Points de rupture…et de coalescence

[Critique dramatique]

paru dans lundimatin#257, le 6 octobre 2020

Que veux-tu donc faire ?

Quitter Prague. Agir, contre le plus grave dommage sur ma personne qui m’ait jamais frappé, avec le plus fort antidote dont je dispose.
Kafka, Journaux [1]

Deux actrices, deux acteurs, quatre personnes, sur un plateau.
Citons-les ici : Elena Doratiotto, Jules Puibaraud, Léa Romagny, Aymeric Trionfo.
C’est au Théâtre National, à Bruxelles, la pièce s’intitule Points de rupture, mise en scène par Françoise Bloch.

C’est sur le travail, son monde, ses rapports : sa mocheté insoutenable.

C’est sur la vie, aujourd’hui, telle qu’elle n’est plus guère supportable.

Quatre protagonistes qui commencent par dire : « Y en a marre ».

Et de jeter un pavé dedans, un cercle tracé à la craie sur le sol fait comprendre qu’ici les images sont à prendre au pied de la lettre.

Pile on obéit, face on n’obéit plus.

Et comme c’est pile, on continue… jusqu’à ce que mort s’ensuive, dans la joie et la bonne humeur, la bienveillance et la modération.

Car ne faut-il pas avant tout éviter le risque d’un conflit ?

La pièce avance de situations de crises en instants de revirements.

Que faut-il pour que le discours du marketing, de la bonne gouvernance, de la gestion rencontre son moment d’insignifiance critique ? Quelles sont les conditions pour que quelqu’un craque, pète les plombs, balance ce qu’il a sur le cœur, explose lorsqu’il n’est pas déjà crevé, fatigué rythmiquement, vidé, à bout ?

Les registres switchent de l’un à l’autre, du sérieux au lyrique, de la blague au bilan d’entreprise, de la leçon commerciale à Shakespeare. La voix bégaye, s’incline devant l’autorité avant de tenter une reprise de soi, comme un sursaut, un arrêt, un cri.

Et quand la lune monte derrière une baie vitrée qu’on devine dans les yeux de ceux qui la regardent, tout s’interrompt soudain dans la réunion : silence complet, comme si la nature relevait d’un phénomène incroyable. Les pages d’un projet d’investissement quelconque se tournent sur le néant…

Des tables à roulettes, des chaises à roulettes, des porte-manteaux à roulettes, c’est tout le dynamisme des cadres qu’il faut dynamiter. Et cette bande de comédiennes et comédiens d’enfer s’y emploient avec rage.

L’entretien d’embauche devient le motif récurent d’une pièce dans laquelle chaque relation humaine apparaît pour ce qu’elle est : un moyen de dominer l’autre. De le dépersonnaliser pour l’obliger à vendre, à se vendre, à se soumettre à la loi du marché, à l’équivalence généralisée qui réduit l’être à de la marchandise, où rien ni personne n’est irremplaçable.

Pourquoi cette mécanique se poursuit-elle ? Pourquoi la machine ne grippe pas ? Pourquoi le « I would prefer not to » ne vient-il pas interrompre la course à l’abîme ?

Des interludes filmés comme des contre-sommets ponctuent les scènes principales pour interroger le travail même de la construction théâtrale, de son ordre et de ses règles. Avec l’aide du dictionnaire, les personnages font tomber les masques de leurs rôles, abandonnent chemises et cravates, pour endosser le visage du questionnement, de la parole libre, gratuite, pensante.

Cela se déroule avec une telle spontanéité que nous avons l’impression d’assister à un jeu. Les répliques fusent comme si le dialogue sur le plateau anticipait celui qui se déroule dans nos têtes, le prolongeait, le dévoilait, l’improvisait.

Comme si ce qui se disait là offrait à nos colères sourdes un lieu où se rassembler, où converger, et se réparer quelque peu dans la dialectique. Une « rejonction » de nos individualités séparées, mutilées, hors d’elles-mêmes…

Alors, quelque chose, dans la drôlerie d’une désertion fabuleuse, nous pousse à envisager l’acuité du propos : violence ou non-violence ? Les armes de la critique sont-elles suffisantes lorsque les pouvoirs en place ne lâchent rien sans la contrainte de la menace effective ? Ou faut-il s’exprimer avec un couteau à la main pour exiger des comptes et avoir une chance d’être entendu ?

Lorsque le Royaume de Danemark est vendu, que la Cerisaie est partie au plus offrant, que reste-t-il d’autre à occuper comme territoires que ces collines boisées, cette fraîche rivière, et cette nuit qui tombe comme un rideau noir pour élaborer la suite…

Et parier sur face au prochain coup : alors, toutes les taupes sortiront de leurs trous, les mauvais jours finiront.
Elias Preszow

[1Première traduction intégrale par Robert Kahn, Nous, 2020, p.438

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