Penser le fascisme aujourd’hui… - par Alain Brossat

Tout le monde adore la police [1/6]

paru dans lundimatin#166, le 21 novembre 2018

Alain Brossat est professeur de philosophie. Il est l’auteur, avec Alain Naze d’Interroger l’actualité avec M. Foucault. Téhéran 1978 / Paris 2015 (dont nous avions publié une recension au printemps dernier), ainsi que d’une tribune parue dans lundimatin à la suite de la victoire en coupe du monde de l’équipe de France de football.

Nous vous proposons à partir de cette semaine une série de six articles écrit depuis 2016 et tous en rapport avec la question policière. Le texte publié ce lundi s’attaque au « fascisme » entendu comme « affect qui donne le ton aussi bien du discours public des gens de l’Etat que de l’esprit de vindicte qui a conquis de vastes secteurs de la population ». Les suivants auront pour point de départ des faits d’actualité mettant en scène les forces de l’ordre (Viry-Châtillon, un reportage journalistique dans un commissariat, l’homicide de Shaoyao Liu, Arnaud Beltrame à Carcassonne et bien entendu l’affaire Benalla).

Moindre mal

L’un des nombreux inconvénients du vocable « fascisme », c’est qu’il est une invective non moins qu’un concept de la politique. Je peux me faire du bien et envoyer des signes d’intelligence aux initiés en évoquant tel remuant petit gauleiter des Alpes maritimes, cela ne fera guère avancer la cause d’une analytique du fascisme en France, aujourd’hui. D’une façon générale, entreprendre de remettre en selle « fascisme », comme idée de la politique, cela passe en premier lieu par l’établissement d’une distinction – entre ce qui est une idée du XX° siècle – le fascisme et ce sur quoi nous sommes appelés à réfléchir aujourd’hui toutes affaires cessantes : du fascisme. Au sens où l’on dirait : « il y a du fascisme dans cette phrase, dans ce geste, cette proposition – il y a une inquiétante densité de fascisme dans l’atmosphère, c’est devenu irrespirable ! ».

Le fascisme comme substance, forme institutionnelle, Etat-parti, modalité de la mobilisation des masses et du culte du chef, le fascisme comme forme de violence de l’Etat et culte de la guerre, ce fascisme-là, en tant que désastre inscrit au cœur de l’histoire du siècle dernier et figure abominable du passé dont il convient d’empêcher coûte que coûte la répétition, ce fascisme pour une part interchangeable avec le concept valise de « totalitarisme », est devenu le plus rassembleur, mais aussi le plus démobilisateur des repoussoirs. En tant que mal absolu (ce revenant qu’il s’agit de conjurer par tous les moyens possibles), il est devenu le truchement de tous les accommodements et de toutes les compromissions avec les figures infinies du... mal relatif.

Le partage des incarnations politiques en ces deux catégories dont le fondement est l’attribution d’un statut d’exception à un nom, un visage, un parti, une politique au titre du mal absolu – par contraste et opposition avec ce dont on nous dit qu’il s’y oppose, cette opération politique est, bien, elle, un désastre absolu. C’est qu’elle est ce dont l’effet est d’établir durablement, si ce n’est interminablement les rassemblements politiques majoritaires dans les eaux glauques du « moindre mal », elle est l’alibi de la tolérance (au nom de l’intolérance à ce qui aura été diligemment étiqueté comme « fasciste ») aux capitulations résignées devant ce qu’il y a de plus imprésentable et inconsistant – Macron comme « barrage » contre Marine, soit la politique du château de sable érigé en forteresse imprenable, alibi du consentement honteux au gouvernement de l’argent, de la matraque et de la ceinture pour le grand nombre.

On voit bien comment l’épouvantail du fascisme, agité rituellement, frénétiquement, lors des rendez-vous électoraux, en l’absence de toute discussion sur ce qu’il en serait de ce fascisme substantiel et de ses affinités avec le ou les fascismes passés, pave la voie de l’association de la politique au grand dégoût et à la soumission de la relation entre le sujet votant (le supposé citoyen) et la démocratie parlementaire ou présidentielle sous le régime de la honte de soi. Voici ce qui caractérise distinctement cet usage principal et constant de l’épouvantail fasciste par l’agrégat hégémonique dans un pays comme la France : l’association perpétuelle de la vie politique à des sensations et affects négatifs – l’horreur du présent, la crainte de l’avenir, le ressentiment, la haine de l’étranger ou supposé tel – et, avant tout, la conviction qu’à défaut d’être un domaine dans lequel des déplacements énergiques et heureux pourraient effectués au profit du plus grand nombre, la politique est le domaine du sacrifice perpétuel des espérances ; ceci au profit de l’idéologie rétractée du rassemblement sans délibération autour de tout ce qui saura incarner le « moindre mal », le « mal relatif ». Quel que soit l’adjectif choisi, cela reviendra, encore et toujours, à placer la vie politique sous le signe du mal inéluctable, un mal plutôt qu’un autre, un supposé moindre plutôt qu’un horrifique – mais qui, à l’usage, s’avère être très précisément le visage de ce que Walter Benjamin désignait comme la figure continuée de la catastrophe dans le présent.

En effet, la transaction perverse en vertu de laquelle on consent au « mal relatif » en politique pour prix de l’endiguement du mal absolu a pour effet l’accoutumance à ce que Foucault appelait l’intolérable – ce avec quoi il ne saurait être question de cohabiter, ce dont l’apparition appelle un « ça, non ! » public et décidé, toutes affaires cessantes. Or, ce qui caractérise la politique française, dans les relations entre gouvernants et gouvernés, depuis que le Front national en est devenu le centre de gravité, et le croquemitaine institutionnel, c’est que les arrangements avec l’intolérable s’y sont établis comme la règle, non seulement pour les gouvernants (on en a l’habitude), mais, infiniment plus grave, pour les gouvernés dans leur plus grand nombre.

 Or, le propre d’une politique qui n’a pas renoncé à s’orienter selon des fins (ce qui est tout autre chose que la sauce vaguement éthique des « valeurs »), c’est d’établir qu’il est des choses avec lesquelles ils n’est pas question de transiger, de relativiser ; qui au contraire demandent à être refusées et rejetées absolument. Ce ne sont pas les exemples qui manquent : un gouvernement à l’ « inhospitalité » dont les noyades en masse en Méditerranée sont l’effet direct, l’état d’urgence perpétuellement reconduit au nom de la croisade contre le terrorisme, les campagnes néo-impériales en Afrique et au Moyen-Orient, entre autres. En l’absence de tels repères, si élémentaires, si visibles que l’on s’afflige que se soit aussi massivement perdu, en ce pays, la capacité partagée d’émettre ce simple « ça non ! » dont découle le refus de composer de quelque manière que ce soit et au nom de quoi que ce soit avec les forces, les hommes ou les partis qui incarnent ces figures de l’intolérable – on se voue à servir de marchepied à toute la palette des baudruches de l’autoritarisme néo-libérales, hâtivement repeints au gré des péripéties électorales aux couleurs de l’antifascisme d’opérette qui y fait alors florès.

Au bout du chemin, et quand les promoteurs de la démocratie de marché n’ont vraiment plus rien d’autre à vendre, le rassemblement « antifasciste » somnambulique débouche, avec Macron, sur le miracle programmé de l’élection du candidat des marchés relooké en St Georges terrassant le dragon mariniste. Et c’est ici que se boucle piteusement la boucle de cette logomachie perverse : avec la victoire de l’homoncule providentiel, la continuité de la politique extérieure française est assurée, une politique dont les joyaux sont entre autres l’amitié indéfectible avec les suprémacistes sionistes qui rêvent de faire de la Cisjordanie leur Nouveau Mexique, avec la monarchie chérifienne et le dictateur Sissi – des régimes et des potentats auprès desquels, en matière de « fascisme », les héritiers en costard de l’homme au treillis léopard font vraiment figure d’amateurs.

L’effet sans doute le plus dommageable de l’usage concerté que fait l’establishment politique du Front national comme repoussoir providentiel est d’étouffer dans l’oeuf toute tentative de relancer la discussion sur la question du fascisme. L’image fantasmagorique de l horrifique répétition sature le champ de vision du présent et obscurcit l’intelligibilité de ce que pourrait être, aujourd’hui, une actualité du fascisme. Les rites de conjuration manipulés par les experts de la démocratie plébiscitaire font puissamment obstacle au déploiement de nos facultés imaginatives dès lors qu’il est question de cerner les contours de ce qui constituerait un topos fasciste dans le présent.

Il convient de rappeler ici une vérité aussi irrécusable que constamment refoulée : la raison première pour laquelle les élites de ce pays continuent à s’opposer résolument, dans leur majorité, à la promotion du Front national au rang de parti de gouvernement n’est pas de moralité publique ; elle ne découle pas non plus de la crainte que le FN arrivé aux affaires ne transforme le régime démocratique en régime « autoritaire » exerçant une violence insupportable sur ses opposants, détruisant massivement les libertés publiques, etc. Il est, sur ce plan, de notoriété publique que Sarkozy a volé son programme sécuritaire et répressif au FN, que Valls et Hollande n’ont ensuite fait que surenchérir sur Sarkozy et que Macron est appelé, en la matière, à « gérer les acquis » des précédents, sans oublier d’y ajouter sa petite touche personnelle, utilement secondé par ce social-libéral d’ordre qu’est Gérard Collomb.

Ce qui fait que le FN continue à ne pas être considéré comme salonfähig par les gardiens de la raison d’Etat et de la maison-Etat, c’est autre chose : il n’offre pas suffisamment de garanties en matière d’orthodoxie gouvernementale bruxelloise et autre : politique monétaire (la question de l’euro), appartenance à l’UE, relations avec la Russie, dossier syrien, etc. Si le FN n’est pas (encore ?) « éligible » comme parti de gouvernement, ce n’est pas parce que c’est un parti raciste, ce n’est pas (en premier lieu) en raison de son hérédité historique chargée, ce n’est pas à cause de sa surenchère répressive et sécuritaire, ce n’est d’aucune façon parce qu’il serait soupçonné d’avoir en vue l’instauration d’une dictature – c’est, tout simplement parce que les gardiens de la continuité du gouvernement néo-libéral, aussi bien du côté de l’institution politique que de l’entreprise, des marchés et des médias redoutent que l’arrivée aux affaires de ces amateurs fébriles et pas tout à fait maîtres de leur affect populiste ne produise de ces effets de tangage et de disruption dont la Grande Nation en débine et l’économie en berne n’ont vraiment pas besoin par les temps qui courent.

Pour le reste, il y a belle lurette que les pulsions fascistes (néo/post...) qui parcourent ce grand corps malade du déclin français, le FN, donc, ont métastasé dans tous les partis de l’arc parlementaire, et au-delà, dans l’organisme social lui-même. Quand bien même il ne parviendrait jamais à ses fins (l’exercice du pouvoir, la conquête de l’exécutif), le FN l’a d’ores et déjà emporté, si ce n’est sur le mode classique de la conquête de l’Etat, du moins sur celui de la dissémination non pas de ses « idées » – il n’en a pas davantage que ses concurrents sur le marché de la politique néo-libérale – mais bien de l’affect qui donne le ton aussi bien du discours public des gens de l’Etat que de l’esprit de vindicte qui a conquis de vastes secteurs de la population.

S’il est une actualité du fascisme, c’est de ce côté-là qu’il conviendrait de la détecter. Un fascisme de flux qui ne demandent qu’à se pétrifier en campagnes de persécutions et formes de pouvoir.

 

Fascisme

Penser le fascisme aujourd’hui, cela suppose que l’on s’éloigne de son approche politologique (le fascisme comme régime politique hyperviolent) ou économiste (le fascisme comme dictature du capital) et que l’on se déplace vers d’autres références : le fascisme comme affection d’une époque, pandémie dans le présent. Une modalité épidémique de l’ « actualité » dont il s’agirait d’étudier les formes de virulence, le champ d’expansion, les symptômes, les manifestations. Réduire la question du fascisme aujourd’hui à sa dimension institutionnelle (les post-néo-fascistes parviendront-ils à se hisser au pouvoir en empruntant le chemin des urnes ?), c’est en ignorer les caractéristiques essentielles : le fascisme aujourd’hui, c’est ce qui prolifère au point de confluence de dispositions collectives, d’un affect de la masse (« les gens ») et de calculs politiques mobilisant deux motifs conjoints : law and order et « nettoyage » et élimination des indésirables, des « en-trop ». Ce sont des flux d’affects chargés de ressentiment, de désirs de mort à peine masqués, d’aspirations incontrôlées à des revanches obscures, de quêtes d’exutoires aux frustrations accumulées. Des flux en attente d’occasions de cristalliser sous forme de passage à l’acte et de dispositifs de pouvoir ou d’exercice de la capacité de nuire. John Berger le dit bien : le fascisme aujourd’hui, c’est « ce qui fait de ceux qui tentent de survivre [les migrants] des coupables », c’est ce qui se cristallise sous la forme de ces « nous » abjects dont les politiciens usent et abusent et auxquels il est vital que nous opposions une ferme eux – pas nous.

Réfléchir et travailler sur le fascisme au présent, c’est identifier ces lignes de mort qui strient notre actualité et la défigurent. Les désirs de mort sont toujours secondaires : ils prospèrent là où les aspirations, promesses et espérances vitales ont été non pas seulement déçues et trompées, mais délibérément saccagées par les gouvernants et, plus généralement, ceux qui fixent la règle du jeu. Les flux d’affects négatifs et les désirs de mort se bousculent au portillon du présent là où les flux de vie se sont fracassés contre la paroi de verre, la vitre blindée du « réel » – entendu comme ce dispositif général de gouvernement du vivant humain dont la règle première est l’entrave, l’empêchement et la réduction du champ des possibles de « la vie » des gens – le « gouvernement » entendu non pas seulement comme « domination », mais comme mise sous séquestre des puissances vitales – il s’agit bien de dissocier les gens de leur désir vital pour réorienter leurs énergies vers la vindicte.

Le fascisme aujourd’hui peut être vu comme une machine de capture des affects et de réorientation des subjectivités. Ce n’est pas « le chômage » qui, mécaniquement, jette les ouvriers désemployés dans les bras des post-néo-fascistes : la fin du plein emploi et la démobilisation partielle de la force de travail pourraient parfaitement, dans d’autres circonstances ou sous d’autres prémisses que celles qui s’imposent aujourd’hui, être accueillie comme une heureuse nouvelle – qui n’a jamais rêvé d’une réduction massive des heures passées à l’atelier, au bureau, en classe, etc. ? Ce qui alimente les pulsions fascistes aujourd’hui, c’est plutôt la production concertée d’une économie subjective de la frustration, de la culpabilité, de la haine de la concurrence, sur fond de démobilisation partielle de la force de travail. On voit bien ici ce qui est en jeu : réagencer les subjectivités de la masse afin de les placer sous ce régime de l’autorité conçue comme ce qui préside aux épurations salutaires. L’aspiration autoritaire et les pulsions (ou passions élémentaires) vindicatives sont, ici, inséparables, c’est le sol du fascisme moléculaire d’aujourd’hui.

Si l’on reste captif des « modèles » du XXe siècle, on voit le fascisme comme une concrétion, une « boule » de puissance et de violence compacte, une machine de mobilisation totale de la masse en vue de la guerre. On le voit, au pouvoir, comme dictature et donc comme l’antonyme de « la démocratie » – ne sont-ce pas « les démocraties » occidentales qui en ont été les premières victimes et qui se sont coalisées contre lui, alliées à l’URSS, certes, pour le défaire ? Comment donc penser une actualité du fascisme au temps de la démocratie globale, sur un mode qui échappe à ce « ou bien... » (la démocratie)... ou bien... (le fascisme) formaté par l’histoire apocalyptique du XXe siècle ? C’est cela le défi intellectuel, théorique, imaginatif que nous avons à relever aujourd’hui, précisément : penser les agencements, les compatibilités et les complémentarités de la démocratie de marché comme système global de « gouvernementalisation » des populations avec ce fascisme de flux dont la prolifération balafre notre actualité.

Ce qu’il faut parvenir à concevoir, c’est l’articulation de l’élément résolument archaïque qui soutient toute espèce de fascisme (le désir de régression, le côté « pipi-caca » qui accompagne toute subjectivité fasciste) avec des traits d’hypermodernité avérés – comme tout ce qui se rattache à l’entrée de la politique parlementaire dans son âge « terminal ». C’est au fond la figure d’une démocratie autoritaire totalement infectée, contaminée dans le contexte général de la pandémie fasciste. C’est bien là que se discerne la complète infirmité mentale de la position consistant à imaginer un Macron en « barrage contre le fascisme » : à peine arrivé aux affaires, celui-ci entreprend de « constitutionnaliser » l’état d’exception, de le rendre permanent – la figure la plus exemplaire qui se puisse imaginer d’un continuum entre démocratie autoritaire et fascisme moléculaire.

Ce que ce fascisme d’aujourd’hui « conserve » du fascisme du XXe siècle, c’est la combinaison obscure du désir de « beaux incendies », d’immondes frairies, qui n’est pas seulement une passion de destruction, mais d’autodestruction aussi (le côté « suicidaire » du fascisme de la masse) avec la passion de l’autorité – le désir du knout, en bref. En d’autres termes, pas de fascisme sans « fascisation », c’est-à-dire sans circulations entre une « offre » et une « demande », sans interactions entre « les gens », un champ social, et des « élites », des appareils politiques. Le fascisme, ce n’est jamais un processus à sens unique, c’est des échanges permanents et des synergies entre des gens « en souffrance » et des pousse-au-crime dont le (sale) boulot est de mettre en musique et en mots (maux) le désir obscur de la masse.

Ce sont toujours des processus dynamiques – c’est en ce sens même qu’on peut parler du « fascisme qui vient », comme on peut parler de « la guerre qui vient », avec l’accumulation des bombes à retardements en Asie orientale ou au Moyen-Orient. Mais cette chose « promise » n’est, bien sûr, jamais chose due – inéluctable, la cristallisation de ce qui circule dans le présent n’est jamais jouée d’avance. Ce que l’on peut faire de mieux, dans notre présent, c’est donc saisir des signes, des motifs, des manifestations patentes ou subreptices de ces dynamiques susceptibles de conduire à la catalyse qui donnerait naissance à un fascisme de pouvoir. Ces symptômes sont innombrables, ils sont faits d’énoncés, de conduites, d’exactions, d’actes manqués, d’obsessions, de rodomontades, etc. Ce sont les fragments de verre d’un kaléidoscope qui ne demandent qu’à s’assembler. On n’en finirait plus d’en faire l’inventaire. Je me contenterai d’en énumérer quelques uns parmi ceux qui me paraissent, aujourd’hui, les plus exemplaires – si l’on peut dire. Tableau hétérogène, nécessairement, puisqu’au stade présent, c’est à un champ de dispersion que l’on a affaire, dans lequel les « pièces » aspirant à composer le tableau d’un fascisme contemporain demeurent encore éparses.

  • « On va garder ton adresse, comme ça on saura où te retrouver », dit un flic à la jeune femme placée en garde-à-vue, pour prix de sa détestable habitude de filmer les interventions policières. Cette menace qui ne se dissimule pas, sûre de son impunité, c’est ni plus ni moins que le subliminaire des escadrons de la mort. Le fascisme qui cristallise, c’est le moment où une partie des corps répressifs de l’Etat se met en devoir de rendre la « justice » là où les juges n’en finissent pas d’être ralentis par leurs scrupules légalistes et leurs lenteurs procédurières. On sent bien que celui qui fait cette belle promesse piaffe d’impatience. Quand le flic de base se met à ressembler aux « drougs » d’Alex revêtus de l’uniforme dans Orange mécanique et leurs chefs au gradé cocaïnomane de Bad Lieutnant (le vrai, celui d’Abel Ferrara), c’est que le dénouement approche.
  • La nostalgie du militaire, des hymnes, de la jeunesse qui marche au pas et obéit au doigt et à l’œil – cette droite d’ordre qui rêve à voix haute d’écoliers en uniformes, de lever des couleurs chaque matin dans les cours des établissements scolaires, de rétablissement du service militaire, etc. C’est le vieil inconscient pétainiste de cette indéracinable engeance qui travaille ici. Comme le dessine d’un trait le cinéaste algérien Tariq Teguia : « Ce pétainisme-là aura ses affiches rouges ».
  • Il y aurait aussi ces coups de menton mussoliniens, ces impérieux « Je veux ! », ces mâchoires serrées, ces airs de brute et ces manières de prétorien, à la Sarkozy, à la Valls, son émule – ce qui montre bien que cette tentation du « triomphe de la volonté » et du césarisme traverse tous les appareils de la politique institutionnelle. Le calcul de ces spécialistes du passage en force est transparent – ce à quoi aspire la masse, en ces temps troublés, c’est à un chef, un vrai, une poigne, un balai de fer ! Tout cet imaginaire facho-républicain de ces petits maîtres de la démocratie de caserne, qui est à l’Etat contemporain ce que le facho-humanisme des films de Clint Eastwood est au cinéma états-unien.
  • Ce « qu’ils crèvent ! » qui se dissimule de moins en moins, ce désir de disparition équivalent à un désir de mort constitutif de la relation aux migrants d’un nombre croissant des gens de ce pays, des sommets de l’Etat aux comptoirs de bistrot des zones rurales. La blague de Macron sur les kwassa-kwassa comoriens est, de ce point de vue exemplaire – du comorien – cette viande humaine indésirable et vouée à nourrir les poissons... Le lapsus de l’homoncule élyséen n’est jamais ici que l’écho de sa politique sur le terrain : dans l’ex-jungle de Calais, de plus en plus repeuplée d’aspirants au passage en Angleterre, la police s’active en vue de leur interdire l’accès aux robinets d’eau et aux repas distribués par les associations – qu’ils crèvent ! C’est ça le fascisme aussi : l’évidence de plus en plus partagée selon laquelle la disparition de la part indésirable de la population serait une condition vitale pour l’autre ; quand la « fracture biopolitique » qui traverse la société se trouve ainsi placée sous le signe du terrible, de la terreur.
  • Identifier un fascisme anti-animal (l’animal libre, le sauvage – le loup) comme il y a un fascisme anti-immigré, anti-migrants. Cette compulsion exterminatrice qui s’est emparée de populations entières là où prospère la fantasmagorie du loup dévoreur de troupeaux, imaginaire porté à bout de bras par les gens de l’Etat –- « nos enfants n’en dorment plus ! », statuait un jour Ségolène Royal –- à propos du loup, toujours. Plus facile, visiblement, de hurler à la mort du loup que de réformer les pratiques de mise à mort industrielles /concentrationnaires des animaux de boucherie. L’ennemi du mouton, rappelons-le au passage, ce n’est pas le loup, c’est le gars qui l’élève en vue de l’abattoir.

La texture de ce fascisme, c’est la haine du présent et la haine de soi et des autres dans ce présent. L’incapacité croissante à imaginer un ou d’autres présents possibles et soi-même (et les autres) hors de ce présent délétère, l’incapacité croissante à s’extraire de soi, de cette condition présente – à différer et créer du nouveau. Cet enfermement dans un présent placé sous le signe de la bêtise et de la méchanceté, est, dirait Deleuze, une fabrique de « damnés ».

Le fascisme, c’est la punition que les damnés du présent s’infligent à eux-mêmes.

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