Polémique autour d’une représentation des Suppliantes d’Eschyle

« L’indignation étant souvent valorisée indépendamment de son contenu, les polémiques sont de plus en plus rapides, sans que les œuvres soient traitées en tant que telles. »

paru dans lundimatin#187, le 16 avril 2019

Ces dernières semaines, les scandales à propos de différentes œuvres d’art se sont multipliés. À la Sorbonne, une représentation des Suppliantes d’Eschyle a été empêchée, Philippe Brunet, le metteur en scène, étant accusé de pratiquer le « blackface » pour s’être inspiré des mises en scènes antiques et avoir représenté les Danaïdes grâce à de la peinture foncée sur le corps des acteurs, qui portaient par ailleurs des masques à la couleur cuivrée. Hervé Di Rosa, peintre contemporain, est quant à lui la cible d’une pétition l’accusant de verser dans une « imagerie hésitant entre Banania et ’Tintin au Congo’ » pour avoir, sur une toile consacrée à l’abolition de l’esclavage, représenté un homme noir avec une grande bouche. L’artiste a beau faire remarquer que tous les personnages de l’exposition sont représentés avec cette même bouche, quel que soit leur couleur de peau, et qu’il s’agit d’un style, d’une marque de fabrique, rien n’y fait.

L’indignation étant souvent valorisée indépendamment de son contenu, les polémiques sont de plus en plus rapides, sans que les œuvres soient traitées en tant que telles. Souvent, dans leurs interprétations, les professionnels de l’indignation commettent des erreurs que des lycéens ne feraient pas. C’est ainsi qu’auteur et narrateur sont confondus lorsque des féministes s’en prennent à Damso pour la vision sexiste de la sexualité qui transparaît dans telle ou telle partie de ses chansons, et que la description d’une attitude, pourtant ici empreinte de second degré, est prise pour son apologie. Il en est de même lorsqu’il est reproché à Yann Moix d’avoir fait part de son peu d’attirance pour les femmes de son âge, et de sa préférence pour celles de vingt-cinq ans. Pourtant, sauf à considérer que les auteurs doivent se borner à écrire des traités de bonne morale, il semble compliqué de reprocher à tel ou tel auteur de partager ses sentiments et de décrire ses affects, quoi qu’on puisse en penser. Il y aurait probablement d’autres arguments pour critiquer l’écriture de soi telle qu’elle est pratiquée par Yann Moix, en faisant remarquer qu’analyser sa médiocrité ne suffit pas à élaborer une nouvelle éducation sentimentale, ni même à construire un roman autobiographique. Mais il s’agit ici d’une question littéraire, et non strictement morale.

Au théâtre, la simple représentation de l’antisémitisme est parfois confondue avec sa légitimation. En 2013, Une pièce sur le rôle de vos enfants dans la reprise économique, écrite par un groupe d’étudiants encadrés par Eric Noël, a défié la chronique pour sa reprise du cliché des juifs spéculateurs. Si des personnages, dont des juifs, correspondent en effet aux clichés racistes et antisémites, quiconque a vu ou lu la pièce en adoptant un état d’esprit différent de celui d’un procureur a pu s’apercevoir que les jeunes artistes se sont adonnés à l’art de la métalepse pour mettre à distance ces clichés. Tout au long de la pièce, lorsque les acteurs quittent leurs personnages et s’adressent au public pour le pousser à prendre du recul sur ce qui est montré, quand les personnages changent d’identité en cours de spectacle, ou quand, dans l’une des dernières scènes, un personnage déclare à un autre que la scène représentée n’est pas crédible, le spectateur est aux prises avec une forme diégétique, liée à l’art de narrer des choses, le plus souvent avec distance, opposé à la mimesis, l’art de représenter. On peut bien sûr objecter que mettre bout à bout des clichés tout en prenant ses distances ne suffit pas à construire une œuvre d’art (ni même à faire reculer le racisme et l’antisémitisme), ou faire remarquer que la pièce est à la fois trop longue et mal écrite, mais c’est une autre histoire. Factuellement, la présence des clichés antisémites est ici liée à leur déconstruction, et non à leur validation, ce qui n’a pas empêché cette pièce qui ne marquera pas l’histoire du théâtre d’être accusée d’antisémitisme pendant plusieurs semaines dans des médias nationaux.

En 2017, Moi, la mort, je l’aime, comme vous aimez la vie, pièce de Mohamed Kacimi à propos des dernières heures de Mohamed Merah représentée au festival d’Avignon, fut quant à elle accusée de faire l’apologie des tueries antisémites. La représentation et l’apologie étaient une nouvelle fois confondus, ce qui est d’autant plus grotesque lorsqu’on sait que la mise en scène est d’une grande sobriété, et que le texte de la pièce est quasiment un copier/coller de l’échange entre Mohamed Merah et le négociateur de la DCRI qui eut lieu avant l’assaut du RAID, dont la retranscription avait déjà été publiée par Libération quelques années plus tôt. Du fait des polémiques lancées par des personnes qui ne l’avaient pas vu, et non en raison de son peu d’intérêt, le spectacle a dû cesser de tourner.

Pour ce qui concerne les accusations de perpétuer les représentations associées à l’esclavage et au colonialisme, la polémique la plus célèbre, avant celles concernant la mise en scène des Suppliantes et la toile d’Hervé Di Rosa, était celle dont Brett Bailey, metteur en scène d’Exhibit B, fut la cible, des associations tentant même d’obtenir l’interdiction de l’œuvre en justice. Exhibit B est une performance d’artistes, imposant au spectateur une déambulation au milieu de personnages figés et muets, en souvenir des esclaves réifiés. En fond sonore, on entend des chants namibiens, interprétés par des acteurs que l’on découvre dans la dernière salle. A en croire les interview de ceux qui l’ont subie, cette déambulation du souvenir génère des sentiments de culpabilisation, de gêne, de malaise. Il s’agit d’un appel à la conscience.

Contrairement à ce qu’affirmaient ceux qui n’y ont rien compris, Exhibit B n’est pas un zoo humain mais une œuvre d’art, et les acteurs ne sont pas des être opprimés, mis en cage et réduits au silence. Les acteurs incarnent des personnages déshumanisés, et c’est leur présence et leur jeu qui, même muet, crée l’émotion. Comme l’écrira l’artiste D’ de Kabal après avoir vu l’œuvre , « Le Spectacle Vivant est vivant, il vibre, transporte, bouscule, interroge, abasourdi parfois, il est. Il a une identité. Je le vois comme un être. Refuser d’admettre qu’EXHIBIT B est un spectacle, sous prétexte qu’il mettrait ’des noirs en scène dans des postures humiliantes’, c’est refuser aux comédiens qui lui donnent vie, le droit d’être des hommes et des femmes libres, c’est cantonner ces êtres à une couleur de peau et les réduire, c’est refuser d’admettre qu’ils sont des acteurs, des performeurs, c’est les enfermer dans le rôle que vous avez décidé - la plupart sans avoir vu le travail dans son ensemble - de les faire jouer.  »

A propos de la polémique ciblant la mise en scène des Suppliantes d’Eschyle, qui est allée jusqu’au blocage d’une des représentations à la Sorbonne, nous remarquons là aussi la difficulté à considérer que le théâtre est l’endroit où l’on peut être autre que soi. Dans les différentes critiques entendues, les reproches faits à Philippe Brunet se confondent souvent, allant du fait de faire jouer des personnages non-blancs à des acteurs blancs (bien que dans d’autres pièces, le même metteur en scène ait fait porter des masques blancs à des acteurs noirs), à l’accusation de «  blackface  ». Le black face est né aux Etats-Unis au 19e siècle et consiste à peindre un acteur blanc en noir et à lui faire jouer un personnage stupide pour reproduire les clichés racistes (cette histoire du blackface et de son lien avec le racisme est notamment racontée dans le spectacle Black face corporation du Fantastic cabaret noir, qui fit scandale car l’affiche annonçant les représentation représentait … un blackface ...). Ne pas voir la différence entre cette tradition raciste et une réactualisation de l’une des formes de la mise en en scène du théâtre classique grec (des acteurs avec de la peinture foncée sur le corps, et un masque cuivré), c’est tomber dans l’anachronisme, et ne rien dire de la mise en scène que l’on entend critiquer.

On peut bien sûr critiquer cette mise en scène et sa pertinence, se questionner sur l’opportunité de la remettre au goût du jour avec la tradition comme argument principal, ou s’interroger sur l’importance donnée à la modification de la couleur de peau par un metteur en scène, qui aurait tout aussi bien pu forcer le spectateur à faire travailler son imagination, ou, plus simplement, faire jouer les Danaïdes par des acteurs non-blancs. Pour autant, critiquer les œuvres d’un point de vue moral sans s’intéresser aux pièces et aux mises en scène en question n’a aucune pertinence. Confondre cette forme de mise en scène avec le black face et son histoire est une erreur factuelle, et révèle un désintérêt pour ce sur quoi on prétend avoir un point de vue. L’objet de l’indignation semble ici moins important que le fait de s’indigner.

Il en est de même pour ce qui concerne la peinture d’Hervé Di Rosa, commémorant l’abolition de l’esclavage en 1794. Ceux qui critiquent l’œuvre et vont jusqu’à demander son retrait de la salle de l’Assemblée nationale où elle est exposée ne s’y sont pas intéressés, sans quoi ils auraient été obligés d’admettre que les personnages présents sur les autres tableaux, voisins de l’objet incriminé, étaient tous dotés des mêmes lèvres larges et rouge vif. Le plus ironique est que Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau, les deux professeurs d’université qui exercent aux Etats-unis et sont à l’origine de la pétition contre Hervé Di Rosa, rejoignent une polémique plus ancienne, lancée notamment par Philippe Seguin, qui reprochait à l’Assemblée nationale d’accueillir l’oeuvre de Di Rosa, le style de la figuration libre, influencé par la Bande dessinée et le grafiti étant jugé trop peu solennel.

Se plaignant d’être caricaturés, Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau, les deux professeurs à l’origine de la pétition, ont décidé de publier une mise au point sur le site de L’Obs. Celle-ci se situe dans la droite ligne de leur indignation originelle. Ils précisent ne pas faire de reproche concernant le style de l’œuvre, tout en affirmant que «  le style d’Hervé di Rosa aurait dû l’écarter a priori de cette commémoration ». S’ils sont sensés être au courant du fait que la toile commémore l’abolition de l’esclavage, ils ne comprennent pas le sourire ornant le visage de l’esclave rompant ses chaînes, et vont jusqu’à faire le parallèle avec une peinture qui représenterait une victime d’un attentat le sourire au lèvre. Ils disent ne pas accuser Di Rosa de racisme, mais affirment que ce qui le distingue de Louis-Ferdinand Céline est simplement que l’ouverture d’un livre n’est pas obligatoire, alors qu’on est malheureusement confronté aux toiles de Di Rosa si l’on passe devant ... Enfin, se défendant d’être des censeurs, les pétitionnaires concluent en affirmant que si si une peinture offense qui que ce soit alors il est impératif de la retirer de son lieu d’exposition ...

Cette conclusion rejoint le narcissisme contemporain et la valorisation de la complainte. L’indignation morale portée sur une œuvre, sans s’y intéresser ou en comprendre quoi que ce soit, est une manière de se cantonner au symbolique, chose plus aisée que d’analyser les inégalités structurelles et matérielles. Pour autant, plusieurs des artistes confrontés à ces polémiques n’en sont pas à la hauteur. Le plus souvent, après la mise en scène de l’indignation par des militants du symbole, les artistes considèrent leurs œuvres comme des actes de courage, tout en se réfugiant derrière la défense de la liberté d’expression et de création. Il est pourtant évident que les spectateurs ont un rôle par rapport aux œuvres auxquelles ils sont confrontés, et on peut même aller plus loin en affirmant que le regard du spectateur participe de l’oeuvre. Tout art est pris dans une époque, et doit accueillir la densité des questionnements qui le traversent, quitte à démontrer que la critique n’est pas fondée.

Achille Mbembe, invité de France culture le samedi 13 avril et questionné à propos de la polémique concernant la mise en scène des Suppliantes, a donc raison de renvoyer les deux camps à dos, et d’en appeler à un réel débat :

« Si on se lance des anathèmes ce n’est pas un débat. Il faut poser les bonnes questions, or elles ne sont pas posées. Lorsqu’on dit qu’on est contre le black face, à quoi est ce que cela renvoie ? C’est quoi l’histoire du black face ? Qu’est-ce qui est en jeu dans cette question qui a trait à la représentation ? Représentation dans le double sens de mise en scène, mais aussi de qui porte la voix de qui. Quelle est la demande qui est faite ? Est-ce que c’est une demande de censure ? Est-ce que c’est une demande d’empathie ? Comment se fait-il que nous nous retrouvions dans une société où l’empathie n’existe plus ? Est-ce que la liberté de création peut être envisagée comme un acte unilatéral qui n’engage aucun débat avec le public ? Quel est le rôle du public dans l’acte de création ? Et donc, il faut revenir aux bonnes questions et sortir du régime de l’anathème. Où sont les représentations du théâtre de Césaire, par exemple ? On ne pose pas de questions, on s’accuse mutuellement, on s’exclut, on est dans l’excommunication. C’est une dispute purement théologique, qui dénote un très profond malaise. Il faut sortir de cette logique qui réduit le débat à ’’vous êtes racistes’’ ou ’’vous êtes des cons’’. Ce sont des gens intelligents, raisonnables, je suppose, mais pour le moment, ils ne sont ni raisonnables ni intelligents. Je renvoie les deux camps dos à dos. »

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