Portrait d’une révolutionnaire syrienne

A propos de l’ouvrage De l’ardeur, de Justine Augier
Par Jules Crétois

paru dans lundimatin#115, le 30 septembre 2017

Dans son dernier livre, De l’ardeur, Justine Augier retrace le parcours militant de l’avocate révolutionnaire syrienne, Razan Zaitouneh. Elle nous éclaire ainsi d’une lumière singulière le processus révolutionnaire syrien et sur les enjeux de la terrible année 2013, pivot de la tragédie.

Depuis décembre 2013, plus personne n’a de nouvelles de Razan Zaitouneh. Cette jeune avocate syrienne a disparu à Douma, dans la banlieue de la Ghouta, en compagnie de trois de ses camarades, parmi lesquelles Samira Khalil, épouse de l’opposant, intellectuel marxiste et ancien prisonnier Yassin al-Haj Saleh, qui témoigne dans De l’ardeur. Dans ce livre, publié en France par Actes Sud en septembre 2017, Justine Augier, auteure et humanitaire, retrace le parcours politique - mais dresse aussi le portrait humain - de l’avocate syrienne et « militante des droits de l’homme », selon l’expression consacrée que l’on retrouve sur la quatrième de couverture de l’ouvrage, Razan Zaitouneh.

Une disparue

Augier se garde de répondre de manière trop abrupte à la question de savoir qui a enlevé Zaitouneh, même si elle suit généralement la position la plus commune sur la question, qui consiste à attribuer cette disparition au groupe salafiste Liwa al-Islam, dont le célèbre leader, Zahran Alloush, est décédé dans un bombardement dans la Ghouta en 2015. Si elle ne cherche pas à enquêter, dès les premières pages en revanche, l’auteure fait comprendre qu’elle essaiera de donner tout au long de son récit une épaisseur aux évènements révolutionnaires et au parcours de Zaitouneh. Sur la question de l’enlèvement, elle écrit ainsi : « La double pratique de la disparition et de l’arrestation est inséparable du régime syrien, figure au cœur du génome. Toutes ces absences contribuent à défaire les liens, à morceler... »

Zaitouneh fascine Augier - elle l’appelle « Razan ». L’auteure précise ainsi qu’en tant qu’avocate et militante, Zaitouneh, pour rencontrer les familles des prisonniers islamistes, des années avant le déclenchement de la révolution de 2011, « pénètre ce monde très conservateur, se rend dans des endroits où aucune jeune femme de la classe moyenne damascène n’a jamais mis les pieds ». Avocate engagée, avec la révolution, Zaitouneh, et devant la férocité de la répression, rentre vite dans la clandestinité : « Elle change de planque dès qu’une arrestation menace de venir à bout des lignes de Défense, parfois plusieurs fois par mois... »

Figure de l’opposition avant la révolution, elle devient rapidement un nom important de cette dernière. Elle débat directement - se brouille même - avec Riyad al-Turk, ex-secrétaire général du Parti communiste syrien et porte-voix de la révolution à l’étranger.

Les plus belles pages du livre sont sans doute celles consacrées à un fait méconnu, qui pourrait paraître être anecdotique, mais bien rendu ici : le choix de se rendre dans les zones libérées. Augier affirme que Zaitouneh a du mal à se résoudre à l’idée de quitter Damas. « Elle doit choisir entre le départ et la réclusion, ne considère même pas - ce que de nombreux opposants trouveront incompréhensible et donc suspect - la possibilité de quitter le pays pour accepter de plus grandes responsabilités auxquelles elle pourrait prétendre. » Elle choisit de se rendre à Douma. « En gagnant les zones libérées, elle va pouvoir vivre et travailler au grand jour, sortir de son isolement, conduire et marcher dans la rue sans avoir peur, être en lien direct avec les rebelles, s’engager dans cette société nouvelle (...) participer à l’invention de la Syrie d’après le soulèvement... » Intimité - Zaitouneh est mariée à un homme à qui Augier prête un rôle majeur -, stratégie, contraintes, espoir... Dans la décision de rester à Damas, rejoindre un pays étranger ou une région libérée, on comprend que les données se multiplient et se croisent.

Fenêtre sur la révolution

Plonger dans la vie de Zaitouneh, c’est aussi disséquer une partie du mouvement révolutionnaire de 2011. Comprendre ses forces, ses faiblesses. Les pièges inéluctables qui lui sont tendus par le poids même de l’histoire. Zaitouneh, qui manifeste bien sûr avec ses amis contre l’invasion de l’Irak en 2003 - « ils gardent en eux cette détestation de l’arrogance occidentale » - est célébrée à l’international en octobre 2011 en recevant le prestigieux prix Anna Politkovskaïa, qu’elle ne cherchait pas selon l’auteure. Plus tard, relève Augier, « certains l’accusent d’avoir été dans la main des Français et des Américains... »

Au fil de son récit, Augier émet des points de vue - jamais péremptoires - sur l’évolution de la révolution, basés sur son étude des parcours militants de Zaitouneh et de ses camarades -. Ainsi assure-t-elle que si le processus révolutionnaire s’affaiblit, c’est du fait de la stratégie du régime qui a brisé les militants non-armés et poussé à l’affrontement militaire : « violence contre violence ; le régime à nouveau sur son terrain, en position de force ». Elle revient sur la violence des dissensions entre les opposants, qui forment un petit monde fermé et étouffant : « les opposants se déchirent, c’est trouble et glauque à souhait. »

Augier décrit aussi, avec froideur et intelligence, une scène surréaliste de Zaitouneh et ses amis, assurant un service de balayage - plus ou moins symbolique - de la ville assiégée par les troupes du régime, et capturée dans un film documentaire. « Malgré le siège nous nettoyons nos terres », dit le brassard de l’amie de Zaitouneh qui « se met à balayer hardiment la rue sous le regard médusé des homes de Douma, connus pour leur conservatisme ». Augier ne s’efface pas devant le devoir que lui impose son récit et la scène dont elle concède qu’elle a quelque chose de « décalée ». Cet épisode met en lumière « l’incapacité des intellectuels syriens à s’amarrer à la société syrienne. » L’épisode se clôt sur ce constat de l’auteure : « Razan n’a pas vraiment de soutiens qui comptent à Douma, et tous ses soutiens d’ailleurs la rendent terriblement visible, terriblement fragile. »

L’année 2013

Dans la région de la Ghouta, Zaitouneh s’emploie aussi à documenter les crimes commis par les combattants. Y compris ceux appartenant aux forces rebelles. Elle exige d’avoir accès aux prisons des révolutionnaires. Elle rencontre de puissants chefs de guerre. Alloush n’a pas l’intention d’ouvrir ses portes. « Razan se rend dans les QG de certains groupes, pour expliquer aux combattants ce qu’il faut faire et ne pas faire avec un ennemi que l’on vient de capturer. » Zaitouneh énerve. Les premières menaces lui parviennent. « On sait très peu de chose sur la façon dont l’enlèvement s’est passé. Quelques bribes et déductions. Il a dû avoir lieu un peu avant 23 heures. » Liwa al-Islam est devenu Jaysh al-Islam, mais Alloush, vers qui tous les regards se tournent après l’enlèvement de Zaitouneh, ne semble pas décider à négocier.

L’année 2013 touche à sa fin. Cette année 2013, « Yassin al-Haj Saleh confie qu’elle a été la pire : »L’expérience révolutionnaire et les institutions révolutionnaires sont mortes cette année-là. Le régime a utilisé les armes chimiques, il y a eu (...) la montée de Daech et de Jabhat al-Nosra. Tout est devenu anti-révolutionnaire. On a assisté à une folle débauche de mort."

Yassin al-Haj Saleh, consterné

Jules Crétois

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