combattants rebelles d’Alep et d’Idlib essentiellement de l’ASL. Ils les ont armés, entraînés, payés et ils les ont faits intervenir depuis le sol turc. Ils ont ainsi créé une nouvelle poche dans le territoire de l’EI, le long de la frontière.

L’opération anti-YPG est absolument évidente. Après que les YPG aient pris Manbij, ils se sont préparés à prendre Jarabulus. Ils ont commencé à s’allier avec des anciens de l’ASL de la ville en créant un conseil militaire commun de Jarabulus. Le chef de ce conseil militaire fut assassiné la veille de l’intervention turque depuis la frontière.
Aujourd’hui, les Turcs soutiennent les rebelles dans leur lutte contre l’Etat Islamique dans le Nord de la Syrie. Mais il est probable qu’ils se mettent à soutenir le régime contre les Kurdes. C’est ce qu’on a vu pour la première fois avec la chute d’Alep. Les Turcs ont abandonné les rebelles syriens, c’est un coup de poignard dans le dos pour la rébellion. Ils ont utilisé l’ASL pour combattre les Kurdes, et leur ont ensuite coupé les aides afin de les rendre inactifs au moment de l’offensive du régime sur Alep. En échange de cette inaction des brigades ASL, les Turcs ont obtenu un appui des Russes pour la prise d’al-Bab (ville situé entre deux provinces du Rojava reprise à l’Etat Islamique).

Omar Abu Zaid, porte parole de l’opposition armée syrienne montrant l’accord de trêve russo-turc de Décembre 2016 lors d’une conférence de presse à Ankara.
Omar Abu Zaid, porte parole de l’opposition armée syrienne montrant l’accord de trêve russo-turc de Décembre 2016 lors d’une conférence de presse à Ankara.
Signatures Russes et Turques de l’accord de trêve de décembre 2016, tout deux garants des parties, ainsi que celles des factions concernées.
Signatures Russes et Turques de l’accord de trêve de décembre 2016, tout deux garants des parties, ainsi que celles des factions concernées.

 

Tenir les rebelles par la distribution des munitions : l’exemple des missiles TOWs

Pour comprendre comment ce « soutien » étranger se réalise, prenons l’exemple des missiles anti-char, les TOWs. Ce sont des missiles guidés très efficaces pour détruire assurément un char. Elles sont plutôt considérées comme défensives puisqu’elles permettent de protéger une ville d’un assaut. Il est impossible de prendre une ville avec de l’infanterie, en raison des snipers, donc elles sont prises avec des tanks, que ces missiles peuvent détruire. Ces armes, qui sont distribuées aux rebelles, ne sont pas faites pour gagner du terrain, mais permettent de ne pas en perdre. Afin de déterminer à qui distribuer ces missiles, le MOC et le MOM ont d’abord procédé à des négociations internes. Les Jordaniens voulaient les donner à telles brigades, les Turcs à d’autres et les Américains encore à d’autres. Ils se sont mis d’accord sur la sélection d’une trentaine de groupes en Syrie qui ont eut le droit de recevoir ces missiles. Ils formaient les combattants à leur utilisation et les munitions étaient données au compte goutte par 4 ou 5. Ces dernières sont scrupuleusement enregistrées, chaque utilisation doit être filmée et s’il y a une seule perte, la distribution est interrompue. Ce qui ne permet pas aux combattants d’en stocker et de les utiliser pour d’autres missions qui sont les leurs, puisqu’une fois que la bataille est finie le MOC et le MOM reprennent les munitions.
Il n’y avait pas de TOWs à la bataille d’Alep et la présence de telles munitions aurait bien entendu changé la donne. L’ASL demandait le même type d’armes pour se défendre de l’aviation russe et syrienne, ce qu’ils n’ont jamais eu. La distribution de ces missiles par le MOC et le MOM leur permet donc un contrôle direct sur les brigades, en décidant par ce biais sur quels fronts elles pourront se battre.

NÉGOCIER ET GARDER SON INDÉPENDANCE

L’intensité de la guerre demande des moyens matériels considérables. On peut répondre à ce besoin matériel par des alliances de circonstances. Mais pour garder son indépendance, il faut pouvoir peser dans le rapport de force avec ses soutiens potentiels.
Les acteurs extérieurs ne cherchent non pas à appuyer la chute du régime mais sont à la recherche sur le terrain de la meilleure force anti-terroriste. C’est ce qui guide leurs alliances que ce soit avec le régime, les YPG ou encore l’ASL. Aucun d‘entre eux n’est prêt à mettre des troupes au sol, et très peu à faire des bombardements conséquents. C’est à partir de là qu’il est possible de négocier, en cherchant à mettre en avant ses intérêts de révolutionnaires avant ceux des acteurs étrangers. Mais pour mettre en place ce type de négociation, il faut avoir une vision à plus long terme que celui du temps d’une bataille ainsi qu’une capacité importante de coordination entre les différents groupes.
Par exemple au Sud, l’ASL aurait pu négocier la surveillance de la frontière avec la Jordanie contre un appui matériel de leur part pour prendre telle ou telle ville et dans le Nord, accepter d’appuyer les Turcs, à condition de sauver Alep.
Les YPG ont eux réussi à s’imposer dans le rapport de force avec leurs soutiens. Les Américains n’ont aucune envie d’aider les YPG, mais ils n’ont pas le choix. Ils le font parce ce sont les meilleurs contre l’État Islamique. Si les YPG ont une capacité de négociation, c’est qu’ils possèdent une organisation ultra centralisée où il n’y a que quelques personnes qui prennent toutes les décisions. Ainsi leur participation à la guerre des autres est toujours négociée [4].
Mais ce qui distingue le YPG de l’ASL, c’est que d’un côté il s’agit d’un mouvement politique formé depuis des années à la guérilla, de l’autre c’est un peuple en arme qui a l’atout de son ancrage local, mais pas la capacité d’élaborer une stratégie globale propre à ses objectifs. Cette dernière a déclenché une insurrection à l’échelle d’un pays poussée par l’espoir des printemps arabes, mais elle n’a pas trouvé le chemin qui aurait pu lui permettre de garder son indépendance.

Ce que nous avons décrit ci-dessus ne sont donc que des alliances de circonstances. Les critères qui font que des combattants de l’ASL vont s’allier avec les Turcs, les Kurdes, ou les jihadistes ne sont jamais politiques ou réellement maîtrisés. Ils vont collaborer avec ceux qui leur permettront de se battre dans les circonstances du moment. Il y a maintenant beaucoup de passages d’une alliance à l’autre, ce qui est aussi lié à une incapacité à fonctionner de manière autonome et de faire des choix.

SCÉNARIOS : NOUVELLE SÉQUENCE POUR LES RÉVOLUTIONNAIRES

Les brigades ASL sont désormais dans une logique de survie. L’enjeu pour elles est de ne pas déposer les armes et de continuer à se battre même dans ces conditions de dépendance à des agendas étrangers. En restant une faction autonome par rapport au régime, ils peuvent peut-être espérer peser dans le processus de négociation, ou dans une reprise des combats.
Au fur et à mesure du conflit, l’ASL aura essuyé de nombreux coups durs. Si l’utilisation des armes chimiques a marqué l’abandon des Syriens par la communauté internationale, elle aura aussi donné le feu vert aux Russes et au régime : ils peuvent faire ce qu’ils veulent, leur action ne rencontrera aucune limite. Ensuite, il y a eu l’arrivée de l’État Islamique, la tentative d’alliance avec le PKK et les YPG et leur trahison, puis la chute d’Alep... À chaque étape du conflit, l’ASL a franchi un nouveau seuil de désespoir. En conséquence, beaucoup de combattants expérimentés et politisés partent en exil. Depuis l’intervention russe, un vrai sentiment de défaite s’est installé au sein de l’ASL. Certains abandonnent le combat ou rejoignent les islamistes.

Pour saisir ce qui va se jouer pour la Syrie, il faut partir d’une vision à long terme. Imaginons que le conflit dure encore cinq ans. Et que, face à l’épuisement total des acteurs, le régime de Bachar arrive finalement à reprendre l’ensemble du territoire. Ceci grâce à un gros investissement de la part des Russes et à la bénédiction américaine de l’administration Trump. C’est un scénario de type occupation russe avec une absence de zones libérées.
Dans ce cas, émettons deux hypothèses pour le devenir de la révolution.
La première ressemblerait à l’Algérie post-guerre civile de la fin des années 90. La société civile et les mouvements politiques contestataires sont épuisés, la résistance est décimée, plus personne ne fait de politique. Dans un tel contexte, au moment où un mouvement d’insurrection tel que les printemps arabes de 2011 éclate, il se répand partout sauf à cet endroit. Plus personne ne veux prendre le risque de déstabiliser le pouvoir, de risquer une guerre civile. Cela signifierait un vrai retour à la dictature pendant encore deux générations.
La deuxième hypothèse serait plus comparable à ce qu’il s’est passé avec l’occupation américaine de l’Irak [5]. En envisageant une occupation irano-russe de la Syrie, à la suite d’une victoire rapide, pas de l’armée syrienne mais de ses alliés. Une victoire à la Pyrrhus où les Russes ruinés finiraient par se retirer. Le gouvernement syrien se retrouverait avec la gestion du pays sans les moyens d’y parvenir, et dans un contexte où les Syriens n’attendent qu’une seule chose : pouvoir prendre leur revanche. Un mouvement de guérilla pourrait se reconstruire en Syrie avec l’aide des exilés, et des réseaux pourraient se reconstituer dans la clandestinité.

Dans une telle situation, la vraie question est de savoir quels seront les groupes qui auront la capacité de transformer une révolte de villageois et de quartiers peu organisée en une rébellion coordonnée capable de dessiner une vraie stratégie de victoire. Franchir ce seuil est très difficile. Et cela risque encore une fois de marginaliser d’avantage l’ASL. 

Pour les groupes rebelles syriens, l’enjeu est d’essayer d’organiser ce qui va suivre la défaite de la guerre frontale avec Bachar, et de réfléchir à la forme que peut prendre la lutte en l’absence de territoires libérés. Il s’agit pour eux d’anticiper la situation et d’organiser leur passage à la clandestinité et il faut qu’ils s’y préparent dès à présent. Les faiblesses structurelles de l’ASL ne vont sans doute pas permettre ce passage.

Les islamistes, quant à eux, préparent déjà la suite. L’attentat récent perpétré à Homs le 25 février 2017 par Hayat Tahrir al-Sham (anciennnement Jabbhat al-Nusra), a tué une cinquantaine de membres importants des services secrets de la sécurité militaire de la ville. Parmi eux se trouvait le général Hassan Daaboul, chef de la sécurité militaire de Homs. Une des personnes les plus haïes de la région, responsable de l’arrestation, de la torture et de l’exécution de centaines d’opposants syriens depuis le début du soulèvement contre Bachar. Cette attaque représente le début de la seconde étape de la guerre. Celle d’une guerre clandestine qui pour les jihadistes est une façon de continuer la lutte avant une potentielle reprise de territoires.

[1À ce sujet, voici un article très complet, malheureusement en anglais, sur la marginalisation de l’ASL à travers l’action des sponsor étrangers http://www.arab-reform.net/en/node/1007

[3Unité de Protection du Peuple, Yekîneyên Parastina Gel, force militaire du parti politique kurde syrien PYD, encadrée par le PKK

[4Par exemple les Américains leurs ont demandé de prendre Shadadi, qui est une ville arabe où il n’ y a aucun kurde. Ça ne fait pas partie du Rojava et donc de l’objectif des YPG. Les YPG ont perdu des combattants dans la prise de cette ville, mais ils l’ont fait en échange d’un soutien des Américains pour prendre d’autres villes. Des villes que les Américains ne voulaient pas donner aux YPG, telles que Manbij ou Talabia. Les Américains voulaient éviter d’aller contre les intérêts des Turcs pour ne pas les froisser. Finalement, ils ont été forcé de soutenir les YPG sur ces batailles, parce qu’ils n’auraient pas pu avoir leur aide sur d’autres fronts. Les YPG arrivent ainsi à recevoir des armes des russes et des américains en même temps en négociant des choses différentes d’un côté et de l’autre.

[5En Irak, la résistance à l’occupation américaine était très hétérogène et très localisée. Il y avait des mouvements qui étaient liés à des confréries soufies, des mouvements liés au parti Baas et à différents partis politiques, d’autres liés à des groupes jihadistes très divisés entre eux, à des groupes tribaux, etc. Toutes ces tendances se sont affrontées les unes les autres tout en étant combattues par l’armée américaine et par le gouvernement irakien. L’insurrection a perdu. Les manifestations de 2011 qui ont suivi se sont faites écrasées par le gouvernement irakien mis en place par les Américains. Les mouvements de résistance qui ont survécu sont ceux qui sont passés à la clandestinité. Et les seuls qui ont réussi ce passage à la clandestinité sont ceux qui composent aujourd’hui l’État Islamique. Le passage à la clandestinité pour la résistance a eu l’effet d’une sélection naturelle des mouvements révolutionnaires. L’État Islamique y a méticuleusement éliminé ou absorbé toutes les autres franges du mouvement, s’arrogeant désormais le monopole de l’opposition sunnite.

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