Entretien à propos du Front Unitaire Homosexuel Révolutionnaire Italien

Pour un communisme gay

paru dans lundimatin#110, le 26 juin 2017

30 ans après la grande vague révolutionnaire et insurrectionnelle italienne, plusieurs publications récentes reviennent sur l’ébullition politique et intellectuelle de ces années là. C’est notamment le cas de La Horde D’Or, paru récemment et qui constitue la synthèse la plus riche de ce vaste mouvement. L’histoire des luttes homosexuelles en Italie reste néanmoins absente de le plupart des ouvrages historiques, ce qui est d’autant plus dommageable que le mouvement gay italien, le FUORI ! compte parmi les plus riches et les plus radicaux d’Europe.

Nous avons interrogé Massimo Prearo, chercheur à l’université de Vérone, afin qu’il nous raconte l’historie de ce groupe. C’est à travers la figure de Mario Mieli, dont Massimo Prearo a traduit l’ouvrage principal en 2008, qu’il nous fait explorer ces années-là. Militant homosexuel, « transsexuel » et révolutionnaire, les théories et pratiques politiques de Mieli sont un bol d’air frais pour qui veut sortir du placard de la normalité et penser la question du genre à distance des seules revendications.

lundimatin : Est-ce que tu peux nous raconter comment a débuté le mouvement homosexuel en Italie ?
Massimo Prearo : On peut indiquer deux dates de début du mouvement homosexuel en Italie : 1971 et 1972. Ce qui s’est passé, et ceci est lié à la figure de Mario Mieli, c’est que celui-ci avait voyagé à Londres, en 1969-1970, où il y avait vu la naissance du Gay Liberation Front. Ici, il avait participé aux assemblées du mouvement. Mieli avait été très enthousiasmé par ce nouveau mouvement. Une fois rentré en Italie, il décide de prendre contact avec d’autres personnes qui voulaient s’engager dans une politique homosexuelle. Un soir, un groupe se retrouve à Milan, en 1971. Cela eut lieu dans la maison d’une écrivaine italienne, Fernanda Pivano - qui a beaucoup travaillé sur les auteurs américains de la Beat Generation -, qui était intéressée par la contre-culture. Elle avait accueilli chez elles les militants pour une réunion afin de décider de ce qu’ils voulaient faire en Italie, et c’est à cette occasion qu’il y eu l’idée de fonder le Fuori !. Il paraît même que c’est elle qui ait proposé le nom, dont l’acronyme est Front Unitaire Homosexuel Révolutionnaire Italien. Fuori, c’est aussi le mot italien pour dire « dehors », en italien « uscire fuori » signifie « sortir dehors », coming out. Et c’est là qu’a commencé ce militantisme homosexuel révolutionnaire.

Cependant, la première sortie publique, ça a été en 1972, au Congrès International de Sexologie qui avait lieu à San Remo, où se sont retrouvés les militants du Fuori ! et ceux du FHAR français. Donc, si la fondation est en 1971, le premier acte public du mouvement a lieu en 1972 à San Remo. Lors de ce congrès, les militants ont manifestés devant l’immeuble avec des pancartes. Ils s’étaient également inscrits pour parler y prendre la parole, ce que fit Françoise d’Eaubonne, membre du FHAR, pour dénoncer les psychiatres et la vision psychiatrique de l’homosexualité. Ils ont également jeté des boules puantes dans les salles pour perturber le déroulement du Congrès.

LM : Le journal Fuori ! semble avoir été très important dans la constitution du groupe. Combien de temps a-t-il duré ?
M.P : Oui, ce fut un organe très important. Il est sorti de 1972 à 1982, pas toujours de manière très régulière, mais avec une très grande intensité les premières années. Le journal était le principal moyen de communication, c’était le moyen pour le mouvement d’échanger des informations, de savoir ce qui se passait en Italie - il y avait différents groupes Fuori !, notamment à Turin et à Milan. Mais surtout, le journal était un véritable espace de réflexion où se construisait la pensée homosexuelle révolutionnaire italienne. C’est d’ailleurs à l’intérieur de celui-ci que Mieli a publié ses premiers articles qui ont constitué la base de son livre, Éléments de critique homosexuelle.

LM : Quel était le lien entre le mouvement homosexuel et le mouvement féministe ?
M.P : Il y avait des liens, surtout à Milan. Mieli par exemple et Corrado Levi, son grand ami avec qui il a partagé beaucoup de choses, connaissait et fréquentait les féministes italiennes, notamment celles qui deviendront la Librairie des femmes de Milan. Il y avait des cercles culturels, des soirées de discussion, des débats, pas nécessairement à l’intérieur du mouvement féministe mais en général à la Maison de la Culture. Mieli - j’insiste sur Mieli parce que c’est ce qui vous intéresse, mais il n’était évidemment pas le seul qui était présent et qui s’occupait du mouvement – a toujours été très intéressé par la politique des femmes et le mouvement féministe. Et aussi, et c’est un aspect non-négligeable pour expliquer la difficulté de Mieli à trouver un lectorat en France, il était très intéressé par la psychanalyse. C’est pour ça qu’une des choses qui l’a le plus passionné dans le mouvement féministe – et que le mouvement homosexuel a repris - c’était la pratique de l’auto-conscience : un moyen d’exploration collective des dynamiques intérieurs, individuelles, subjectives.

LM : Est-ce que tu peux nous expliquer ce qu’est l’auto-conscience ?
M.P : J’ai traduit un article de Corrado Levi qui explique bien ce qu’ils ont fait dans les groupes d’auto-conscience. L’idée consistait à dire que les grandes théories, les grandes interprétations, les grands récit - comme par exemple l’interprétation marxiste, communiste, structurelle - ne nous permettent pas d’accéder à nos vécus subjectifs. Cela nous fournit certes des clés structurelles pour comprendre l’oppression, pour comprendre comment fonctionne le « système » - je me sert des mots qu’ils utilisaient - mais cela ne nous dit pas, d’un point de vue micro-analytique, ce que sont nos expériences et comment traverser la domination que nous vivons au quotidien. Donc le point de départ, pour analyser cette oppression et cette répression, ne peut être le récit structurel, qui reste à un niveau macro, mais notre propre vécu personnel. Ils se retrouvaient donc en groupe, pas nécessairement nombreux, pour partager et raconter leurs expériences personnelles, c’est-à-dire pour parler des choses du quotidien comme le rapport aux parents ou les relations affectives, comment on les vit, comment agit la répression dans les relations de couple, dans nos désirs, pourquoi nous n’arrivons pas à libérer notre désir – et à partir du partage des expériences les plus intimes et subjectives, entamer une réflexion collective. Voilà, l’auto-conscience, ça veut dire partir de soi, de son vécu, et puis le partager collectivement et à partir de là – à partir de ce qui a été ressenti comme vrai - produire une « théorie politique » de l’expérience. Une théorie donc qui vienne non pas d’une vision structurelle, mais d’une vision expériencielle.
LM : Quel était le rapport du mouvement homosexuel avec le reste du mouvement autonome italien de ces même années ?
M.P : Ce qu’il faut déjà dire, c’est qu’il n’y a pour le moment que peu d’études là-dessus, donc les informations dont on dispose sont très partielles et réduites. Personne n’en a encore fait une histoire approfondie, à travers les archives, les mémoires, sur le mouvement homosexuel italien de ces années là. Je ne peux donc dire que des choses très générales, malheureusement.

Durant toute la première moitié des années 1970, il y a eu entre les espaces du mouvement et le mouvement homosexuel des liens que je dirais de circulation. Disons qu’ils se fréquentaient. Mais c’était toujours dans un rapport critique. Si vous lisez par exemple le livre de Mieli, il est toujours très critique à l’égard de la gauche, qu’elle soit parlementaire ou extra-parlementaire. Il faut dire que le mouvement, surtout dans la première moitié des années 1970, était quand même très fermé aux questions homosexuelles. Donc il y avait un rapport de proximité, mais de proximité critique. Et c’est pour cette raison que le mouvement homosexuel, surtout au début, a toujours travaillé à construire sa propre autonomie. Et d’une certaine manière à se détacher du mouvement. Donc évidemment, c’étaient des espaces desquels ils pouvaient se sentir proches en terme de projet politique, mais dans lesquels ils ressentaient le même sentiment d’oppression, de refus et de déni, qu’ils voyaient dans le reste de la société, parce que les questions homosexuelles n’étaient pas prise en compte, mais niées ou refusées, ou au mieux laissées en second plan. C’est donc pour cela que le Fuori ! eu à cœur de construire un espace homosexuel autonome. Mais autonome également dans le sens d’autonome par rapport au mouvement autonome lui-même.

LM : Certaines féministes ont même refusé de participer aux manifestations du mouvement autonome. Est-ce que tu peux nous en dire davantage sur le rapport du Fuori ! aux manifestations ?
M.P : Non, ça, je ne saurais pas dire précisément. Mais je sais par exemple qu’en 1976, il y a eu une grande manifestation, à Milan, dans un parc, à laquelle ont participé tous ces mouvements de la « contre-culture » italienne : des autonomes aux féministes, et à laquelle ont aussi participé ceux du Collectif autonome Fuori ! de Milan. Il y a une vidéo où l’on voit Mieli, et d’autres, monter sur la scène. Il raconte dans le livre comment même à ce genre de manifestation, ils étaient souvent attaqués, dénigrés par les autres groupes. Il raconte aussi une autre manifestation dans laquelle on est venu déchirer leurs banderoles. Donc je crois qu’il y avait de la part des militants homosexuels la volonté d’occuper les espaces du mouvement, mais c’étaient toujours des moments très tendus, des situation problématiques où l’occupation faisait partie de leurs pratiques militantes ; c’est pour ça, je pense, qu’une des particularités du mouvement homosexuel, mais ça a été aussi le cas pour le mouvement féministe, a été justement de construire leur propre autonomie. Donc oui, certains participaient aux manifestations, certains groupes dans certaines villes, mais la préoccupation principale était de construire un projet et des actions pour le mouvement homosexuel lui-même.

LM : En 1973, il y a eu une crise au sein du Fuori !, et celui-ci s’est divisé, est-ce que tu peux nous raconter ce qui s’est passé ?
M.P : La crise de 1973-74 est due au fait qu’une partie des militants du Fuori ! décide de se fédérer au Parti Radical. Néanmoins, celui-ci va continuer d’exister - c’est une différence avec le FHAR qui a cessé d’exister assez rapidement pour être « remplacé » par une autre organisation - jusqu’en 1982. Cependant, une partie du Fuori ! se détache, parce qu’une partie des militants, dont Mieli et le groupe de Milan, refuse d’accepter de se lier aux Parti Radical. Les groupes les plus actifs, du moins dans cette période, étaient ceux de Milan et Turin. Angelo Pessana, une autre figure très importante du Fuori ! était proche idéologiquement du Parti Radical, et il a poussé pour cette fédération. Le Parti Radical était un parti libéral - un peu dans tous les sens du terme - que ce soit économiquement ou idéologiquement. Et c’était un Parti qui avait, dans son action, une attention particulière aux droits civiques. C’est le Parti qui a mené, en Italie, la bataille pour l’avortement par exemple. C’était le seul Parti qui portait ce discours sur les droits, il s’est battu pour l’avortement, pour la légalisation des drogues légères, pour l’euthanasie, pour le divorce … Il faut ajouter à ça un deuxième élément, qui concernait la manière d’appréhender la pratique militante. Il y a eu un débat très riche et vigoureux au sein du Fuori ! sur la question des effets pratiques de leurs actions. L’argument de Passana est de dire que : « jusqu’à maintenant (en 1974-75) – il raconte cela dans un texte où il revient sur cette histoire - nous avons travaillé en petits groupes, en faisant de l’auto-conscience, en travaillant sur notre propre libération. Ce fut un pas nécessaire, parce que l’on ne peut travailler pour un projet de libération sexuelle si nous-même nous ne sommes pas libérés. Mais à un moment donné cela à commencé à s’épuiser, parce qu’une fois que nous nous sommes libérés nous-mêmes, nous restons confinés à l’intérieur de notre groupe, et nous n’arrivons pas à toucher le reste de la société. Il faut donc passer d’une action à l’intérieur du groupe, à une action à l’intérieur de la société ». Il avance en gros le fait que le travail de groupe est très important, mais qu’il ne suffit pas, il faut maintenant se donner comme objectif de toucher l’ensemble de la population homosexuelle. Et selon lui, pour atteindre cet objectif, on ne peut plus se contenter de l’auto-conscience et de la politique de l’expérience. Comme le dit un autre militant : « nous sommes sortis du placard, maintenant on doit entrer à l’intérieur des institutions ». C’est de ce débat-là que naît le projet réformiste. On ne peut pas attendre que la société fasse un saut, et qu’elle change radicalement, on doit commencer à la changer maintenant de l’intérieur des institutions et des structures de la société. C’est pour cela qu’une partie du Fuori ! a pris la décision de se fédérer à un Parti, pour porter les revendications au parlement, c’est-à-dire dans l’espace où la société se donne ses propres lois. C’est important de voir aussi que cette rupture naît d’une critique de la libération homosexuelle.
LM : Que leur opposent alors les groupes qui refusent cette intégration à la politique réformiste ?
M.P : Ce qu’ils leurs oppose, c’est un refus radical de travailler avec les institutions, qui étaient selon eux complices de l’oppression et de la répression sexuelle. Il fallait rester dans le travail collectif, le travail autonome. Refuser de travailler avec les institutions, c’était aussi refuser d’être chapeauté par le haut, par des instances qui auraient pu décider, par exemple, des priorités de l’agenda militant. Ils ont donc opposé un projet de réelle autonomie, d’auto-détermination radicale. À Milan, ils ont fondé le Collectif Homosexuel Milanais, qui a continué le travail d’auto-conscience et d’expérience, et qui s’est ouvert sur le monde à travers des instruments artistiques. Par exemple, ils ont créé un collectif de théâtre qui s’appellera Notre Dame des Fleurs - comme le roman de Jean Genet - avec lequel ils mettront en scène plusieurs spectacles. Le moment le plus important de ce processus fut l’année 1976-77 où ils organisèrent une Saison du Théâtre Homosexuel Révolutionnaire, qui a tourné dans plusieurs villes d’Italie, et qui a eu beaucoup de succès. Il faut dire aussi que c’était pour eux la continuation de la pratique de l’auto-conscience. Ce n’était plus seulement : on se rencontre pour partager nos vécus, mais aussi on met en scène, parfois avec un esprit très camp, très ironique, notre oppression pour en faire un instrument de libération. Le moment du spectacle était un moment de libération, qui faisait, avec une forme différente, la même chose que ce qui se faisait dans les groupes d’auto-conscience.
LM : Quel était la place des lesbiennes dans le Fuori ! ?
M.P : Les lesbiennes était présentes dès le début, d’ailleurs dans le journal Fuori !, il y a beaucoup d’articles de lesbiennes. C’était un groupe mixte, à dominante masculine, comme toujours. Mais en 1974, au moment de la scission - pas à cause de cette rupture, mais il n’est pas anodin que ça se passe la même années - elles écrivent un numéro spécial du Fuori ! qui s’appelle le Fuori donna !, pour commencer à donner une visibilité aux femmes, qui était présentes mais peu visibles. Très vite cependant, les lesbiennes sont sorties du Fuori ! qui devenait de plus en plus – et notamment depuis l’institutionnalisation - un mouvement d’hommes. C’est plutôt après, pendant la deuxième moitié des années 1970 que commence à apparaître une réflexion sur le séparatisme lesbien, notamment de la part du mouvement des femmes. Et cela donnera, mais pas dans les années 1970, la constitution d’un mouvement lesbien indépendant.
LM : Quel rapport Mieli a-t-il eu avec les mouvements révolutionnaires homosexuels Français ?
M.P : Là encore, les informations sont très partielles. Mais il faut d’abord distinguer différentes périodes, et différents moments. Au début, à la naissance du Fuori ! et jusqu’à 1974, Mieli, qui connaissait bien la culture française, était très attentif à ce qui se passait en France. Il était très intéressé par le FHAR et surtout par les écrits de Guy Hocquenghem. Son livre Le Désir Homosexuel était important selon Mieli parce qu’il mettait l’accent sur la question du désir. Mais au fur et mesure de sa vie, Mieli s’est moins intéressé à celui-ci, et je crois - mais c’est une interprétation - qu’il a été déçu de voir certaines personnalités du FHAR, et notamment Hocquenghem, acquérir une dimension un peu « star ». Il raconte dans un article une soirée où, en 1973, était présenté le numéro de la revue Recherches, Trois milliards de pervers, en présence de Foucault, Sartre, etc. Je crois que Mieli était à la fois attiré par la figure de l’intellectuel, à laquelle il aspirait lui-aussi - et de fait il fut perçu comme tel - et ressentait une profonde détestation pour tout ce qui prenait la forme d’une parole ou d’une position d’autorité. Sa critique radicale de la société touchait également cet aspect-là. Et je pense qu’il a été déçu par l’ascension médiatique de personnes comme Guy Hocquenghem, parce que ce qui l’intéressait lui - même si c’était aussi une diva par ailleurs, ce qui peut sembler paradoxal - c’était le travail expérienciel, le travail sale, sur le terrain. Dans plusieurs textes, il dit avoir plus de fascination pour les pissotières ou les lieux de dragues que pour les salons littéraires, les cercles intellectuels et la politique institutionnelle. Ce qui l’intéressait était ce qui se passait dans les endroits sombres de l’homosexualité, pas dans l’intellectualisme. Je pense que quand il a été à Paris, en 1973, c’est cet intellectualisme qui l’a rebuté. Il n’a pas vu les militants du FHAR, il a vu une rangée d’intellectuels militants.

LM : Il y a aussi peut-être le fait que Mieli n’a pas les mêmes références théoriques que les français. Il cite beaucoup par exemple la revue Invariance - on sait qu’il a eu une correspondance avec Jacques Camatte ou Giorgio Cesarano. Mieli semble s’intéresser davantage à l’ultra-gauche marxiste qu’aux textes de Deleuze et Foucault, très influents dans le mouvement français.
M.P : Dans les archives de Mieli, qui sont incomplètes, beaucoup de choses ayant été perdues, il n’y a aucune correspondance. Je pense que même si Mieli a fait un travail théorique important, il ne faut pas surestimer les raisons théoriques de ses positions. C’est vrai qu’il se nourrissait de beaucoup d’auteurs, et sans doute moins de Deleuze, de Foucault - qui constituaient un autre champ intellectuel que celui qu’il fréquentait – et davantage au marxisme et à la psychanalyse. Mais il ne faut pas surestimer les boussoles théoriques de Mieli. Sa théorie était construite au jour le jour, sur ses propres expériences de militant, de folle, de révolutionnaire, de travesti, de coprophage, etc. Il n’y a pas une cohérence idéologique que Mieli tente de construire. C’est plutôt une construction permanente à partir d’une multitude de situations dont il faisait l’expérience. C’était à partir de ce qu’il vivait qu’il cherchait à construire une position critique. Ça ne répond pas vraiment à la question, mais je prendrais davantage ce point de départ pour réfléchir à ses affinités intellectuelles.

LM : Il y a dans son livre Éléments de critique homosexuelle une proposition politique qu’il nomme la transsexualité – passage subjectif pour atteindre un communisme gay. Est-ce que tu peux nous dire de quoi il s’agit ?
M.P : Mieli a toujours vécu moins comme pédé que comme folle. Et c’est à partir de ce vécu de folle qu’il a pensé un projet politique pour le mouvement qui prenait en compte cette dimension. Et c’est à partir de là qu’il parle de transsexualité comme d’une sexualité qui n’est pas ancrée dans un masculin ou dans un féminin, dans l’homosexualité ou dans l’hétérosexualité. Il propose donc une sexualité trans, qui aille de l’autre côté, qui traverse les frontières et les lignes de séparation entre ces orientations ou ces genres qui étaient vus comme stables et fixes. Il voulait traverser ces frontières et tout mélanger. Donc la transsexualité, ce n’est pas bien sûr ce que l’on entend aujourd’hui par ce mot, comme « changement de genre », passer d’un genre à l’autre, mais c’était un projet politique pour traverser les frontières entre les genres et les sexualité. Pour vivre une autre dimension. En ce sens, c’est une utopie politique, puisque ce n’est pas quelque chose de précisément identifié, de cohérent, mais une chose qui se pose comme un ailleurs et qui fonde la recherche aux présent. La transsexualité, c’est un projet de recherche d’autres espaces et d’autres désirs, d’autres formes et d’autres sexualité, d’autres langages pour dire la sexualité. Et le communisme gay, c’est le projet politique de construction d’une société ou il n’y aurait pas de frontières entre les genres et les sexualités, où il serait possible de vivre son désir en traversant les frontières et en construisant des liens, des relations, fondés sur cette liberté de mouvement, sur cette radicale auto-détermination.
LM : Comment se terminera le Fuori ! ?
M.P : En fait, il va se disperser. Par baisse d’intérêt et aussi parce que d’autres expériences, et une autre génération de militants homosexuels a surgi durant le mouvement de 1977. Ceux-là n’avaient pas vécu le début des années 1970 et ils portaient un autre projet de construction politique, qui n’était ni celui institutionaliste d’une partie du Fuori !, ni celui « libérationiste » des collectifs comme celui de Milan. Ils étaient davantage « mouvementistes », c’est-à-dire qu’ils ne se contentaient pas de la politique de l’expérience, même s’ils s’en inspiraient ; et ils ne se contentaient pas non plus de la politique institutionnelle, même s’il ne la refusaient pas en bloc. Ils voulaient construire un autre mouvement, sans lien avec les Partis, mais qui n’était pas non plus le mouvement des collectifs dispersés dans toutes l’Italie sans aucune préoccupation de construire un mouvement national, organisé et coordonné, etc. Donc, en ce sens, c’est un autre projet qui émerge après 1977. Et celui-ci n’intéressait pas Mieli par exemple. Lui, ne voulait pas construire un mouvement, parce qu’il restait attaché à son utopie politique. Ça ne l’intéressait pas de travailler à construire une organisation. Ça ne l’intéressait pas de mettre de l’ordre, il préférait le désordre. Et il pensait que le désordre devait être l’instrument de la lutte politique des minorités sexuelles. Alors que ce qui se passait autour de lui, c’était une volonté de mettre de l’ordre dans le champ militant homosexuel. Par exemple en 1980, la nouvelle génération demande des locaux aux mairies, pour avoir des espaces homosexuels. Pour Mieli, ils rangent les choses, et cessent la pratique de la provocation et de la transgression. Ce n’est donc pas que les collectifs Fuori ! soient morts, c’est qu’ils sont devenus tellement marginaux, par rapport à la tendance majoritaire du mouvement que tout le monde a continué à faire autre chose. Mieli à continué à faire du théâtre, mais de manière plus individuelle, il mettait en scène ses propres textes. Il a peu à peu quitté les espaces militants.
LM : Qu’est-ce que Mieli fera alors, après le mouvement de 1977 ?
M.P : Mieli continuera de travailler sur son œuvre politique et poétique. Il était très intéressé par la question écologique, notamment la menace nucléaire, et il écrit beaucoup de poèmes (ce qu’il a fait durant toute sa vie). Il va aussi écrire un roman, qui a été publié de manière clandestine, mais qui reste aujourd’hui partiellement inédit. Il voyage en Inde, parce qu’il s’intéressait également à l’expérience mystique et spirituelle, et l’on raconte qu’il y aurait écrit un autre roman. Donc il va continuer, jusqu’en 1983, à construire une œuvre poétique et politique, mais dans ce parcours, il rencontre toujours des obstacles. Il n’est jamais satisfait de son travail, il se remet toujours en question, il vit des ruptures très dures dans ses relations affectives. Aussi, une fois qu’il est sorti du mouvement, il lui manque une accroche militante, il n’est plus dans la pratique. Et je crois que c’est quelque chose qui lui manquait, parce que c’est là-dessus qu’il avait construit tout son parcours, la pratique, et pas seulement l’écriture. Tous ces éléments le portent à vivre une forte crise subjective, de déconstruction de son propre sujet, de Mieli en tant que sujet. En 1983, il préfère se donner la mort, plutôt que de continuer à vivre. Il aurait eu bientôt 31 ans.
LM : Qu’est-ce que nous apprend cet itinéraire, selon toi, dans la pratique politique homosexuelle d’aujourd’hui ?
M.P : Ce qui m’importe dans cette histoire, c’est qu’elle questionne quelque chose que je trouve problématique dans le militantisme LGBT d’aujourd’hui. A savoir, l’adhésion de celui-ci de manière a-critique au modèle des droits néo-libéraux. Ce qui est au fondement de ce nœud problématique à mon sens, c’est l’absence de discours militant - quand je dis discours militant, je ne veux pas dire que les militants ne disent rien bien sûr - mais au sens ou je sens le manque de discours construit et enraciné dans la pratique quotidienne, dans les collectifs, dans le désir de construire un sujet collectif. Je veux donc dire : une absence de construction collective de discours. Et à mon sens, ce qui est intéressant dans ce moment politique, qui a été de celui des années 1970, c’est ce travail critique sur soi-même, sur le mouvement, sur le collectif et la pratique militante. Ce travail remettait infiniment en question qui on était et ce qu’on faisait. Alors qu’aujourd’hui, je dis ça à partir de mes observation et de ma participation aux mouvement LGBT dans les associations et les groupes - et je parle, bien évidemment, des mouvements mainstream - majoritairement, ce que je vois, c’est que le discours militant à été remplacé par des termes juridiques. C’est-à-dire qu’on a collé, on à façonné le discours militant, sur le discours des institutions néo-libérales et en particulier sur le discours du droit. Et cette adhésion aveugle à ce discours, à ce langage, refuse le travail critique de la base, qui pourrait faire émerger d’autres formes, d’autres idées, d’autres formes collectives d’action politique. C’est cela qui m’intéresse, au-delà même du contenu théorico-politique qui a émergé dans ces années-là.
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