Pour une politique du fist-fucking ?

Interview.

paru dans lundimatin#11, le 15 février 2015

La main fermée serait exclusivement signe de violence, de protestation. Et l’occident n’aurait produit qu’une seule pratique sexuelle au XXe siècle, le fist-fucking. Marco Vidal cherche, dans un livre paru chez Zones, à nous démontrer que le poing au contact du rectum ou du vagin se domestique, devient douceur et il nous fait parcourir, chemin faisant, l’histoire de la médecine, de la littérature comme de ses propres fantasmes.

En lisant ton livre, la phrase qui tournait en rond dans ma tête était celle au début de L’Erotisme de Bataille : « De l’érotisme il est possible de dire que c’est l’approbation de la vie jusque dans la mort ». Si l’on suit cette définition le fist ne serait-il pas la pratique érotique par excellence ?
Vu de l’extérieur, le fist fucking pourrait parfaitement convenir à la phrase de Bataille et la phrase de Bataille au FF. On y voit la violence, et potentiellement la mise en danger. C’est bien ce que montre la forme criminelle historique à laquelle je le ramène : l’empalement. De ce point de vue, Bataille pourrait parfaitement être cité par Dolmancé, le héros sadien de La Philosophie dans le boudoir. Mais en vérité j’ai travaillé à l’envers de cette idée. J’ai plutôt voulu montrer, contre les apparences et l’opinion ordinaire qu’on en a, que cette pratique exige une domestication incroyable des puissances criminelles de la main. Approbation de la vie jusque dans la mort, oui. Mais une mort approchée, apprivoisée, repoussée par l’expérience des puissances de vie du corps.
Le fist serait l’unique création sexuelle du XXe siècle selon Foucault, c’est de cette affirmation que tu pars pour enquêter sur l’origine du fist. Mais est-il vraiment possible de faire l’histoire du fist ? De remonter jusqu’à sa création ?
FIST est un livre de littérature. J’ai pris soin d’ajouter sous le titre la mention « Fiction d’essai ». C’est une appellation paradoxale, hybride, transgenre qui désigne le récit d’une expérience par les mots. Une expérience traversée par l’enquête sociologique, historique, littéraire, érotique. En tant que littérature, c’est aussi une expérience proposée au lecteur et j’en connais qui ont eu du mal à aller jusqu’au bout ! Il ne s’agit donc pas vraiment d’une généalogie du FF. Je passe évidemment par l’histoire. Je cite des documents, ce sont de vrais documents, ce sont aussi d’incomparables morceaux de fiction. Le texte de Dumareau sur le toucher rectal c’est une exploration spéléo-poétique. Et ce qui m’intéresse, c’est que la littérature y aille comme la main y va. C’est pas facile, c’est dérangeant. Ça peut être surprenant et paradoxalement plus beau qu’on ne le croit. En ce sens, terminer sur le Cantique des cantiques c’était à la fois un clin d’œil et une apothéose.
La médecine semble avoir considéré le toucher rectal de manière contradictoire. Il y a d’une part ceux qui utilisent le doigt et ceux qui utilisent le spéculum. A quoi renvoie une telle division ?
Cela ne concerne pas seulement le toucher rectal mais tous les doigtés médicaux. Le bistouri de Boyer remédiant à la fissure anale, le speculum d’Ambroise Paré qu’emploie Aubert dans le traitement du vaginisme sont les attributs médicaux d’une culture. Il ne faut pas l’oublier, l’occident de cette époque ignore quasiment tout de l’art médical du massage. Je crois que le speculum d’Aubert, l’usage du chloral sont des précautions déontologiques pour approcher le corps féminin, alors même qu’on est en train de lui infliger la violence d’une pénétration forcée. De ce point de vue, le doigté de Récamier ou de Thure Brandt sont des innovations singulières de la médecine du XIX siècle. Innovations audacieuses qui ont valu à ces médecins d’être traités comme des pestiférés par beaucoup de leurs pairs. Ce qui est frappant c’est de voir que ces débats qui ont divisé la médecine du XIXe ont disparu aux alentours de la Grande Guerre. 14-18, c’est le triomphe de la chirurgie traumatique, le couronnement des anesthésiques et du bistouri. La guerre aura décidé du destin du malade. Endormi et instrumentalisé. Il n’y a là rien d’innocent.
Tu dis que le trou du cul n’est pas « un muscle qu’on commande mais un muscle que l’on séduit », justement c’est quoi le rituel de préparation d’un bon fist ?
Il y a des doux et des brutaux. L’éventail est dans mon livre. Il y a des partenaires qui demandent un double FF d’entrée. C’est quelque chose que je refuse. Si ça commence avec un double, je ne veux même pas savoir où ça peut finir. Ce type de performance réintroduit la dimension phallique de la pénétration, celle d’un Dolmancé dont je parlais plus haut. Personnellement je suis plutôt dans une position d’attente. Je commence par le bout des doigts. Je laisse le corps manifester sa faim. Je réagis à son frisson, et encore pas tout de suite. J’aime assez que le sphincter soit en avance, qu’il m’offre plus que je ne lui demande, manière d’éviter la douleur. La première étape c’est de trouver sa place à l’intérieur. L’étape suivante est de l’agrandir en évitant les contractions. Un sphincter tendu, qui bloque c’est une gifle envoyée au fisteur trop entreprenant. C’est un mauvais début, c’est difficile à rattraper. Ensuite c’est plutôt le jeu de la main qui m’intéresse, une façon de rencontrer les dimensions organiques du rectum et du plaisir. Je suis fou de ces moments où sans savoir comment j’allume un brasier sur le visage congestionné de mon partenaire qui ne me lâche pas des yeux. Pas besoin de parler, je sais que j’ai la permission. Je ne suis plus dans son cul. Tous les deux nous sommes dans la même nacelle, e la nave va...
La majorité des rencontres que tu racontes se font par internet. Il n’y a pas de communauté de fistfucker aujourd’hui ? Des lieux de drague fist ?
J’ai rencontré mes interlocuteurs par le biais de réseaux téléphoniques. Ce sont des plateformes de contact, des sortes de foires aux désirs. C’est assez varié. Il y a de tout, et donc aussi, quoique pas majoritairement, des propositions de fist. Mes partenaires étaient des adeptes réguliers, mais aucun ne m’a renvoyé vers des réseaux spécialisés. Sur Paris, davantage que des communautés, je dirais qu’existent de petites confréries de fisteurs-fistés, des amitiés fondées sur ce goût, qui organisent des séances à trois ou quatre. En ce qui concerne les clubs, il me semble que le Sida a eu raison des lieux les plus hard, surtout ceux consacrés au plaisir anal, comme le Keller en son temps. Y a t-il des équivalents aujourd’hui ? Existe-t-il des soirées fist dans des clubs généralistes ? Je n’en ai pas eu d’échos. Quant aux lieux de dragues, le fist y est encore moins probable. L’attractivité des lieux de drague tient pour beaucoup au fait que ce sont des endroits potentiels de consommation, et le fist « à la sauvage » j’envisage mal ce que ça peut être, ce n’est pas une pénétration avec son dénouement somme toute rapide. C’est tout le contraire.
Et enfin, où se situerait pour toi la force politique d’une telle pratique ? En quoi pourrait-elle faire affront à la morale dominante ?
Je dis dans mon livre que le fist est une sexualité sans phallus. C’est une phrase qui mérite des explications. Le phallus c’est à la fois quelque chose qui se voit et qui ne se voit pas. Ce qui se voit, ce n’est pas tant le pénis comme organe que l’acte de pénétration. On peut m’objecter que le fist en a toutes les apparences. Oui, mais c’est une pénétration paradoxale où la main nie ses puissances criminelles pour devenir partenaire, se faire caresse, se lier au corps de l’autre, nouer sa dynamique à la dynamique du rectum en une sorte de danse érotique. Ce qui ne se voit pas du phallus, c’est l’ordre symbolique. L’Antiquité ne connaissait pas l’homosexualité en tant que telle. Elle ne connaissait que des positions – active et passive. Sabrer, être sabré, disait Foucault. Sabrer est une position virile. Un homme peut sabrer femme ou homme sans distinction et sans déchoir. En revanche, être sabré est une position inférieure, et pour un homme une position infamante. Voilà quelque chose à quoi le fist me semble échapper. Pas seulement parce que ses partenaires ont également un trou et une main.

Aux USA, dans les années soixante, la plus célèbre association de fist, la FFA (Fist Fuckers of America), exigeait de ses membres qu’ils aient expérimenté une main dans le cul avant de devenir fisteur. Ce n’était pas une précaution inutile. Mais je remarque que c’est une exigence dont on n’aurait jamais idée pour la sodomie par exemple. Dans le même sens, les clubs SM qui ont abrité les premiers fist fucking comprenaient mal cette pratique jugée trop tendre. Et ce n’est pas étonnant parce que les pratiques SM ont une manière à elles de jouer et surjouer le rapport phallique de domination pour en faire un plus de plaisir. C’est vraiment de ce point de vue qu’il y a quelque chose à apprendre du fist. Expérimenter des puissances érotiques qui n’inscrivent pas chacun à une place déterminée, déplacent ensemble les partenaires vers des formes de plaisir qui échappent aux canons dominateurs, orgasmiques, explosifs et criminels du phallus.

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