Petrograd Rouge [1917-2017]

La Révolution dans les usines (1917-1918), par Stephen Smith.

Un historien matérialiste - paru dans lundimatin#108, le 13 juin 2017

Cette semaine nous parlerons du livre Pétrograd Rouge, la Révolution dans les usines (1917-1918) écrit par Stephen A. Smith. Ce livre est sorti en avril 2017 aux éditions Les Nuits rouges. Il s’agit d’une traduction inédite. Le livre a d’abord paru en anglais, en 1983. L’auteur est un universitaire anglais qui travaille particulièrement sur la révolution russe et la révolution chinoise. Cet ouvrage est très spécialisé puisqu’il aborde la révolution russe seulement par le biais de la révolution dans les usines de Pétrograd de 1917 à 1918. Comme le dit bien le quatrième de couverture, ce livre « s’intéresse à des acteurs paradoxalement méconnus de la Révolution russe -les ouvriers- à travers l’action des comités crées spontanément dans leurs usines ».

Ce livre est intéressant à plus d’un titre et pour cette raison, il est difficile à résumer en quelques phrases lapidaires. Il détaille de manière parfois un peu longue et universitaire la composition du prolétariat de Pétrograd et ses conditions de vie comme de travail. Ensuite il introduit bien la venue de la révolution de Février. Ce début qui prend son temps permet de fixer le cadre du livre, celui de l’action des ouvriers dans les usines de février 1917 à juin 1918.

Dans la suite de l’ouvrage, on assiste à une présentation claire de la suite de la révolution de Février dans les usines avec les différentes luttes revendicatives et l’apparition des comités d’usine. La suite est une description très complète des structures et fonctions des différents comités d’usine ainsi que de la constitution et de l’action des syndicats. La suite du livre est très intéressante, elle esquisse une théorie du contrôle ouvrier de février à octobre et de son rôle déterminant dans la radicalisation du prolétariat de Pétrograd.

« Lénine pouvait avoir raison quand il affirmait que les luttes « économiques » en général peuvent seulement engendrer une « conscience syndicaliste », dans la mesure où elles ne remettent pas en cause la nature du travail comme marchandise et expriment la réalité d’une société de classes plutôt que de la défier. Mais Lénine néglige toute l’emprise que peuvent avoir les luttes « économiques » sur le processus de production. Elles peuvent être motivées par des préoccupations « économiques », mais elles soulèvent, implicitement ou explicitement, des questions de pouvoir. Dans un contexte tel que celui de 1917, où le pouvoir de l’État était paralysé, de telles aspirations pouvaient déboucher sur une volonté de contrôler l’économie dans son ensemble. La lutte pour le contrôle ouvrier était donc autant économique que politique, et ne pouvait se réduire à aucun de ces aspects. »
Pétrograd Rouge, p. 195

Le mouvement pour le contrôle ouvrier devient un mouvement de masse à l’automne 1917. Il croît à mesure que la crise économique se prolonge : les augmentations de salaires arrachées de haute lutte à l’été 1917 ne suffisent plus. La crise économique pousse les ouvriers à trouver de nouvelles manières de lutter. Le contrôle ouvrier répond à une situation sociale dramatique : l’économie russe est en train de s’écrouler, particulièrement celle de Pétrograd qui est essentiellement une industrie de guerre, très dépendante des matières premières. Mais le contrôle ouvrier résulte aussi de la maturation politique du prolétariat qui le pousse à chercher une issue aux blocages de la situation, le pouvoir politique avec les soviets et le pouvoir économique avec les comités d’usine.

Après la prise du pouvoir des bolchéviks la question des comités d’usine et du contrôle ouvrier est encore ouverte, et c’est une question brûlante. Sous la pression des comités d’usines, la majorité des patrons quittent leurs usines, mettant le gouvernement devant le fait accompli d’une nationalisation par la base. La grande majorité des usines de Pétrograd seront nationalisés par ce biais avant la nationalisation complète en juin 1918. Mais les comités d’usine sont limités malgré le contrôle ouvrier, ils sont incapables d’enrayer la crise économique, de plus le gouvernement décide de soutenir les syndicats comme courroie de transmission dans l’usine plutôt que les comités d’usine. On assiste ensuite à une reprise en main par le haut ; ce sont les débuts du communisme de guerre qui ne laisse que peu de place aux initiatives venues d’en bas.

Pour donner une idée de l’ampleur de la crise qui détruit littéralement le prolétariat de Pétrograd : entre janvier 1918 et juin 1918 plus d’un million de personnes quittent la ville, dont une grande partie d’ouvriers. Entre octobre 1917 et juin 1918, les effectifs du parti bolchevique passent de 43 000 hommes, dont les deux tiers d’ouvriers, à seulement 13 000. Le contrôle ouvrier était particulièrement portés par les militants bolcheviks ouvriers de base, mais l’appel de la guerre civile démembre aussi le prolétariat organisé. Malgré tout, alors qu’en juin 1918 le gouvernement bolchévik réintroduit le poste de directeur d’usine, en mars 1920 69 % des entreprises de plus de 200 salariés de Pétrograd sont encore dirigées collégialement. Les ouvriers de Pétrograd sont les ouvriers qui résisteront le plus longtemps au rétablissement des directeurs.

Ce livre est très intéressant car il présente tout un pan méconnu de la révolution russe, celle de la lutte dans les usines par les ouvriers de Pétrograd, c’est à dire les principaux acteurs de la révolution de Février. Le livre est bien conçu et équilibré, il présente de manière lisible les évolutions et les différents enjeux autour des comités d’usine pendant incontournable des soviets à Pétrograd la capitale de la Révolution. Il démontre aussi que la question du contrôle ouvrier s’est imposée aux bolchéviks et que leur position a beaucoup évolué au fil de la situation. Il explique bien les différentes facettes du déclin des comités d’usine après la prise de pouvoir des bolchéviks. Ce livre est un livre à lire. Il s’agit cependant d’un livre assez spécialisé même s’il est lisible sans une grande connaissance de la Révolution russe.

Un historien matérialiste fait l'histoire de la révolution, par la révolution, pour la révolution.
lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :