Standing Rock versus TigerSwan

"Comme en Afghanistan et en Irak, la remontée des températures annonce la début de la « Saison des combats »"

paru dans lundimatin#107, le 5 juin 2017

Depuis l’année dernière, des amérindiens se battent contre l’installation d’un oléoduc souterrain, le Dakota Access Pipeline (DAPL), une lutte sur laquelle Lundimatin a déjà publié un article et un reportage vidéo. Les Indiens d’Amérique ont toujours fait partie des populations sur lesquelles la répression teste ses nouvelles méthodes. Ici, c’est le rôle d’une entreprise privée de sécurité qui est analysé dans les détails grâce à des fuites de documents privés. On y constate le zèle particulier avec laquelle l’entreprise suit les militants, n’hésitant pas à produire quand il le faut des coupables idéals. Cet article a été publié initialement en anglais sur le site de The Intercept (consultable ici).

Une obscure compagnie internationale de mercenariat et de sécurité, connue sous le nom de TigerSwan, a ciblé le mouvement d’opposition au DAP (Dakota Access Pipeline), usant des stratégies militaires de contre-terrorisme et collaborant étroitement avec la police dans au moins cinq états. C’est ce que révèlent les documents internes de l’entreprise, obtenus par le journal « The Intercept ». Les documents fournissent un portrait détaillé des techniques utilisées par TigerSwan, par ailleurs prestataire de l’armée et du Département d’État dans le cadre de la guerre globale contre le terrorisme. Ainsi, à la demande de son client Energy Transfert Partners, l’entreprise construisant le pipeline, TigerSwan travailla également à une réponse contre le mouvement d’opposition, organisé par les indigènes.

Les documents internes de TigerSwan décrivent ce mouvement de protestation comme « un soulèvement à motif idéologique, avec une forte composante religieuse », et compare les « protecteurs de l’eau » (nom donné aux opposants) à des combattants jihadistes. Un rapport, daté du 27 février 2017, déclare ainsi que le mouvement « dans ses activités, suit de manière générale les schémas des rebellions jihadistes, on doit donc attendre des individus combattants ou supportant celui-ci, qu’ils suivent un modèle post-soulèvement après sa fin ». Usant des comparaisons avec l’Afghanistan post-soviétique, le même rapport prévient ainsi : « Tandis que l’on peut se préparer à voir la lutte anti-DAPL se répandre… une préparation agressive du champ de bataille ainsi qu’une coordination active entre le renseignement et les forces de sécurité sont désormais une méthode éprouvée pour défaire la rébellion ».

Ainsi, plus de 100 documents internes ont fuités, via un contractant de TigerSwan. En plus de ces leaks, environs 1000 documents ont été obtenus via des requêtes de documents publics [1]. Les documentsrévèlent que TigerSwan fut à l’initiative d’opérations de sécurités multiples, se caractérisant par une surveillance radicale et invasive des contestataires.

Alors que la police continue sa militarisation et que les législations d’états, partout dans le pays, passent des lois criminalisant les manifestations, le fait qu’une entreprise de sécurité privée, payée par une compagnie classée dans les 500 plus grandes fortunes de gaz et d’huile, coordonne ses efforts avec les polices locales, d’états et fédérales pour détruire le mouvement de protestation, a des implications anti-démocratiques profondes. Les leaks soulignent non seulement l’approche militariste de TigerSwan dans la protection des intérêts de son client, mais aussi l’impératif pour l’entreprise de faire un portrait des protecteurs de l’eau, non violents, comme imprévisibles et suffisamment menaçants pour justifier le besoin de mesures de sécurités inédites.

Energy Transfer Partners a continué d’user des services de Tiger Swan bien après que les camps anti-pipeline ont quitté le Dakota, et les rapports les plus récents de TigerSwan insistent sur la menace toujours plus grande de l’activisme anti-pipeline sur d’autres sites du pays.

Les documents incluent des « rapports de situation », transmis à Energy Transfer Partners et préparés par des agents dans le Dakota du nord, du sud, l’Iowa, Illinois et Texas, entre septembre 2016 et mai 2017. Ces rapports offrent des Snapshot des activités de sécurités de la compagnie, y compris des résumés détaillés des jours de surveillance, des renseignements sur des manifestations à venir et des informations récoltées sur les réseaux sociaux. Les documents révèlent également d’importantes preuves de surveillance aérienne, de mise sur écoute ainsi que d’infiltration des camps et des cercles activistes.

Tiger Swan n’a pas répondu à une demande de commentaires. Energy Transfert également, affirmant à The Intercept, par email, que la compagnie ne discute pas les détails de leur effort de sécurité.

Les documents additionnels, obtenus via les requêtes administratives, sont des « mises à jour quotidienne de renseignements », produites par TigerSwan et partagés par les officiers de police. Cette pratique contribue notamment à un partenariat public-privé qui permet un ratissage plus large des renseignements. Ainsi, dans les rapports internes, les agents de TigerSwan commentent fréquemment cette routine qu’est la coordination et le partage d’informations avec les forces de l’ordre. La coopération s’est étendue au point que le groupe chargé des renseignements a fait usage de la caméra live d’un hélicoptère de sécurité privée pour suivre les mouvements des opposants. En outre, dans un autre rapport, TigerSwan discute d’une rencontre avec des enquêteurs du Parquet du Dakota.

Le parquet a refusé tout commentaire.

Dans ces multiples rapports, renseignements et briefings partagés avec les forces de l’ordre, les noms de dizaines d’opposants apparaissent. Certains nommés sont des activistes connus, d’autres ont des affiliations politiques très ténues. Les rapports offrent souvent des commentaires sur la dynamique des camps, incluant le moral et la combativité et spéculent à propos d’actions violentes et illégales de certaines personnes ciblées, ainsi que les armes qu’ils peuvent porter. Les documents font ainsi état d’une liste de « personnes d’intérêt », et bien d’autres bases de données, dont une de fichage contenant photos et plaques d’immatriculations.

Les rapports indiquent également que TigerSwan a lancé une campagne de contre-information en créant et distribuant dans les réseaux sociaux des contenus hostiles aux opposants.

The Intercept est en train de publier un premier ensemble des rapports de situation de TigerSwan, datant de septembre 2016 et qui décrit les premières opérations de l’entreprise. Le journal publiera également deux rapports additionnels datés du 16 octobre et 5 novembre, accompagnés de PowerPoint partagés avec les forces de l’ordre. Les noms des individus dont les actions ne sont pas déjà dans les documents rendus publics, ou dont nous n’avons pas obtenus d’autorisation, ont été surligné pour protéger leur vie privée.

En plus de cela, The Intercept est en train de publier une sélection de communications, obtenues par requête administrative. Ces communications détaillent la coordination entre une série d’institutions et d’agences fédérales ou locales, dans laquelle on retrouve le FBI.

Un partenariat public-privé 

Début avril 2016, des activistes amérindiens s’appelant eux-mêmes « protecteurs de l’eau », avec leurs alliés, commencent une longue lutte pour bloquer la construction Pipeline de 1.172 mile, parcourant les abords de la réserve Sioux de Standing Rock (ainsi que trois autres états). Les opposants au DAPL rencontrèrent alors une police lourdement militarisée - de celle locale et son shérif à la Garde Nationale en passant par la police du Bureau des Affaires Indiennes. La police devint fameuse pour son usage des soi-disant armes non létales, telles que les lanceurs LBD, les « bean bag pellets » [2], des LRAD canon à son ainsi que des canons à eau.

Cependant, c’est avant tout la brutalité des officiers de sécurités privés, en charge de la garde du pipeline, qui provoqua le scandale. Dans le week-end de la fête du travail de l’année dernière, Democracy now ! enregistra des images de ces agents de sécurités attaquant des manifestants pacifiques avec des chiens.

En conséquence de cet accident, Energy Transfer Partners embaucha TigerSwan – une compagnie avec une solide expérience dans les opérations de contre-terrorisme – pour superviser le travail des autres entreprises de sécurités embauchés pour la protection du pipeline : Silverton, Rusell Group of Texas, 10 Code LLC, Per Mar, SRC, OnPoint, et Leighton.

Basé à Apex, en Caroline du Nord, TigerSwan a été créé par un retraité de l’armée, colonel James Reese, au plus fort de la guerre en Irak. Reese, ancien commandant d’une unité d’élite d’opérations spéciales de l’armée nommée DELTA, entra dans le commerce de la sécurité privée et du renseignement dans l’espoir de rivaliser avec Blackwater, alors la plus florissante des compagnies privées militaires engagées dans l’effort de guerre au Moyen-Orient et en Afganhistan. TigerSwan dispose d’environ 350 employés et maintien des bureaux en Irak, Afghanistan, Arabie Saoudite, Jordanie, Inde, Amérique Latine et Japon.

Les archives du Conseil de Sécurité et d’Investigation Privées du Dakota du Nord [N.d.Tr : instance officielle chargée de distribuer les permis d’exercer sur le territoire pour les entreprises de sécurité privée] montre que TigerSwan a opéré sans licence sur ce territoire, affirmant dans une communication avec le Conseil : « nous faisons du management et du conseil d’IT [Renseignement] pour notre client et ne faisons pas de travail de sécurisation ». En Septembre, le Conseil apprend la réelle position de TigerSwan et lui écrit une lettre afin que la compagnie fasse les démarches nécessaires pour obtenir une licence.

TigerSwan le fait, mais le Conseil refuse l’application le 19 décembre. Après quoi James Reese écrit une lettre au Conseil objectant sa décision, auquel le directeur du Conseil répondit le 10 janvier. Ce dernier affirme « qu’une des raisons du refus est en rapport avec votre échec à répondre à la requête du Conseil quant aux activités de TigerSwan et James Reese au sein de l’état du Dakota du Nord ». Aucune des deux parties n’a été encline a commenté le statut actuel de TigerSwan.

En outre, les « rapports de situation » qui ont fuités rapportent que lors des premières semaines de travail dans le pipeline, les agents de TigerSwan rencontrent les forces de l’ordre en Iowa et Dakota du Nord, notamment le sheriff Dean Danzeisen, du comté de Mercer dans le Dakota. Celui-ci « accepta le partage d’information » (dans le rapport, TigerSwan épelle d’une mauvaise manière le nom du sheriff en « Denzinger »). Le 13 septembre, le document indique que Tiger Swan a établi une ligne de communication avec le « poste de commande des opérations » des forces de l’ordre du Dakota. C’est ainsi que commença la fusion des opérations privés et publiques du renseignement à propos des protecteurs de l’eau.

Une des autres lignes de communication avec les forces de l’ordre, via les « briefings de renseignements » fait écho aux rapports de situation internes. Les briefings obtenus par The Intercept étaient envoyés par le député-directeur de la sécurité Al Arnoski, ainsi qu’à différents acteurs incluant l’adresse Gmail du sheriff Danzeisen. Le sheriff du comté de Morton, Kyle Kirchmeier, qui était régulièrement impliqué dans le maintien de l’ordre du mouvement anti-DAPL, reçut également au moins un des rapports de TigerSwan.

Danzeisen n’a pas tenu à commenter ces faits. Cependant, un porte-parole du comté de Morton a écrit un mail au journal pour expliquer que le département du Sheriff « a maintenu la communication avec TigerSwan dans le but de savoir quand les activités de construction du DAPL avaient lieux. Ceci permis aux forces de l’ordre une meilleure compréhension de la situation dans la surveillance et la réponse aux activités illégales des opposants. ».

TigerSwan aida également la justice à produire des dossiers contre les opposants. Ainsi, d’après un document datant du 16 octobre 2016 obtenus via la requête publique, on apprend qu’une des responsabilités de l’équipe de sécurité était de « collecter des informations au niveau des preuves  » qui seraient en dernière instance, « une aide dans la poursuite juridique » des opposants.

Un rapport daté du 14 septembre 2016, fuité cette fois-ci, indique que TigerSwan rencontre le Bureau des Investigation Criminelle du Dakota du Nord, « à propos de vidéos et de preuves photographiques collecté pour la poursuite ». Le même document décrit des plans afin de « continuer à construire les fichiers de Personne d’Intérêts (POI) et de se coordonner avec les renseignements policiers ». En outre, les rapports de situation résument également au moins quatre conversations entre des agents de l’entreprise et du FBI.

Selon un échange de mail daté du 12 octobre, un hélicoptère de l’entreprise fournissait une couverture vidéo live pour les policiers en charge du suivi des déplacement, à terre, des manifestants. Ces échanges se passent entre des officiers du FBI, DHS [Homeland Security], BIA [Bureau of Indian Affairs] ainsi que les polices locales et d’états. Dans un autre email, Terry Van Horne, un spécialiste des renseignements de sécurité nationale du Parquet des États-Unis, reconnaît son accès direct aux vidéos de cet hélicoptère, qui était alors en charge de suivre une manifestation. Ainsi écrit-il « Suis en train de suivre en live, via l’hélicoptère du DAPL, les mouvements des opposants ». Cecily Fong, la porte-parole des forces de l’ordre tout au long des manifestations, reconnaît dans un email envoyé au journal qu’un centre d’opération situé à Bismarck avait accès au live : « la vidéo était fournie de bonne grâce, ainsi avions-nous des yeux sur la situation ».

Questionnée sur le groupe chargé des renseignements, Fond répond : « le groupe de renseignements fut formé dès le début. Il impliquait du personnel de notre centre de renseignement local et d’état, du BIA, du FBI et du Parquet », consistant « d’environ 7 personnes qui suivaient particulièrement les réseaux sociaux car c’était le medium que la plupart des opposants, si ce n’est tous, usaient ».

« Je suis honoré de savoir qu’ils ont sentis que nous étions une menace si grande pour faire intervenir un tel niveau d’intervention » dit Ed Fallon, un activiste mentionné plusieurs fois dans les documents de TigerSwan.

Cependant, à mesure que le mouvement des protecteurs de l’eau s’étend du Dakota à d’autres états, la surveillance se généralise également. Par exemple, un rapport daté du 29 mars fait état d’une rencontre entre TigerSwan et « le bureau de terrain du FBI de Des Moines avec la présence, par visioconférence, des bureaux de Omaha et Sioux Falls. À cette rencontre sont également présents des représentants du Joint Terrorism Task Force, du Homeland Security et du Wildlife Iowa Department. Les sujets abordés incluent des évaluations de menaces du pipeline, la présentation des forces de sécurités et des « personnes d’intérêts ». Le FBI semble particulièrement réceptif aux informations fournies et des rencontres avec les personnes suivies seront arrangées bientôt. » .

Les relations entre TigerSwan et les agences de police ne furent pas toujours harmonieuses. Certains rapports décrivent la frustration des agents de l’entreprise face à une certaine liberté que certains policiers donnent aux manifestants en Iowa. Mieux : ces rapports montrent l’effort de TigerSwan auprès des policiers pour qu’ils soient plus répressifs.

Ainsi, dans un rapport daté du 16 octobre 2016, TigerSwan applaudit une augmentation de remise en liberté sous caution [N.d.Tr : pratique qui autorise la justice à relâcher quelqu’un moyennant une caution en argent et souvent un contrôle judiciaire] dans le comté de Lee, en Iowa. L’entreprise trouve cela « signifiant parce que cela empêche les opposants de prendre le risque de se faire arrêter, égard à l’importante somme due pour être relâché. ». Ensuite, le document met en contraste les tactiques de ce comté avec d’autres : « les tactiques policières des comtés de Calhoun, Boone et Webster ne sont pas un soutien à la mission de sécurisation du DAPL », notant leur « réticence à arrêter ou faire comparaître des individus en infraction ». L’analyste écrivant le document continue : « Nous devons travailler plus étroitement avec les comtés de Calhoun, Boone et Webster pour être certain que les futurs opposants seront au moins condamnés à une amende, si ce n’est arrêtés » ; « D’une autre manière, nous pouvons demander au comté de Lee de parler aux autres régions à propos des tactiques qui sont effectives ».

Contacté pour commenter cela, le récemment élu sheriff Stacy Weber, du comté Lee, dit qu’il n’a pas discuté de TigerSwan avec l’ancien sheriff. « Aussi loin que je m’en souvienne, les trucs de manifestations étaient finis, et nous n’en avons pas eu depuis. » dit-il. De fait, Weber n’avait jamais entendu le nom de la compagnie de sécurité jusqu’à la semaine dernière, lorsqu’un manager de Tiger Swan nommé Don Felt est passé au bureau : « Il nous a déposé sa carte et dit qu’il souhaitait dire bonjour » dit le sheriff. 

Trouve, Répare, Elimine.

Les documents internes de TigerSwan parlent également de son usage de la surveillance aérienne, d’hélicoptères et de drones pour photographier et suivre les mouvements des opposants. Le rapport de situation du 12 septembre note qu’une opération des ouvriers du Pipeline était « surveillée par un Predator [N.d.Tr un drone de l’armée très puissant] prêté par le JEJOC d’Oklahoma [NdTr : JOC = Joint Operation Center. Le JE reste à expliquer…]. L’ancien contractuel de TigerSwan ayant leaké les documents ne crois cependant pas que l’entreprise ait utilisé un Predator. Les métadonnées des images partagées laissent plutôt penser que la caméra utilisée est celle d’un Phantom 4. Outre les drones, un autre document de « mise à jour des renseignements » [3] parle d’acquérir des lunettes de vision nocturne, des LRAD, des armures ainsi que des caméras infrarouges. Le même document prouve également de larges campagnes d’infiltration des camps et des cercles activistes. En effet, tout au long des documents fuités, TigerSwan fait référence à ses équipes chargées du collectage de renseignements, qui, dans plusieurs états, infiltrent les espaces et cercles d’opposants. Usant de faux noms et identités afin d’obtenir la confiance des activistes, les agents infiltrés les abusent ensuite pour avoir des informations et les rapporter à leur employé, toujours selon le leakeur.

Les documents datés de septembre font de nombreuses références au personnel de Silverton (alors supervisés par TigerSwan) participant aux manifestations en Iowa. Silverton n’a pas tenu à commenter ces propos. Les opérations clandestines sont implicites dans bien d’autres rapports de situations, qui contiennent de nombreux détails que seuls peuvent avoir des personnes ayant un accès consistant et proche des communautés des opposants. En quelques occasions cependant, les rapports rendent explicites cette présence en s’y référant par exemple comme « source à l’intérieur du camp ».

Par exemple, le rapport de situation du 5 novembre décrit « l’exploitation de documents trouvés au Camp 1 », qui cependant n’ont pas l’air très concluant. « Avant tout », dit le rapport, « ont été trouvé des magazines « Earth First ». Ces magazines promeuvent et fournissent des TTP [Tactiques, Techniques et Procédures] pour des activités violentes. »

Dans un autre rapport du 3 octobre, TigerSwan discute des possibilités d’utiliser les connaissances des dynamiques internes des camps : « exploitation des tensions entre natifs (dont la présence est permanente) et non-natifs, les tensions tribales entre les éléments pacifiques et violents sont cruciales dans notre effort de délégitimation du mouvement anti-DAPL ». Le 19 février, TigerSwan écrit noir sur blanc un plan d’infiltration d’un groupe d’activiste de Chicago. « L’équipe de collectage de TigerSwan entrera en contact avec les organisateurs de l’événement pour incorporer les structures de la manifestation et développer un agent de confiance qui sera utilisé pour les futurs efforts de renseignement », note le rapport, qui répétera quelques lignes plus loin son intention « d’entrer en contact, de manière couverte, avec les organisateurs de l’événement. ».

« À toutes les actions dans lesquelles j’ai été, ils avaient leurs propres personnes marchant autour avec des caméras filmant les visages des gens » déclare Ian Souter, un opposant décrit comme « personne d’intérêt » par les rapports de TigerSwan.

Peut-être qu’une des choses les plus frappantes dans tous ces documents est le niveau d’hostilité affiché envers les protecteurs de l’eau. TigerSwan décrit constamment les manifestants pacifiques avec un langage militaire et tactique plus approprié pour le contre-terrorisme des zones de conflit armé. Quelques fois, la sémiotique militaire se transforme en parodie, comme ce moment où les agents écrivent que les opposants « stockent des panneaux [NdTr : le mot utilisé en anglais est « stockpilling » qui désigne effectivement plutôt le stockage d’armes] » ou lorsque TigerSwan discute du « calibre » des billes de pistolet de peinture. Cependant, la majeure partie du temps, l’entreprise qualifie les opposants de « terroristes », les actions directes d’ « attaques » et le camp comme « un champ de bataille ». Cela révèle à quel point le mouvement de contestation n’a pas été seulement criminalisé mais également traité comme une menace pour la sécurité nationale [4]. Comme le dit un rapport daté du premier mars à propos des opposants : « leur faiblesse opérationnelle permet aux éléments TS [NdTr. « TS » ici n’est pas très clair. Il est possible que ce soit Tactical &Strategist] de mieux développer et influencer les espaces de combat »

Dans un autre rapport interne daté du 4 mai, un agent de TigerSwan décrit un effort singulier de collectage de renseignements digitaux et de terrain qui permettrai à l’entreprise de « trouver, réparer et éliminer [Find, Fix and Eliminate] » les menaces envers le pipeline – un sinistre écho à l’expression « trouver, réparer, finir », utilisée par les forces spéciales américaines impliquées dans les campagnes d’assassinats de cibles dîtes terroristes.

Ainsi TigerSwan s’intéresse de près aux activistes du Moyen-Orient visitant Standing Rock. Un rapport du 22 septembre explique que « la présence additionnelle de palestiniens dans le camp, et l’implication de certaines personnes du mouvement avec des islamistes est une dynamique qui nécessite d’être étudiée de près ». Le rapport reconnaît qu’« actuellement, il n’y a pas d’informations suggérant un mode d’action terroriste » mais prévient néanmoins « qu’avec le peu d’information sortant du camp à ce propos, cette possibilité ne peut être exclue ».

Haithem El-Zabri, un américano-palestinien activiste, mentionné dans les rapports, a été choqué de se savoir cité de la sorte. « Comme peuple indigène, les palestiniens sont solidaires avec d’autres peuples indigènes dans leurs droits à la terre, l’eau et à disposer d’eux-mêmes » a-t-il déclaré à The Intercept. « Insinuer que notre foi est un signal d’alarme pour des tactiques terroristes est un autre exemple d’ignorance délibérée et révèle la tentative permanente de l’administration de criminaliser des manifestants non-violents et de justifier la violence envers ceux-ci ».

De tels fichages ethniques et religieux des opposants ne sont pas marginaux. Pour exemple, cet échange de courrier électronique du 12 octobre, partagé entre les membres du groupe chargé du renseignement. Le député du sherrif Tonya Jahner, du comté de Cass, écrit ainsi un email, à plusieurs officiers incluant deux agents du FBI, contenant un résumé d’informations fournies par « les renseignements de l’entreprise ». Ces informations se portent sur une femme que Jahner nomme « une solide islamiste chiite » avec « d’autres femmes fortement chiite la suivant ». La femme a « fait plusieurs voyages à l’étranger ». Il montre à quel point TigerSwan a été capable de soupçonner fortement certaines personnes spécifiques et de le communiquer aux forces de l’ordre

En outre, les agents de TigerSwan pistaient également régulièrement les déplacements d’individus à l’intérieur du pays.

Le 4 novembre, toujours selon un document interne, une SUV [N. du.tr : voiture 4x4 urbaine aux vitres teintées] blanche s’arrête devant une valve du pipeline dans le Dakota du Sud. Approché par les gardes, le conducteur déclare s’appeler Gary Tomlin et informe qu’il est un reporter free-lance traitant le sujet du pipeline. Dans un entretien, Tomlin, âgé de 63 ans, qui siège également au conseil de l’école de Galesburg, Illinois, […], déclare qu’il a décidé de voyager le long du pipeline afin d’écrire des histoires en free-lance : « J’avais du temps et la capacité de le faire, alors je me suis dit que j’irai voir ce pompeur ».

Ainsi, le rapport du 4 novembre note : « c’est le même individu identifié dans les SITREP [N.d.Tr : abréviation de Situation Report] d’il y a quelques jours en Illinois et Iowa. ». L’entreprise de sécurité privée OnPoint contacte alors rapidement le service de renseignement de TigerSwan « pour une évaluation de Gary Tomlin » et notifie aux gardes du « secteur » suivant que Tomlin est en train d’arriver. « La Spread Team 6 a été mise en mouvement pour intercepter et/ou observer les déplacements de Gary Tomlin tout au long du secteur du Dakota  » raconte ainsi le document. « Il est de mon avis », rajoute l’analyste du rapport, « que Gary Tomlin cache ses véritables intentions et qu’il accumule pléthore d’informations pour les opposants. On estime son arrivé dans le Nord du Dakota dans la soirée du 4 ou la matinée du 5 ».

Quant à Tomlin, il rigole à la simple mention d’une accusation de travailler pour les opposants. Lorsqu’il est arrivé sur le camp, peu de personnes voulurent lui parler franchement. « Ils étaient évidemment au courant de l’existence d’infiltrés » dit-il « et je rentrais bien dans cette case – je suis un homme blanc âgé ».

Cody Hall, un activiste nati connu dont les mouvements étaient constamment suivis par TigerSwan, a dit à The Intercept qu’il se savait systématiquement suivi dès qu’il quittait le camp : « c’était évident, ils conduisaient des fourgons et des SUV, se mettant juste derrière moi… j’étais comme…putain, mec, c’est comme si j’étais escorté ». « C’était toujours le truc effrayant : comment savaient-ils que j’allais arriver ? » rajoute-t-il.

Plan d’engagement social

Un document daté du 16 octobre et obtenu via les requêtes publiques, expose la mission d’une des équipes de TigerSwan travaillant dans le Dakota du Nord : outre la protection des travailleurs du pipeline, des machines et du matériel de construction, l’entreprise doit également « protéger la réputation du DAPL ». Les documents montrent que cette mission de relations publiques devint rapidement centrale pour l’entreprise. Comme le dit un rapport de situation fuité et daté début septembre, le succès demande « une stratégie dans les messages envoyés par le client qui montre que nous sommes les gentils [N.d.tr : « the good guys »], raconte la véritable histoire et répond aux messages négatifs par des bons contre-messages. ».

À de nombreuses occasions, les agents de TigerSwan insistent sur l’importance de changer le scénario public produit par les opposants, et de faire balancer les faveurs du public du côté du DAPL. À mesure que les récits de la répression des opposants devinrent un débat national, les agents collectèrent minutieusement toutes les données médiatiques et analysèrent les manières dont furent abordé le sujet, prévenant ainsi leur client des possibles réactions par le public par rapport à certains accidents.

« Cet article se trouve uniquement dans le Huffington Post, mais l’expansion de la version des tribus [N.d.Tr : tribus amérindiennes] en dehors des médias traditionnels de la communauté indigène est préoccupante » remarque ainsi un rapport du 3 octobre. Ainsi, TigerSwan parlait-il souvent du récit des événements fait par les opposants comme « propagande ».

Par ailleurs, la compagnie ne se limitait pas seulement à suivre les versions médiatiques mais tentait de les changer.

Dans un rapport du 7 septembre, certains agents de TigerSwan discutent du besoin d’un « Plan d’Engagement Social ». Quelques semaines plus tard, le 22 septembre, la même équipe discute du développement d’une campagne d’information, pilotée par le groupe chargé des renseignements et basé en Caroline du Nord. Robert Rice, sans montrer son affiliation avec TigerSwan, pose comme « Allen Rice » dans une série de vidéo amateur dans laquelle il critique fortement les opposants. Ces vidéos sont postées dans les pages Facebook telles que « Defend Iowa » ou encore « Netizens for Progress and Justice » [5] et furent enlevées dès que The Intercept contacta TigerSwan, Rice ainsi que les administrateurs des pages. Aucun n’a répondu.

Avec la construction du DAPL bientôt fini, TigerSwan aurait pu voir finir un contrat très juteux. Aussi, dans les mois précédant les premières fournées de pétrole, l’entreprise de sécurité privée s’assura d’insister sur le besoin continuel de sécurité.

« Chacun devrait se sentir concerné par le loup solitaire », dit un rapport de TigerSwan le 7 mars. « Si nous venions à l’oublier, nous pourrions très vite tous être au placard. Mon devoir ne me le permet pas, pas plus que Nous/je le permets ou l’accepte. Je ne pourrais jamais assez remercier tout le monde pour le soutient durant toute la durée des opérations. Cependant, le mouvement va continuer, et Nous/Je ne nous arrêterons pas. Ce n’est pas dans mon vocabulaire. Nous serons toujours là pour surveiller, tels les protecteurs de ce qu’il y a de mieux pour ETP [N.d.Tr : Energy Transfer Partner], car nous sommes les gardiens. ».

Ces dernières semaines, la compagnie a étendu son rôle à la surveillance des réseaux activistes dont les rapports avec la lutte anti-DAPL est marginale. Les agents de TigerSwan surveillent ainsi les manifestations « Anti-Trump » de Chicago à Washington D.C, tout en prévenant son client de la discorde grandissante autour d’autres pipeline du pays.

Ainsi, dans un rapport du 24 mars, discutant de la probabilité d’un retour des opposants à l’approche de l’été, TigerSwan écrit : "Comme en Afghanistan et en Irak, la remontée des températures annonce la début de la « Saison des combats »"

Merci au traducteur

À suivre (une deuxième partie est déjà consultable en anglais ici)

[1Aux Etats-Unis, il existe un « Freedom of Information Act » (FOIA) qui permet à n’importe quelle partie civile de demander la publication de documents fédéraux gardés secret. Ces demandes sont examinées par un juge. C’est ainsi que furent rendus publiques une énorme partie des archives de la CIA.

[2Balles en gommes également, mais tirées de petits et moyens calibres comme le pistolet ou le fusil à pompe.

[3N. du tr. : il est remarquable que dans ce document, on trouve également des informations du type : « Ce que nous savons : les émeutiers vont conduire des opérations en fonction du temps/ Le mouvement est très organisé et des mesures de contrôle sont en place/ Il existe des division au sein des camps (i.e indigène vs blancs et des conflits inter-tribaux)/ Il y a des étrangers essayant délibérément de bouger les émeutiers vers des actions violentes/ les émeutiers possèdent des armes/les camp des Guerriers Rouges est le centre des opérations des émeutiers et est piloté par Cody Hall/ L’usage de guetteurs et de coureurs est largement utilisé pendant les émeutes/ des consignes de sécurités sont données aux émeutiers pendant les actions directes/ les manifestants pacifiques sont manipulés par désinformation.

Ce que l’on ne sait pas : le nombre et les types d’armes/ qui fournit l’entraînement militaire/Quand et Où la prochaine opération aura lieu/Nous n’avons pas confirmé « Command and Control » aux événements (le suspect Cody Hall) »

[4Il faut savoir qu’aux Etats-Unis, il existe un organe nommé NSC (National Security Council), dont toutes les décisions sont Top Top Secrète (TTS), piloté par le président, ses conseillers militaires et politiques des différents départements, ainsi que des membres de la CIA, USIA, NSA, et toutes les agences supra-territoriales de ce type. Cet organe, depuis les environs de 1945, gère toutes les politiques de guerre américaine. Que ce soit sous des formes psychologiques, militaires, économique, etc. En vérité, le NSC ne fait plus de séparation entre toutes ces formes de guerre dans ses stratégies. Ainsi, parler de Standing Rock comme menace pour la Sécurité Nationale fait en vérité référence au fait que probablement, au sein de cet organe de la NSC, les stratégies de lutte contre le mouvement anti-DAPL ont été discuté au même rang que l’Etat Islamique, la Syrie, le problème Russe ou encore les futures crises climatiques.

[5Netizens est un jeux de mot intraduisible qui signifie « citoyens d’internet ».

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