Amazon Go ouvre ses portes !

Enquête sur la firme de Seattle, épisode 2

paru dans lundimatin#134, le 21 février 2018

Comment Amazon s’occupe de ses employés ? Qu’est-ce qui se joue au travers des nouveaux magasins « Amazon Go » où les caisses sont tous simplement supprimées et remplacées par des systèmes connectés où le prix de chaque marchandise est immédiatement déduit du compte Amazon Premium ? En Allemagne mais également aux États-Unis, des résistances face à cette nouvelle offensive technologique commencent à émerger sous la forme de grèves ou de sabotages mais aussi d’enquêtes pour comprendre à quoi ressemble le futur du travail. Cet article a été publié en anglais ici et fait partie d’une enquête plus large sur Amazon. Après l’épisode de la fête offerte par Amazon à ses employés, bienvenue dans un magasin Amazon Go tout juste ouvert.

Pour la troisième enquête de notre série sur Amazon, voici un reportage sur l’ouverture en grande pompe d’Amazon Go. Un journaliste du New York Times a déjà fait le buzz en révélant qu’il avait tenté de voler des marchandises afin de mettre au défi le nouveau système automatisé du magasin. Quant à nous, nous sommes arrivés le lundi 22 janvier aux alentours de 10h, entre l’ouverture spectaculaire à 7h et le rush du déjeuner.

Nous avons déployé une banderole affichant « VOTRE FUTUR EST À CHIER ! » en se plaçant directement en travers de la porte d’entrée. Nous avons alors découvert ce qu’il y avait derrière nous : enfermés dans un cube de verre transparent au niveau du passage, six employés s’activaient à préparer la nourriture vendue en magasin. Notre message ne leur était pas destiné et c’est pourtant eux qui, chaque fois qu’ils détournaient les yeux de leur confection de sandwiches sous cloche de verre, voyaient en gros les mots « VOTRE FUTUR EST À CHIER ! ». À cet égard, notre action a peut-être été exagérément cruelle et nous voudrions présenter nos excuses à chaque employé de cette cloche de verre.

Néanmoins, après avoir montré des premiers signes d’effroi, de dépression, voire de haine à l’encontre de notre message, ces employés de services ont commencé à en rire. Ils ont dû comprendre que notre message ne leur était pas destiné à eux, mais plutôt aux employés grassement payés, swipant sur leur smartphones aux tourniquets automatiques, de l’autre côté de la cloche de verre. Tandis que les employés chargés de préparer les sandwiches et salades gagnent moins de 40 000$ par an, les clients qui chanteront les louanges d’Amazon Go empochent dans les 100 000 $, pouvant ainsi se payer la nourriture hors de prix du magasin. Le magasin ne prévoit pas d’ouvrir durant les week-ends mais seulement en semaine, quand les 50 000 employés bien payés d’Amazon seront lâchés pour l’heure du déjeuner. Notre message (VOTRE FUTURE EST À CHIER !) cible cette nouvelle classe supérieure-techno et il a été vu par des milliers d’entre eux alors qu’ils entraient dans Amazon Go. Il n’y a rien de naturel à ce qu’un groupe paupérisé travaille à la vue de tous sous une cloche de verre pendant qu’un autre groupe, plus riche, fait comme si le premier n’était pas là.

Plusieurs journalistes nous ont approché pour en savoir plus sur nos positions, sans se préoccuper des masques d’animaux recouvrant nos visages. Un employé tech d’Amazon nous a lancé un « merci de me l’avoir rappelé », en référence à notre message. Un autre a affirmé « vous n’avez pas tort ». Un homme plus vieux, de la génération des babyboomers et portant une veste orange Amazon, a abordé l’un de nous en l’interrogeant sur notre connaissance du ’Machine Learning’ ou de « l’intelligence artificielle ». Selon lui, ces forces numériques vont « tout changer ».

Nous lui avons assuré que ce n’était pas le cas et que sa nostalgie pour la série Star Trek ne le sauverait pas de l’effondrement du système capitaliste de sa génération. Ça a semblé mettre mal à l’aise l’homme qui est retourné vers ses pairs avec un air dépressif. Un autre membre de l’équipe a dit plus tard aux médias que « le problème numéro un des gens est le manque de temps. Les gens veulent de la bonne nourriture rapidement et de manière pratique. » On ne peut pas être plus déconnecté de la réalité.

Nous ne sommes pas restés à l’heure de la ruée vers le déjeuner, ce qui nous aurait pourtant apporté une importante couverture médiatique. Nous avons plutôt observé le fonctionnement normal du magasin. C’est aussi banal que ça en a l’air : des gens dépensent de l’argent pour acheter de la nourriture depuis un automate. Comme un de nos membres l’a dit au Washington Post : « Ce supermarché est un fantasme qui fait croire qu’il y a de l’innovation dans tout ça. Mais les implications sont que la main d’œuvre est divisée en deux classes : ceux qui gagnent 100 000$ ou plus, et les autres qui s’accrochent pour survivre ».

La déferlante d’articles en ligne qui ont suivi l’ouverture d’Amazon Go ont rapporté l’anecdote de la longue file d’attente qui s’est formée le premier jour, annihilant toute la pertinence du magasin. Quelques uns de ces articles ne cessent de comparer Amazon Go au commerce de proximité, pointant que ce dernier emploierait en réalité moins de monde (5 employés) que le nouveau Amazon Go (20 employés). Bien que cette observation puisse paraître profonde à un niveau superficiel, les commentateurs oublient qu’Amazon Go est plus proche d’un Whole Foods en termes de prix et d’aisance financière de la clientèle, qu’un commerce de proximité traditionnel.

Les employés tech grassement payés qui se fournissent chez Amazon Go disposent de ces choses que l’on appelle des « choix ». Qu’importe ce qu’ils choisissent de faire de leur vie, leurs privilèges hérités les préservent à jamais de vivre sous une tente de campement en bord d’autoroute. La plupart des individus dans ce cauchemar capitaliste n’ont pas le privilège de pouvoir faire des « choix ». Soit ils travaillent pour 15-20 $ de l’heure à préparer des sandwiches pour Amazon Go, soit ils ne payent pas leur loyer et sont alors forcés de vivre dans le camp de la jungle. Le mal-logement et le chômagesont les seules forces qui maintiennent ce misérable système en place. Sans la menace de vivre à la rue, personne ne ferait ces boulots de merde. Le capitalisme n’a rien de naturel. C’est une machine impitoyable construite sur l’exploitation des dépossédés qui ont le choix entre faire des sandwiches sous des cloches en verre ou naviguer dans les friches nocturnes de ce système mourant. Heureusement, certains ont déjà quitté le capitalisme et nous souhaitons étendre leur territoire aux quatre coins du monde.

Au moment où nous publierons cet article, l’orgie médiatique autour du magasin automatisé se sera probablement évaporée et les premières critiques auront commencé à faire surface. Amazon Go est l’un de ces fils fins et fragiles qui font tenir la structure capitaliste. Ce nouvel automate de luxe offrira une maigre distraction face à notre réalité en plein effondrement en « redessinant notre manière de faire des courses » et en « changeant entièrement notre expérience des magasins ». Ces expériences hypnotisantes sont le dernier rempart d’un système fade et brutal qui en est aujourd’hui à ses derniers spasmes. Jeff Bezos est l’un des capitaines en lice pour prendre la barre de ce bateau en plein naufrage. Il est enfermé dans son propre rôle égoïste comme le Capitaine Kirk sur l’Enterprise nous guidant tous vers son courageux nouveau monde d’automatisation, de surveillance, de contrôle et de pauvreté. Mais à la différence de l’utopie représentée dans Star Trek où l’argent est aboli, Jeff Bezos ne peut concevoir qu’une dystopie techno-capitaliste où la riche classe des privilégiés quitte une Terre ravagée à bord d’un vaisseau construit par Amazon. Nous devons empêcher cela à tout prix. À suivre...

Un grand merci aux traducteurs.

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